Revue Philosophique de Louvain La critique de la religion par Marx Trân-vàn-Toà

Revue Philosophique de Louvain La critique de la religion par Marx Trân-vàn-Toàn Citer ce document / Cite this document : Trân-vàn-Toàn . La critique de la religion par Marx. In: Revue Philosophique de Louvain. Troisième série, tome 68, n°97, 1970. pp. 55-78; doi : https://doi.org/10.3406/phlou.1970.5533 https://www.persee.fr/doc/phlou_0035-3841_1970_num_68_97_5533 Fichier pdf généré le 25/04/2018 La critique de la religion par Marx L'œuvre de Marx peut être considérée comme une vaste critique. En effet, ses écrits, présentés pour la plupart comme des critiques, en contiennent effectivement qui s'étendent à des domaines fort variés. Toutefois toutes ses critiques n'ont pas la même portée, car on ne peut pas s'occuper de tout avec la même attention et la même compétence. Mais il y a plus. Marx faisait partie du mouvement jeune-hégélien et n'était pas sans garder dans ses écrits certains traits communs aux penseurs de ce mouvement. Or, comme Karl Lô- with l'a fait remarquer, les écrits de ces penseurs étaient, en général, des manifestes, des programmes, des thèses, des proclamations plutôt que des démonstrations rigoureuses (1). Si l'importance de la critique marxienne de la vie sociale et de l'économie politique n'est guère mise en doute, il n'en est pas de même en ce qui concerne la critique de la religion. On connaît la déclaration de Marx dans l'Introduction à la Critique de la philosophie du droit de Hegel, selon laquelle « la critique de la religion est la condition préliminaire de toute critique »(2). Cependant, contrairement à Hegel, à Feuerbach et à plusieurs autres hégéliens, Marx n'a réservé à la critique de la religion aucun livre. Dans ses nombreux écrits, il n'en parle qu'en passant. La plupart de ces passages sont assez courts et ne contiennent que de simples affirmations. Parmi les rares passages dépassant une page, certains ne font qu'orner ces affirmations d'une brillante rhétorique, comme, par exemple, le début de l'Introduction à la Critique de la philosophie du droit de Hegel, où l'on trouve la fameuse phrase que la religion est l'opium du peuple. La plupart des passages relatifs à la religion ne nous livrent que de maigres renseignements sur les fondements de l'attitude de Marx devant la religion. S'il est vrai que, (x) Cf. Karl Lôwrra, Von Hegel zu Nietzsche, Stuttgart, Kohlhammer, 1953, p. 79. (2) Marx-Engels, Sur la religion. Textes choisis, traduits et annotés par G. Badia, P. Bangk et E. Bottiobuj, Paris, Éd. Sociales, 1960, p. 41. MEGA (Marx-Engels Historisch-kritische Gesamtausgabe) 1/1/1, p. 607. 56 Trân vàn Toàn pour Marx, la critique de la religion est le fondement de toute critique, on doit constater que ce fondement n'a pas été édifié par Marx lui- même. Dès lors on peut se demander si la critique de la religion, faite par les autres et reprise par Marx, n'est pas un corps étranger dans son système de pensée prétendument matérialiste. Dans les pages qui suivent, nous nous proposons d'examiner deux textes relativement longs — les seuls, à notre connaissance — dans lesquels Marx expose d'une façon détaillée sa critique de la religion. Nous tâcherons de comprendre ces textes dans leur contexte historico-culturel, ce qui permettra d'en délimiter la portée effective. *** Pour mieux situer les textes à étudier, il est bon de se rappeler le cadre général de la pensée de Marx, ainsi que le contexte spécial dans lequel est insérée sa critique de la religion. Si l'on admet que la phénoménologie de la religion et la sociologie de la religion, comme disciplines scientifiques, sont de date récente, on comprend qu'il ne faut pas s'attendre à trouver chez Marx l'étude de l'expérience religieuse et des formes concrètes dans lesquelles apparaissent les religions. Fils de son temps, Marx a abordé la religion d'une façon philosophique et, pour être plus précis, avec la philosophie idéaliste. D'un autre côté, la praxis révolutionnaire préconisée par Marx n'est pas sans influencer sa façon de voir la religion. a) Le contexte idéaliste de la critique de la religion. Le jeune Marx a été fort influencé au point de vue intellectuel par son père, juif converti au protestantisme. Il en a hérité l'esprit libéral tant en matière politique qu'en matière religieuse. Comme Auguste Cornu l'a fait remarquer, « K. Marx apparaît détaché, comme son père, de toute croyance dogmatique et la philosophie rationaliste l'emporte chez lui sur la religion »(3), et cela dès l'époque de ses études secondaires à Trêves. Le protestantisme, religion de son entourage, en insistant sur l'engagement personnel du sujet oriente déjà l'esprit vers l'intériorité et la subjectivité. En réaction contre le catholicisme romain, le pro- (3) Auguste Cornu, Karl Marx et Friedrich Engels, Paris, P.U.F., 1955, tome I, p. 64. La critique de la religion far Marx 57 testantisme a évolué dans les directions que son fondateur n'avait ni prévues, ni voulues. En effet, face au catholicisme fort de son appareil administratif calqué sur les meilleures traditions juridiques romaines, le protestantisme préconise le retour à la vraie source : la Bible. Cependant il n'est pas seul à revendiquer pour lui la Bible : les catholiques prétendent eux aussi s'appuyer sur la Bible et, conscients de la tradition qu'ils représentent, veulent monopoliser l'interprétation des livres sacrés. Mettant en cause cette monopolisation, le protestantisme soutient que tout chrétien qui lit la Bible est éclairé par l'Esprit Saint. Et, comme chacun peut prétendre être inspiré dans ses lectures bibliques, cela aboutit à l'anarchie individualiste : chacun peut trouver dans la Bible ce qu'il veut y chercher. Ainsi chacun peut interpréter la Bible comme il l'entend et donner à la religion le contenu qu'il veut. De là à affirmer que c'est l'homme qui crée la religion, il n'y a qu'un pas à franchir et qui fut effectivement franchi. Si les catholiques posent l'objet de leur foi comme indépendant du sujet humain, certains protestants peuvent dire que ce qui paraît indépendant de l'homme, n'est en somme que l'œuvre de l'homme lui-même, ce qui conduit au postulat idéaliste : tout est réductible au sujet. La révolution copernicienne de Kant est déjà un pas vers l'idéalisme. Ce n'est pas par hasard que les théologiens catholiques, dans leur majorité, ont évité de réfléchir leur foi dans une philosophie idéaliste, car celle-ci leur semble moins respecter le donné de la révélation que ne le fait la philosophie réaliste. C'est dans cette atmosphère qu'il faut comprendre la problématique de la religion au sein du protestantisme tel que Marx l'a connu. Déjà avec Kant on a pu déceler la tendance qui consiste à évacuer du message chrétien tout ce qui est surnaturel, pour n'en retenir que l'aspect éthique. Si c'est l'homme qui donne à la religion son contenu, il faut considérer la religion comme l'expression de la conscience de soi de l'homme. Cependant dans la religion, la conscience se représente comme autre qu'elle-même. Il faut donc dépasser la religion dans la philosophie, transcrire les représentations religieuses en des concepts philosophiques. La théologie est une sorte d'anthropologie inconsciente : l'homme y parle de lui-même et de son œuvre, tout en croyant parler d'un être autre que lui-même. Ces idées, exposées par Hegel, sont reprises chez ses élèves. David F. Strauss reprend à Hegel la thèse que ce que la religion possède sur le plan de la représentation, la philosophie l'élève au plan 58 Trân vàn Toàn du concept. Etant donné que c'est l'homme qui donne à la religion son contenu, Strauss réduit la représentation religieuse à un mythe créé librement : l'homme-Dieu dont il est question dans le christianisme ne serait rien d'autre que l'humanité. Ludwig Feuerbach, à son tour, ne veut pas faire une critique destructive de la religion. Dans L'essence du Christianisme, il essaie de montrer comment l'homme se dépouille de ses propres qualités pour les mettre hors de lui-même en un être appelé Dieu, après avoir purifié ces qualités des limitations liées à l'individu. Dieu est donc l'essence de l'homme mais posée hors de l'homme, comme lui étant étrangère et hostile. L'anthropologie de Feuerbach consiste dans la récupération par l'homme de ses qualités aliénées en Dieu. Enfin, pour achever le tableau, il faut aussi citer Bruno Bauer que Marx a bien connu. Bauer s'est occupé des questions exégétiques les plus compliquées concernant la vie de Jésus. Il considère que Hegel était déjà un athée, puisque la religion n'était, pour ce grand philosophe, qu'un produit de l'Esprit, au même titre que l'art et la science. Fidèle à une certaine tendance idéaliste du protestantisme qui soutient qu'il n'y a rien dans la religion qui ne soit produit par l'homme, Bauer voit dans les Évangiles un mélange de pragmatisme théologique et de réflexion orientée d'avance dans une direction déterminée. Il ne reconnaît aux miracles aucune réalité. Aussi, en opposition à Feuerbach, Bauer s'efforce de prouver le caractère inhumain du christianisme : Dieu est la perte totale de l'homme (4). On constate aisément que ces auteurs ont parlé de la religion à l'intérieur du postulat idéaliste, à savoir que rien n'existe en dehors du sujet. Ils se dispensent donc de poser la question de l'existence de Dieu. Le refus d'examiner cette question est considéré comme allant de soi. Quand uploads/Religion/ phlou-0035-3841-1970-num-68-97-5533.pdf

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  • Publié le Mai 18, 2022
  • Catégorie Religion
  • Langue French
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