IX. Les Théories Esthétiques propres à saint Thomas Saint Thomas d'Aquin est mo
IX. Les Théories Esthétiques propres à saint Thomas Saint Thomas d'Aquin est mort à l'âge de quarante-huit ans, dans tout l'éclat d'une carrière d'enseignement et d'étude. A une époque de la vie où tant d'autres penseurs commencent à peine d'écrire, il laisse comme fruit de ses labeurs la matière d'une trentaine de volumes in-folio ; et l'on se demande avec étonnement ce qu'il faut admirer surtout chez ce prince de la science médiévale, ou sa fécondité prodigieuse ou la pénétration de ses géniales visions. Il va sans dire que la vaste synthèse philosophique et théo logique qui se développe si majestueuse sous la plume de saint Thomas, n'est pas la soudaine conquête d'une intelligence supérieure après un passé d'ignorance. La doctrine scolastique n'a pas jailli un jour du cerveau d'un homme de génie. C'est un organisme qu'on voit se développer dans une progression lente et paisible. Les générations de philosophes qui se succèdent depuis le ixe jusqu'à la fin du xne siècle apportent toutes leur contingent d'idées, et posent une à une les pierres de l'édifice qui, au xme siècle, se dresse dans toute son ampleur }). La scolastique n'est pas seulement redevable de sa gloire à ses premiers pionniers, elle est encore tributaire de la philosophie grecque. C'est surtout dans XOrganon d'Aristote que le moyen âge apprend peu à peu à réfléchir et à raisonner, et l'on sait le respect reconnaissant de la scolastique toute entière pour le Stagyrite. ') Voir mon Histoire de la Philosophie scolastique dans les Pays-Bas et la Principauté de T/iège. (Louvain, Uystpruyst et Paris, Alcan 1895) p. xi et xn. LES THÉORIES ESTHÉTIQUES PROPRES A SAINT THOMAS. 189 II serait utile et intéressant de démêler dans la doctrine thomiste, ce qui d'une part constitue l'acquêt de son originalité, et ce qui d'autre part est un emprunt au passe. Sans compter que cette œuvre d'impartiale justice jetterait un jour nouveau sur la valeur scientifique d'une foule de personnalités philoso phiques, elle aurait pour résultat, pensons-nous, de magnifier la grande figure de saint Thomas devant l'histoire, et de fonder sa gloire sur des bases inébranlables. Nous en sommes con vaincus, on ne pourrait rendre au thomisme de plus eminent service que de le livrer tout entier au crible de la critique historique. Le jour où ce travail sera terminé, bien des préjugés tomberont, et l'on cessera de répéter le vieux thème sceptique que la doctrine scolastique est le décalque inintelligent du passé. Ce travail, pour être mené à bonne fin, exigerait de colos sales analyses ; mais saint Thomas lui-même y viendrait en aide. En effet, il a conscience de ce qu'il doit au passé, et il indique loyalement et minutieusement les sources où il puise. On peut dire qu'il professe pour la propriété scientifique un respect scrupuleux que ne connaît guère la philosophie moderne. Depuis Descartes, les philosophes raillent Aristote et les scolastiques, tout en subissant leur influence. La Bruyère les compare finement à des enfants qui, après s'être repus et fortifiés d'un bon lait, battent leurs nourrices. Loin de renier ses prédécess eurs, saint Thomas exalte leur savoir, et très souvent, comme nous aurons l'occasion de le dire, il leur cède la priorité d'une pensée dont lui-même pourrait revendiquer tout l'honneur. Nous avons, dans ces études, détaché de la synthèse thomiste quelques questions relatives au beau. Nous essaierons de montrer comment on les avait résolues avant saint Thomas et comment lui-même les a comprises. Cet exposé comparatif nous permettra de déterminer si le maître n'a fait que répéter les enseignements d'autrui, ou si, au 190 M. DE WULP. contraire, en donnant à sa doctrine un cachet de nouveauté, il a contribué au progrès des idées esthétiques. Les limites que nous nous imposerons feront de ce travail non un aperçu complet sur ce qu'il y a d'original dans l'Esthé tique de saint Thomas, mais une monographie consacrée à des problèmes spéciaux. Toutefois, avant de les aborder, il importe de faire quelques remarques préliminaires sur la manière dont saint Thomas étudie le beau. Avant Baumgarten et Lessing, on n'a guère étudié, dans des traités spéciaux aux cadres didactiques, les diverses questions que soulève une théorie intégrale du beau. A ce point de vue, qui est purement méthodique d'ailleurs, on peut dire que l'Esthétique médiévale est fragmentaire, tout comme l'Esthétique ancienne. Saint Thomas parle du beau incidemment, à propos d'autres matières ; son Esthétique est noyée dans sa Métaphysique et sa Psychologie. Cette remarque n'est pas sans importance. Elle explique notamment qu'on peut se méprendre sur sa pensée, si on s'attache à la lettre de quelque formule isolée!; pour dégager l'entière signification de son système esthétique, il faut se livrer à une étude comparative d'un grand nombre de textes, les compléter les uns par les autres et rapprocher les enseigne ments qui s'en dégagent des conclusions fondamentales de sa philosophie. Voici un autre procédé auquel saint Thomas recourt volont iers dans ses études esthétiques, et qui pourrait induire en erreur : il suit la voie de la commentation. Mais cet exposé de la doctrine d'autrui ne se perd pas dans de verbeuses et stériles exégèses. Rien n'est plus contraire au génie du xine siècle que ces allures des scolastiques de la décadence dont on a pu dire qu' « ils commentaient les commentaires LES THÉORIES ESTHÉTIQUES PROPRES A SAINT THOMAS. 191 des commentaires ». Saint Thomas n'est pas un mendiant d'idées et, sous ses commentaires, on sent vibrer la personnalité dans toute sa puissance. * * Quels sont les auteurs que saint Thomas étudie ? Les noms dont il se réclame de préférence quand il s'agit du beau sont ceux d'Aristote, de Cicéron, de saint Augustin, mais surtout de saint Denys l'Aréopagite. On sait de quelle influence et de quelle autorité jouissent pendant le moyen âge, les traités attribués au disciple de saint Paul1). Tous ceux qui se sont occupés d'esthétique ont fait leurs délices du traité des Noms divins — ou plutôt d'une seule page de ce traité. C'est à cette page que saint Thomas renvoie presque invariablement le lecteur. Aussi, avec quelle minutieuse attention il la commente, et cherche à pénétrer la pensée complète à travers le laconisme des mots — car la langue que parle saint Denys est concise et voilée. « quia plerwnque rationïbus efficacibus utitur (Dionysius) ad propositum osten- dendum, et multoties paucis verbis, vel etiam uno verbo eas implicat r> 2). Plusieurs questions esthétiques que saint Thomas traite avec une prédilection marquée se rattachent directement à ce passage de l'Aréopagite, et comme nous les avons choisies pour en faire la matière de cette étude, nous demanderons la permission de citer in extenso le texte qui les a inspirées. C'est le chap. IV, § 7 du traité des Noms divins : ') Ce sont : les traités de la Hiérarchie céleste, de la Hiérarchie ecclésia stique, des Noms divins, de la Théologie mystique et une série de lettres. Surtout la théologie et le mysticisme du moyen âge se sont largement inspi rés de ces écrits. — Cfr. Mgr Darboy, Œuvres de saint Denys l'Aréopagite, traduites du grec. (Nouvelle édit., Paris, 1892.) Introd. p. cxlviii. 2) In librwn Beati Dionysii de divinis nominibus commentaria. Prologus. — Edit. Vives. — Nous citons ce texte avec une réserve, car l'authenticité de cet opuscule est contestée. 192 M. DE AVULF. Après avoir établi que la bonté est le premier des attributs divins, et le principe de toutes choses (§ 1 à 4); après avoir montré que Dieu est la lumière intellectuelle et le soleil des esprits (§§ 5, 6) ; l'auteur, dans le langage mystique qu'il affectionne, décrit en ces termes la beauté divine [) : " Nos théologiens sacrés, en célébrant l'infiniment bon, disent encore qu'il est beau et la beauté même, qu'il est la dilection et le bien-aimé; et ils lui donnent tous les autres noms qui peuvent convenir à la beauté pleine de charmes et mère des choses gracieuses. Or, le beau et la beauté se confondent dans cette cause qui résume tout en sa puissante unité, et se distinguent, au contraire, chez le reste des êtres, en quelque chose qui reçoit et en quelque chose qui est reçu. Voilà pourquoi, dans le fini, nous nommons beau ce qui participe à la beauté, et nous nommons beauté ce vestige imprimé sur la créature par le principe qui fait toutes choses belles. Mais l'infini est appelé beauté, parce que tous les êtres, chacun à sa manière, empruntent de lui leur beauté ; parce qu'il crée en eux l'harmonie des proportions et le resplendissement 2), leur versant, comme un flot de lumière, les radieuses émanations de sa beauté originale et féconde ; parce qu'il appelle tout à lui (ce que les Grecs marquent bien en dérivant xa/ôç, beau, de xocXe'cu, j'appelle,) et qu'en sou sein il ressemble tout en tout. Et il est à la fois appelé beau, parce qu'il a une beauté absolue, suréminente et radicalement immuable, qui ne peut commencer ni finir, qui ne peut augmenter ni décroître; une beauté où nulle laideur uploads/Religion/ les-theories-esthetiques-propres-a-saint-thomas.pdf
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- Publié le Nov 06, 2021
- Catégorie Religion
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