LA NOUVELLE THÉOLOGIE OU VA-T- ELLE ? Appendice de l’ouvrage la Synthèse Thomis

LA NOUVELLE THÉOLOGIE OU VA-T- ELLE ? Appendice de l’ouvrage la Synthèse Thomiste Du P. Garrigou-Lagrange, O.P. Dans un livre récent du P. Henri Bouillard, Conversion et grâce chez saint Thomas d’Aquin, 1944, p. 219, on lit : « Quand l’esprit évolue, une vérité immuable ne se maintient que grâce à une évolution simultanée et corrélative de toutes les notions, main- tenant entre elles un même rapport. Une théologie qui ne serait pas actuelle serait une théologie fausse1[1] ». Or dans les pages précédentes et les suivantes on montre que la théologie de saint Thomas en plusieurs parties importantes n’est plus actuelle. Par exemple saint Thomas a conçu la grâce sanctifiante comme une forme (principe radical d’opérations surnaturelles qui ont pour principe prochain les vertus infuses et les sept dons) : « Les notions utilisées par saint Thomas sont simplement des notions aristotéliciennes appliquées à la théologie » (Ibid., p. 213 sq.). Que s’en suit-il ? « En renonçant à la Physique aristotélicienne, la pensée moderne a abandonné les notions, les schèmes, les oppositions dialectiques qui n’avaient de sens qu’en fonction d’elle » (p. 224). Elle a donc abandonné la notion de forme. Comment le lecteur évitera-t-il de conclure : la théologie de saint Thomas n’étant plus actuelle, est une théologie fausse. Mais alors comment les Papes nous ont-ils si souvent recommandé de suivre la doctrine de saint Thomas ? Comment l’Église dit-elle dans son Code de droit canonique, can. 1366, n. 2 : « Philosophiae rationalis ac theologiae studia et alumnorum in his disciplinis institutionem professores omnino pertractent ad Angelici Doctoris rationem, doctrinam, et principia, eaque sancte teneant ». De plus comment « une vérité immuable » peut-elle se maintenir, si les deux notions qu’elle réunit par le verbe être, sont essentiellement changeantes ? Un rapport immuable ne se conçoit que s’il y a quelque chose d’immuable dans les deux termes qu’il unit. Autrement, autant dire qu’un crampon de fer peut immobiliser les flots de la mer. 1[1] C’est nous qui soulignons. Sans doute les deux notions qui sont unies dans une affirmation immuable sont d’abord confuses puis distinctes, telles les notions de nature, de personne, de substance, d’accident, de transsubstantiation, de présence réelle, de péché, de péché originel, de grâce, etc. Mais si dans ce qu’elles ont de fondamental ces notions ne sont pas immuables, comment l’affirmation qui les unit par le verbe être serait-elle immuable ? Comment maintenir que la présence réelle de la substance du Corps du Christ dans l’Eucharistie requiert la transsubstantiation, si ces notions sont essentiellement changeantes ? Comment maintenir que le péché originel en nous dépend d’une faute volontaire du premier homme, si la notion de péché originel est essentiellement instable ? Comment maintenir que le jugement particulier après la mort est irrévocable pour l’éternité, si ces notions sont appelées à changer ? Et comment enfin maintenir que toutes ces propositions sont immuablement vraies, si la notion même de vérité doit changer, et s’il faut substituer à la définition traditionnelle de la vérité (la conformité du jugement au réel extramental et à ses lois immuables) celle proposée ces dernières années par la philosophie de l’action : la conformité du jugement avec les exigences de l’action ou de la vie humaine qui évolue toujours ? 1° Les formules dogmatiques elles-mêmes gardent-elles leur immutabilité ? Le P. H. Bouillard, op. cit., p. 221, répond : l’affirmation qui s’exprime en elles demeure. Mais il ajoute, ibid. : « On se demandera peut-être s’il est encore possible de considérer comme contingentes les notions impliquées dans les définitions conciliaires ? Ne serait-ce pas compromettre le caractère irréformable de ces définitions ? Le Concile de Trente, sess. 6, cap. 7, can. 10, par exemple, a employé, dans son enseignement sur la justification la notion de cause formelle. N’a-t-il pas, par le fait même consacré cet emploi et conféré à la notion de grâce-forme un caractère définitif ? Nullement. Il n’était certainement pas dans l’intention du Concile de canoniser une notion aristotélicienne, ni même une notion théologique conçue sous l’influence d’Aristote. Il voulait simplement affirmer, contre les protestants, que la justification est une rénovation intérieure... Il a utilisé à cette fin des notions communes dans la théologie du temps. Mais on peut leur en substituer d’autres, sans modifier le sens de son enseignement ». (C’est nous qui soulignons.) Sans doute le Concile n’a pas canonisé la notion aristotélicienne de forme avec toutes ses relations aux autres notions du système aristotélicien. Mais il l’a approuvée comme une notion humaine stable, au sens où nous parlons tous de ce qui constitue formellement une chose (ici la justification)2[2]. En ce sens il parle de la grâce sanctifiante distincte de la grâce actuelle, en disant qu’elle est un don surnaturel, infus, qui inhère dans l’âme et par lequel l’homme est formellement justifié (cf. Denzinger, 799, 821). Si les Conciles définissent la foi, l’espérance, la charité comme des vertus infuses permanentes, leur 2[2] Nous avons expliqué cela plus longuement dans le Sens commun, la philosophie de l’être et les formules dogmatiques, 4e éd. 1936, p. 362 ss. principe radical (la grâce habituelle ou sanctifiante) doit être aussi un don infus permanent, et par suite distincte de la grâce actuelle ou d’une motion divine transitoire. Mais comment peut-on maintenir le sens de cet enseignement du Concile de Trente « la grâce sanctifiante est la cause formelle de la justification », si « l’on substitue une autre notion à celle de cause formelle » ? Je ne dis pas « si l’on substitue un équivalent verbal », je dis avec le P. H. Bouillard « si l’on substitue une autre notion ». Si elle est autre, ce n’est plus celle de cause formelle : Alors il n’est plus vrai de dire avec le Concile : « la grâce sanctifiante est la cause formelle de la justification ». Il faut se contenter de dire : la grâce a été conçue à l’époque du Concile de Trente comme la cause formelle de la justification, mais aujourd’hui il faut la concevoir autrement, cette conception passée n’est plus actuelle et donc elle n’est plus vraie, car une doctrine qui n’est plus actuelle, a-t-il été dit, est une doctrine fausse3[3]. On répondra : on peut substituer à la notion de cause formelle, une autre notion équivalente. Ici on se paie de mots (en insistant d’abord sur une autre et ensuite sur équivalente), d’autant qu’il ne s’agit pas seulement d’équivalence verbale, puisque c’est une autre notion. Que devient la notion même de vérité ?4[4] Alors la question très grave revient toujours : la proposition conciliaire est-elle maintenue comme vraie per conformitatem cum ente extramentali et legibus ejus 3[3] Du reste il est défini que les vertus infuses (surtout les vertus théologales), qui dérivent de la grâce habituelle, sont des qualités, principes permanents d’opérations surnaturelles et méritoires ; il faut donc que la grâce habituelle ou sanctifiante (par laquelle nous sommes en état de grâce), dont ces vertus procèdent comme de leur racine, soit elle-même une qualité infuse permanente et non pas une motion comme la grâce actuelle. Or c’est bien avant saint Thomas qu’on a conçu la foi, l’espérance et la charité comme des vertus infuses. Quoi de plus clair ? Pourquoi perdre son temps sous prétexte de faire avancer les questions, à mettre en doute les vérités les plus certaines et fondamentales ? C’est un indice du désarroi intellectuel de notre temps. 4[4] M. MAURICE BLONDEL, nous l’avons vu, écrivait dans les Annales de Philosophie chrétienne, 15 juin 1906, p. 235 : « A l’abstraite et chimérique adaequatio rei et intellectus se substitue la recherche méthodique de ce droit, l’adaequatio realis mentis et vitae ». Ce n’est pas sans une grande responsabilité qu’on appelle chimérique la définition traditionnelle de la vérité admise depuis des siècles dans l’Église, et qu’on parle de lui en substituer une autre, dans tous les domaines, y compris celui de la foi théologale. Est-ce que les derniers ouvrages de M. Blondel corrigent cette déviation ? Nous avons vu qu’on ne peut l’affirmer. Il dit encore l’Être et les êtres, 1935, p. 415 : « Aucune évidence intellectuelle même celle des principes absolus de soi et possédant une nécessaire valeur ontologique, ne s’impose à nous avec une certitude spontanément et infailliblement contraignante ». Pour admettre la valeur ontologique de ces principes, il faut une option libre. Avant cette option leur valeur ontologique n’est donc que probable. Mais il faut les admettre selon des exigences de l’action secundum conformitatem mentis et vitae. Il ne peut en être autrement si l’on substitue à la philosophie de l’être ou ontologie, la philosophie de l’action. Alors la vérité est définie en fonction non plus de l’être, mais de l’action. Tout est changé. Une erreur sur la notion première de vérité entraîne une erreur sur tout le reste. Voir aussi dans La Pensée de M. Blondel (1934), t. I, p. 39, 130-136, 347, 355 ; t. II, p. 65 ss, op, 96-196. immutabilibus, an per conformitatem cum exigentiis vitae humanae quae semper evolvitur ? uploads/Religion/ la-nouvelle-theologie-ou-va-garrigou-lagrange-reginald.pdf

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  • Publié le Jui 01, 2022
  • Catégorie Religion
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