© Michel Duquesnoy Chamanisme Pour le Rotary-Club de Tournai 1 Le chamanisme :

© Michel Duquesnoy Chamanisme Pour le Rotary-Club de Tournai 1 Le chamanisme : un dossier plein de charmes « Tout cela va bien t’amuser. Mastique-le à ton tour. » Don L.F.F., tapajtike nahua (Sierra Norte de Puebla, Mex.) Introduction Le sujet est complexe : il contient de nombreux pièges qui constituent souvent un vrai casse-tête pour l’anthropologue. Ses charmes n’en finissent pas de séduire un public averti ou non. Avec le chamanisme, nos catégories rationnelles occidentales s’exposent la plupart du temps à être sévèrement éprouvées. Nous récusons les tentatives de céder à un ésotérisme douteux ou cupide. Quelques axes généraux S’il déroute et s’il séduit, c’est que le chamanisme témoigne d’une flexibilité et d’une souplesse peu banales. Il sait se camoufler dans les idéologies communes, épouser leurs contours symboliques pour, en retour, s’en enrichir sans négliger de les faire évoluer. La structure mythologique du chamanisme lui confère une armature solide quand son aversion caractéristique pour les dogmes contribue à affiner l’élasticité essentielle à sa continuité. En prenant le risque de jouer sur la locution, nous dirions que le chamanisme se constitue, dans les sociétés ouvertes à sa pragmatique, un réseau d’agents de “reliaison” entre les niveaux visibles et invisibles du cursus cosmique : les chamanes. Ni prêtre, ni sorcier, ni médium, le chamane jongle pourtant avec chacune de ces fonctions, mais avec un tel raffinement que seule leur déliquescence au sein du phénomène explique que cet orfèvre de l’art magique apparaît également comme devin, médiateur, régulateur social et thérapeute. S’il est question de “reliaison”, il nous apparaît erroné d’envisager le chamanisme sous l’angle imprécis de la religion. Par contre – et pour se limiter à ce seul aspect –, nous insistons pour que le chamanisme soit au contraire considéré comme une expression de la religion collective d’un peuple ou d’une fraction à définir de la population (même urbaine, et cela dans le cas des néo-chamanismes.) En dehors de la chamanerie, le chamane est la plupart du temps, un individu ordinaire qui ne peut être accusé de s’enrichir par sa pratique. Il partage la vie des autres membres de son groupe : cultivateur au sein d’une communauté agraire ; chasseur parmi les chasseurs ; praticien à temps plein dans les zones urbaines.1 Toutefois, dans les communautés rurales tout au moins, un certain prestige l’entoure sans pour autant dissimuler un sentiment de gêne, voire de crainte. Qu’il fréquente les esprits est de notoriété publique. Or, puisque la notion même d’esprits occupe un lieu essentiel dans le chamanisme, ceux-ci n’en maculent pas moins, comme par contagion, ceux qui connaissent des contacts avec eux. Si la population ne les rencontre qu’occasionnellement et le plus fréquemment dans des circonstances dramatiques – du moins dans leurs conséquences –, le chamane semble établir des liens volontaires avec eux. Il 1 Il s’agit bien sûr d’affirmations générales. Certaines exceptions honorent sans conteste cette remarque. © Michel Duquesnoy Chamanisme Pour le Rotary-Club de Tournai 2 se sait différent d’eux mais il entend les maîtriser, les vaincre, les sabrer ou s’en faire des alliés de pouvoir. Un chamane nahua du Mexique nous confiait l’été dernier : « Nous ne sommes pas là pour vaincre le mal, mais pour le maîtriser ! » Cette affirmation, que viennent corroborer de nombreux témoignages à travers le monde, témoigne en faveur du caractère décidé et ferme de ces praticiens. « Si tu veux te battre, il faut que tu sois en bonne santé. Tu veilleras à avoir une alimentation d’athlète », ajoutait un autre informateur particulièrement redouté, semble-t-il, dans le monde des esprits comme dans la sphère villageoise. Nul apostolat dans le chamanisme ! Nul martyrologe ! Tous les chamanes se prétendent au service de leurs semblables sans autres fioritures. Ils arguent de dons surnaturels transmis par les ancêtres, par les esprits, par la divinité. Mais comme rien n’est commode dans le monde des esprits – simple réplique déformée de notre monde –, il vaut mieux apprendre à déjouer les malices et les tours de ces entités capricieuses. De même, il est préférable de se familiariser à la géographie de l’inframonde car rien n’assure que l’on ne puisse s’y perdre un jour. On apprend donc à devenir chamane : une initiation, souvent sous l’oeil averti d’un maître, s’impose. Rares sont les cas d’“auto-initiation” ! Ensuite, quand les épreuves de force dans le monde-autre s’avèrent concluantes, il faut affronter ses congénères. Le candidat apporte les preuves de son savoir-faire. De ne pas le faire épuiserait ses acquis et ses auxiliaires autant qu’il ne jouirait aucunement de l’assentiment social tellement nécessaire à l’exercice de son art. Nul n’est chamane pour lui seul : nul n’est chamane en dehors de sa société et de l’armature mythologique que celle-ci lui fournit. On notera dans la même foulée qu’un chamane estimé dangereux pour les siens compromet son rattachement au contexte communautaire dans lequel il évolue. Ecarté, il peut aussi être exécuté ! Universalité du chamanisme Qui pourra expliquer pourquoi un terme utilisé par 25 000 Toungouses vivant dans un des endroits les plus difficiles de la planète connaît un tel succès dans le langage savant d’abord, dans le langage courant ensuite ? 2 L’extraordinaire étendue géographique du chamanisme n’étonne plus. De fait, seule l’Europe occidentale – à l’exception du Nord – et toute l’Afrique – à l’exception de sa pointe méridionale – semblent s’y être montrées hermétiques. Les élaborations spirituelles d’un postmodernisme moribond en Occident ont ouvert des portes à des variations chamaniques allogènes. On trouve des chamanes en Inde, au Tibet, en Amazonie, dans les Rocheuses, dans le Kamtchatka, dans les sierras méso-américaines, dans les glaces arctiques, dans les îles idylliques du Pacifique, dans le Cône sud-américain et dans les Andes, en Corée, au Japon , etc. Ici, il est le « soigneur », là, « celui- qui-sait », là encore, « l’homme-rêve » ou « celui-qui-vole-comme-une-flèche » ou l’ « homme-poison », là enfin, « celui-qui-tremble ». Bref, il est le spirit boss comme se plaisent à le dénommer de manière éloquente les Inuit. Rien 2 Le terme « chamane » est transculturel. Il vient de la langue des Toungouses Evenk de la Sibérie orientale Son étymologie dénote l’action des bonds et de la danse (par la racine / sham - / xam) et celle du savoir (par la racine / sha - / xa). © Michel Duquesnoy Chamanisme Pour le Rotary-Club de Tournai 3 n’autorise à voir des chamanes partout, mais tout invite à appliquer le terme transculturel à ce type particulier-là de « commandeur des esprits ». Qu’est-ce qu’un chamane ? Le chamane apparaît comme un magicien en ce qu’il est censé agir comme provocateur ou guérisseur de maladies, comme contrôleur des conditions climatiques, comme localisateur du gibier ou des objets perdus, comme agent influent de la fécondité du vivant, ou que sais-je encore ? Il assume donc un rôle de manipulation des données concrètes, via une gamme symbolique plus ou moins étendue. Nous voudrions insister sur le fait que le terme « manipulation » ne voisine pas avec imposture. Il souligne plutôt une mise en oeuvre légitimante d’un rôle prescrit pour un ensemble donné de fonctions. Les pouvoirs l’autorisent à agir symboliquement sur le réel pour en modifier le cours ou l’impact. Toutefois, c’est généralement par une manoeuvre non aléatoire des facteurs surnaturels qu’il est censé agir en ce monde-ci. Son action est importante : ce n’est ni un jeu, ni une faribole théâtrale . Au contraire, il imbrique un – ou des – élément(s) du réel dans le mythe et la cosmovision admis par le consensus communautaire. Le chamane se manifeste comme un être de pouvoir. Il est un acteur en ce sens qu’il joue un rôle important dans cet ensemble de contacts aléatoires qu’il est le seul à pouvoir interpréter. Acteur, il connaît son rôle dans les actes de régulation qui assurent l’équilibre au sein des tensions de divers ordres qui émaillent la vie des individus et des sociétés. Ainsi, nous pourrons postuler que le chamanisme recèle un ensemble de réponses idéales en temps de crise. Magique, il contraint à la manipulation. Technique, il apparaît pragmatique. Direct, il impose à ses spécialistes une vigilance constante. Dangereux, il invite à l’apprentissage et au consentement. Nécessaire, il se joue de l’attaque sorcière qu’il écarte ou qu’il induit. Et l’aspect thérapeutique si souvent avancé ? Il sourd dans chacun des aspects évoqués dans les brèves évoquées à l’instant. Le terrain du chamanisme, c’est la crise, le conflit, la maladie, le déséquilibre : qu’ils surgissent dans la sphère privée ou collective, familiale ou sociétale, la vertu intrinsèque du chamanisme apparaît comme une entreprise idéologique et thérapeutique tant au niveau individuel que public. Eliade et les clichés sur le chamanisme Il est notable que, dans la première moitié de notre siècle, les diverses écoles européennes s’étaient montrées peu loquaces sur le phénomène. Les travaux de Mesdames Lot-Falck et Bouteiller ne suscitèrent pas l’émoi que provoqua la publication, en 1951, du fameux Le chamanisme et les techniques archaïques de l’extase par Mircea Eliade3. Le goût pour le mysticisme uploads/Religion/ michel-duquesnoy-chamanisme-un-dossier-plein-de-charmes.pdf

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  • Publié le Mar 30, 2022
  • Catégorie Religion
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