L’unité d’école d’Ibn Arabî et de Rûmî Par Omar BENAISSA « On interrogea un jou

L’unité d’école d’Ibn Arabî et de Rûmî Par Omar BENAISSA « On interrogea un jour Mu’ayyad al-Dîn Jandî1 : « Que disait le Shaykh Sadr al-Dîn (Qûnawî) au sujet de Rûmî ». Il répondit : « Par Allah, un jour, il était assis parmi ses amis intimes (khawâss-yârân), comme Shams al-Dîn Ikî, Fakhr al-Dîn Irâqî, Sharaf al-Dîn Mowsilî et le shaykh Sa’îd Farghânî et d’autres. La question surgit au sujet de la vie et du secret spirituel (sîrat o sarîrat) de Mowlânâ. Le Shaykh dit alors : « Si Bayazid et Junayd étaient de ce monde, ils se seraient accrochés aux pans de la robe de cet Homme authentique (mard-e mardâne), et auraient considéré cela comme un grand privilège. C’est lui qui fut le maître de la pauvreté (mystique) muhammadienne. Quant à nous, nous nous contentons de goûter les restes de son banquet, sans invitation, en parasites. » Tous les compagnons furent d’accord avec ces paroles et y applaudirent. Puis le shaykh Mu’ayyad al-Dîn ajouta : « Moi aussi, je fais partie de ceux qui se sentent indigents devant ce Roi (niyâz mandân-e în soltânam) ». Il improvisa alors ce vers : Law kâna fînâ li-l-ulûhati souratun Hiya anta lâ uknî wa lâ ataraddadu (S’il se trouvait parmi nous une forme de la divinité Ce serait toi, sans hésitation, ni excès de langage !)2 » (Fin de citation) 1 Jandî est le disciple principal de Qûnawî et est l’auteur du premier commentaire complet des Fusûs al-Hikam, travail approuvé par Qûnawî, qui fut disciple direct d’Ibn Arabî. 2 Jâmî, Abd al-Rahmân, Nafahât ol-Uns min hazarât al-quds, nouvelle édition avec introduction et notes de Mahmud Abedi, Téhéran, 1373, Notice numéro 495, pages 461-465, intitulée : « Mowlânâ Jalâl al-Dîn Muhammad al-Balkhî al-Rûmî, Qaddasa Allah sirrah ». 1 Cette conversation a sans doute eu lieu dans les premiers mois qui ont suivi la mort de Mowlânâ Rûmî. Le Shaykh Sadr al-Dîn ne lui survivra que de huit mois. Ce jugement sur Rûmî émis par Sadr al-Dîn Qûnawî, principal disciple d’Ibn Arabî, témoigne du grand respect et de la grande vénération que les disciples du Shaykh al-Akbar avaient pour Mowlâna. Il confirme la grande amitié qui liait Qûnawî et Rûmî. Dès L’origine, si on veut dire, Ibn ‘Arabî et Rûmî ont quelque chose de commun : ils ont quitté leurs patries, leurs terres de naissance respectives et sont venus chercher refuge au centre du monde musulman. L’un est venu d’Occident, de l’Andalousie. L’autre est venu d’Orient, de Balkh, un autre extrême de l’islam. L’un est un Arabe s’exprimant dans la langue du Coran, l’autre a considérablement enrichi la langue persane. Les deux hommes ont opéré un repli stratégique, en venant dispenser et assurer la survie de leur enseignement dans une terre qu’ils pressentaient destinée à échapper aux invasions, aux attaques que subit alors de part et d’autre la terre d’islam. Autre point de convergence : une fois arrivés en terre Seldjoukide, les deux hommes vont s’y acclimater sans difficulté, en ce qui concerne leur mission mystique. Ils sont aidés en cela par des rencontres décisives avec des hommes du terroir. Des hommes préparés par la Providence à les accueillir et à les soutenir dans leur mission3. 3 Pour Ibn Arabî, consulter notamment sa biographie par Claude Addas, Ibn Arabî ou la quête du soufre rouge, Gallimard, Paris, 1989. Pour Rûmî, voir l’ouvrage d’Annemarie Schimmel signalé en note 8. 2 Ibn Arabî est de la génération qui précède celle de Rûmî. Ce dernier est le contemporain et l’ami du principal disciple d’Ibn Arabî, Sadr al-Dîn Qûnawî. Ce dernier est chez lui en Anatolie. Il y est né prince seldjoukide, et son père Majd al-Dîn jouissait déjà d’une très grande renommée d’homme politique au service de la Cour à Malatya et du Califat à Bagdad. Une amitié solide se noue entre Majd al-Dîn et Ibn Arabî qui venait juste d’arriver en Orient, au début du 13ème siècle. Quand meurt Majd al-Dîn, sa veuve se remarie à Ibn Arabî, et ce dernier se retrouve en charge de l’éducation de son désormais beau-fils, Sadr al-Dîn, encore enfant. Il en fera son disciple le plus éminent. Ibn Arabî et Qûnawî, d’une part, et Shams al-Dîn Tabrîzî et Rûmî d’autre part, ont donc bel et bien été les instruments d’un mouvement de rassemblement des énergies, de réunification de l’âme musulmane. La synergie des deux écoles est à l’origine d’une puissante revivification salvatrice de la pensée musulmane. Elle a refondé la pensée musulmane sur des bases plus universelles, plus conformes à l’esprit du Coran. En préparant notre thèse sur les transmetteurs de l’enseignement d’Ibn Arabî en terre de langue persane, nous avions été amené à nous référer à ‘Abd al-Rahmân Jâmî, dont le jugement demeure une référence et sur certains points un critère. Jâmî est en effet un grand littérateur qui clôt la succession ininterrompue des commentateurs persans de l’œuvre Ibn-arabienne. Il est lui-même un maître soufi, et aussi un adepte et un militant de la propagation de l’œuvre d’Ibn Arabî. Grand commentateur de ce dernier, il fut surnommé de son 3 vivant « al-Wujûdî4 », « l’existentialiste », c'est-à-dire le partisan de la doctrine de l’unité de l’être qui résume l’enseignement du grand maître. Il clôt enfin une période qui précède la proclamation du chiisme comme religion officielle de l’Iran, au début du 16ème siècle. Il se situe par conséquent à une période charnière de l’histoire littéraire de l’Iran. Jâmî demeure un auteur encore hautement estimé en Iran, en tant que poète éminent et aussi en tant que le rédacteur des Nafahât ol-Uns, dictionnaire biographique en persan, des saints de l’islam, rédigé et envisagé comme une mise à jour de la situation hagiographique de son temps. C’est donc en tant que synthèse écrite deux siècles après la disparition de Rûmî par un partisan de la doctrine de l’unité de l’être (wahdat al-wujûd) que cette notice des Nafahât nous intéresse. Le sérieux de l’entreprise de Jâmî se trouve confirmé par le fait que de son vivant déjà, alors même qu’il composait son ouvrage, des pressions5 se faisaient sur lui pour qu’il n’oublie pas d’évoquer tel autre grand homme dans son projet. On pressentait que ce livre était destiné à un grand avenir, qu’il allait jouir d’une autorité enviée, et que par conséquent y figurer était en soi une promesse de consécration, de ‘‘canonisation’’ hagiographique. On l’a dit, ce sont les disciples qui font les saints, mais avec Jâmî, on peut affirmer que c’est l’écrivain doué qui les fait en leur réservant une place dans son livre. Certes la vie et l’œuvre de Rûmî parlent pour lui et témoignent de sa sainteté, sans parler de la confirmation sans cesse renouvelée de cette sainteté par des générations successives d’autres saints reconnus comme tels. 4 Nezâmî-e Bâkharzî, ‘Abdu-l-Wâse’, Maqâmât-e Jâmî, édition, introduction et notes de Najîb- Mâyel Heravî, Nashr-e Ney, Téhéran, 1371. pour le surnom voir page 159. 5 Maqâmât-e Jâmî, page 195. 4 A l’époque de Jâmî, Rûmî est déjà un grand saint de l’islam. Sa réputation n’avait pas besoin de Jâmî, et ce dernier en avait parfaitement conscience. Il avait une vénération pour Rûmî et s’en est beaucoup inspiré pour composer sa propre œuvre poétique. Fait curieux, dans la notice qu’il rédige sur Rûmî, Jâmî ne fait pas mention du Mathnavî-e ma’navî ni du Divân-e kabîr. Sans doute, a-t-il jugé que ces deux livres sont trop connus pour avoir besoin d’être cités. La production littéraire est connue, mais la sainteté de l’homme n’est pas fondée que par l’œuvre poétique. C’est toute la vie et toutes les œuvres qu’il faut prendre en considération. Jâmî procède différemment selon les cas. Par exemple, il consacre des notices à des personnages dont la sainteté est basée sur la seule foi d’une mention par un autre grand saint. Cette sanctification par l’évocation par un grand maître est illustrée par les saints maghrébins comme Abou Madyan ou Ibn al-Arîf. Ce sont des maîtres andalou-maghrébins dont la renommée ne serait sans doute pas parvenue aux confins de l’Afghanistan et à la connaissance de Jâmî, si. .. Ibn ‘Arabî n’en avait pas fait grand cas dans son œuvre. Et c’est chez ce dernier que Jâmî va puiser la matière des notices les concernant. Cette remarque s’applique aussi à un autre auteur iranien, qui doit largement son auréole à son évocation par Ibn Arabî dans les Futuhât, en l’occurrence Ruzbehân Baqlî Shîrâzî, dont Henry Corbin a fait connaître l’œuvre en français. Le lecteur qui chercherait des indications, - thème moderne -, sur les liens qui auraient pu rapprocher Ibn Arabî et Rûmî, sera déçu. Jâmî n’en a pas eu connaissance. Il n’en parle pas en tout cas. D’ailleurs se posait-il la question ? Je ne le pense pas. 5 Rûmî n’a semble-t-il pas eu le bonheur de rencontrer physiquement Ibn Arabî. Jâmî ne pense pas selon un modèle de causalité, qui voudrait que Rûmî, venu après, serait forcément sous influence d’Ibn ‘Arabî. Il ne cherche pas à suggérer cela, qui est une préoccupation moderne. Il prend Rûmî pour ce qu’il est uploads/Religion/ l-x27-unite-d-x27-ecole-d-x27-bn-arabi-et-de-rumi.pdf

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  • Publié le Fev 06, 2022
  • Catégorie Religion
  • Langue French
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