Terrain 50 (2008) Le Diable ...................................................

Terrain 50 (2008) Le Diable ................................................................................................................................................................................................................................................................................................ Thérèse Bouysse-Cassagne Le Diable en son royaume Évangélisation et images du Diable dans les Andes ................................................................................................................................................................................................................................................................................................ Avertissement Le contenu de ce site relève de la législation française sur la propriété intellectuelle et est la propriété exclusive de l'éditeur. 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Référence électronique Thérèse Bouysse-Cassagne, « Le Diable en son royaume », Terrain [En ligne], 50 | 2008, mis en ligne le 15 mars 2012, 06 janvier 2013. URL : http://terrain.revues.org/9213 ; DOI : 10.4000/terrain.9213 Éditeur : Ministère de la culture / Maison des sciences de l’homme http://terrain.revues.org http://www.revues.org Document accessible en ligne sur : http://terrain.revues.org/9213 Ce document est le fac-similé de l'édition papier. Propriété intellectuelle 124 le diable Enfer de Caquiaviri. Jugement dernier, anonyme, 1739. (église de Caquiaviri, La Paz, Bolivie, extrait de El Barroco peruano, Banco de crédito del Perú, Lima, 2002, dr) Le Diable en son royaume Évangélisation et images du Diable dans les Andes Thérèse Bouysse-Cassagne cnrs, Centre de recherche et de documentation sur l’Amérique latine, Paris therese.bouysse.cassagne@gmail.com Pour comprendre comment les curés en charge des Indiens parvinrent à introduire les images du Diable et de l’Enfer dans les Andes, il faut tenir compte de la complexité de leur démarche, qui consistait à diaboliser les cultes autochtones tout en faisant accepter la légitimité du Diable chrétien. Par ailleurs, il convient de ne pas perdre de vue que les Andins, contraints d’embrasser la religion catholique, sans pour autant parvenir à renier la totalité de leurs croyances, se trouvaient face à une injonction paradoxale. Les proces- sus créatifs et évolutifs qu’engendrèrent ces deux points de vue s’insèrent, bien entendu, dans les divers contextes où se déploient les « arts de la mémoire » des deux parties en présence, qui conditionnent leur capacité de rencontre et d’adaptation, ainsi que leur faculté à produire des images nouvelles. Dès le début de l’évangélisation, on ordonna aux peintres de représenter les images des fins dernières, auxquelles l’Église attribuait des pouvoirs didactiques : « Que dans chaque église il y ait un Jugement dernier peint, et que l’on montre la venue du Seigneur lors du Jugement, le Ciel et les Mondes ainsi que les peines de l’Enfer. » Dès lors, de nombreuses fresques furent-elles peintes, dont certaines couvrent de manière spectaculaire toute la nef d’une église1. Dans l’optique de l’évangélisa- tion, en effet, l’écriture chrétienne de l’histoire andine était inséparable de l’eschatologie, et les quatre novisimos (mort, Jugement, Enfer, Paradis) allaient devenir la pierre angulaire de la pastorale missionnaire. Le grand extir- pateur d’idolâtries Francisco de Ávila (1648) ne cachait d’ailleurs pas ses intentions lorsqu’il affirmait dans un sermon qu’à la fin des temps seraient détruits les astres vénérés par les Indiens et les oiseaux au plumage coloré associés aux vêtements incas. 1. Ces ensembles se trouvent à Carabuco (1684) et à Caquiaviri (1739) dans le départe- ment de La Paz (Bolivie), à Huaro (1804) dans le département de Cusco (Pérou) ; il existe un Enfer et un Jugement dernier à Collana (dépar- tement de La Paz), un Purgatoire et un Enfer à Sorocachi (Oruro), un Jugement dernier qui inclut une peinture de l’Enfer à Curahuara de Carangas (Oruro, 1608), un Jugement dernier à San Lorenzo de Potosi (1708). Terrain 50 | mars 2008, pp. 124-139 126 le diable Une réinterprétation de l’histoire américaine Le sermonnaire du catéchisme du troisième concile de Lima (1584-1585) enseignait tous les signes de la fin du monde qui figurent dans l’évangile de saint Matthieu : prêche de l’Évangile à toutes les nations, signes dans le ciel, la mer et sur la terre, guerres, famine, morts, apparitions de l’Antéchrist. Et c’est pour cette raison, sans doute, qu’une adoration de l’Antéchrist figure dans l’une des églises les plus importantes de l’Altiplano bolivien à Caquiaviri (1739), pour cette raison aussi que lors d’une extirpation d’idolâtrie à Conchucos en 1656, dans le Pérou central, un des villageois mis en cause par l’extirpateur répondit spontanément que Guari, géant barbu, dieu créateur et héros culturel fon- dateur des groupes de parenté (ayllu), vivant sous terre, était en réalité l’Antéchrist (Duviols 1986 : 163). Les images de l’Antéchrist, sans doute parce qu’elles avaient – tout autant pour les évangélisateurs que pour la société andine, en crise – une fonctionnalité immédiate, furent plus rapidement adoptées que d’autres. Mais cette acculturation ne touchait qu’à la forme, et il ne s’agissait en aucun cas d’un processus mettant en péril l’ensemble des logiques indigènes. Pour les Espagnols, les vieilles images nées avec les frères mineurs envoyés chez les Tatars, développées au xiiie siècle par Roger Bacon, le prophète de l’Antéchrist de Mongolie, qui portaient l’empreinte de lointains enfers asiatiques et concordaient avec les prophéties de la Sibylle, de Merlin, de Joachim de Flore, renaissaient en Amérique. La fable milléna- riste se propageait en même temps que celle de l’utopie d’une évangélisation primitive construite à partir d’autres figures orientales, celles de saint Thomas et de saint Barthélemy (Bouysse-Cassagne 1998 : 162). À vrai dire, l’Antéchrist avait toujours habité sur le sol espagnol, et malgré l’interdiction – faite par la bulle Supernae majestatis (1215) et réaffirmée sous le pape Léon X par le cinquième concile de Latran (1512-1517) – d’annoncer la venue de l’Antéchrist et le Jugement dernier, en Espagne comme en Amérique, les sermons cultivèrent les images apocalyptiques et ne se privèrent pas d’exploiter un genre aux effets faciles. On ne dédaigna d’ailleurs pas, le cas échéant, de mettre cette eschatologie au service de l’exploitation économique. Aussi peut-on lire sur le tableau de l’Enfer de Caquiaviri que « les démons découvriront à l’Antéchrist tout l’or et l’argent qui seront cachés sous terre depuis le commencement du monde, soit en mer, soit dans les entrailles de la terre, et il deviendra plus puissant que tous les rois des temps passés ». De cette façon, les diablotins des vieilles traditions des mines de Saxe, qui apparaissaient aux mineurs pour leur indiquer le minerai, allaient-ils, sous la houlette de l’Antéchrist, reprendre du service dans celles des Andes et y être adoptés. Quelques-uns de ces personnages facétieux peuplent encore les galeries de certaines mines péruviennes (Salazar Soler 1992). En définitive, l’assimilation de l’Antéchrist ou des diablotins des mines ne parviendra qu’à renforcer la logique symbolique des Andins, qui trouveront, dans ce cas comme dans d’autres, un nouveau moyen de s’affirmer. Enfer de Caquiaviri. La Muerte con inclusión de elementos idolàtricos e indígenas, anonyme, 1739. (église de Caquiaviri, La Paz, Bolivie, extrait de El Barroco peruano, op. cit., dr) Le Diable en son royaume 127 La diabolisation du culte des morts Le catéchisme liménien donnait, bien entendu, l’âge de la Terre, l’évaluant à quelque 5 000 ou 6 000 ans, et déterminant de même une date pour la fin du monde. C’est sans doute parce qu’ils divisaient le temps en cycles s’achevant par des bouleversements cosmiques (pachacuti) que les Indiens n’eurent pas de difficulté à assimiler l’idée du jugement universel. À tel point que le mot « juicio »2 remplit aujourd’hui encore un rôle de marqueur entre deux tem- poralités, tout en conservant une partie des fonctions dévolues au monde sens dessus dessous du pachacuti de jadis (Harris 1983 : 96). Toutefois, le culte des morts tel que les Andins le pratiquaient mettait expressément en doute le dogme fondamental de la résurrec- tion, puisqu’ils pensaient – et pensent encore dans une certaine mesure – que les âmes des disparus devaient être continuellement nourries – les vivants recevant des richesses en échange des soins qu’ils leur prodiguaient. Il y a là une sorte de seuil qui ne permettait pas d’intégrer le message chrétien3. Cette impossibilité à nier une tradition liée au culte des morts, à comprendre et à intégrer le message chrétien qui la récusait, démontre à quel point le syncrétisme est difficile à mettre en œuvre, étant nécessairement fondé sur une réfutation partielle de la tradition et une adoption tout aussi partielle de la nouveauté (Babadzan 1985 : 117). Pour les Indiens du quart sud de l’Em- pire inca (Kollasuyu), les âmes des morts qui enduraient des peines de froid, de faim et de feu rejoignaient le volcan Coropuna, qui domine la côte du Pacifique au nord d’Arequipa, et le lac Titicaca (désigné sous le nom de Puquina Pampa), ou bien erraient parmi les vivants. Les ancêtres morts (malqui) faisaient l’objet de cultes liés à la germination et à la fécondité de la terre et des mines (Bouysse-Cassagne 1998 : 69-111). Le temps calendaire, avec l’alternance de la saison des uploads/Religion/ le-diable-en-son-royaume.pdf

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  • Publié le Jul 22, 2022
  • Catégorie Religion
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