Revue de l’histoire des religions Numéro 4 (2005) Lieux de culte, lieux saints
Revue de l’histoire des religions Numéro 4 (2005) Lieux de culte, lieux saints dans le judaïsme, le christianisme et l'islam ................................................................................................................................................................................................................................................................................................ Michel Chodkiewicz Le paradoxe de la Ka’ba ................................................................................................................................................................................................................................................................................................ Avertissement Le contenu de ce site relève de la législation française sur la propriété intellectuelle et est la propriété exclusive de l'éditeur. 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Référence électronique Michel Chodkiewicz, « Le paradoxe de la Ka’ba », Revue de l’histoire des religions [En ligne], 4 | 2005, mis en ligne le 15 janvier 2010. URL : http://rhr.revues.org/4223 DOI : en cours d'attribution Éditeur : Armand Colin http://rhr.revues.org http://www.revues.org Document accessible en ligne sur : http://rhr.revues.org/4223 Ce document est le fac-similé de l'édition papier. T ous droits réservés Revue de l’histoire des religions, 222 - 4/2005, p. 435 à 461 MICHEL CHODKIEWICZ École des Hautes Études en Sciences sociales, Paris Le paradoxe de la Ka’ba Selon le Coran (2 : 115), « où que vous vous tourniez, là est la Face de Dieu ». La prière du croyant doit pourtant s’orienter vers un point d’espace déterminé par des coordonnées géographiques précises : 21° 27’ de latitude nord, 39° 43’ de longitude est. Et quand il accomplit le pèlerinage, il s’achemine obligatoirement vers ce même point. C’est dans l’œuvre d’Ibn Arabî – et plus particulièrement dans le récit de son arrivée à La Mecque en 1202 – qu’on cherchera une interprétation de ce paradoxe qui fait de la Ka’ba le « lieu du Sans-lieu ». The Paradox of the Ka’ba According to Koran (2 : 115), « wherever you look, there is the face of God ». However the faithful’s prayer must be directed towards a particular spatial point determined by precise geographical co-ordinates : latitude 21° 27’ north, longitude 39° 43’ east. And when he performs the pilgrimage he must proceed towards this very point. One has to refer to Ibn Arabi’s work, and more specifically to the relation of his arrival in Mecca in 1202 to look for an interpretation of this paradox making the Ka’ba the “Place of the Without-Place”. 436 MICHEL CHODKIEWICZ Ju’ilat lî al-ard masjidan1. Par ces mots le Prophète de l’islam énonce l’un des cinq privilèges que Dieu lui a octroyés : toute la terre lui a été donnée comme lieu d’adoration. Cette isotropie a une conséquence rituelle. « En quelque endroit que tu te trouves lorsque survient l’heure de la prière », dit-il à l’un de ses Compagnons, « c’est là que tu dois l’accomplir ». Aucun « temple » n’est donc apparemment nécessaire si par ce terme on entend, selon la définition classique du dictionnaire, « tout édifice public consacré au culte d’une divinité ». Or on constate paradoxalement qu’il existe pourtant en islam, dès le début, des édifices réservés à l’accomplissement de la prière des croyants : les mosquées – al-masâjid, pluriel de masjid que j’ai traduit par « lieu d’adoration ». Le mot apparaît avec cette signification une trentaine de fois dans le Coran où l’on trouve aussi avec le même sens bayt « maison ». Tel est le cas, par exemple, dans les versets célèbres de la sourate de la Lumière (24 : 36-37) où il est dit « Dans des maisons (buyût) que Dieu a permis d’édifier et où Son Nom est invoqué Le glorifient, matin et soir, des hommes que ni le négoce ni la vente ne distraient de l’invocation de Dieu, de la prière et de l’aumône »2. On observe d’autre part que certains lieux sont réputés impurs et que l’on ne peut s’y acquitter de l’obli- gation de la prière : l’enclos où sont enfermés les chameaux, les bains publics, les dépôts d’immondices, etc. Ce paradoxe n’est pas le seul. Fa aynamâ tuwallû fa thamma wajhu Llâh, « Où que vous vous tourniez, là est la Face de Dieu ». Ce verset (2 : 115) qui affirme catégoriquement une indétermination spatiale absolue semble contredit par d’autres passages coraniques (2 : 142-145) qui imposent à l’orant une orientation précise vers « la Mosquée sacrée » (al-masjid al-harâm) qui est bayt Allâh, domus Dei. Le verset cité est-il abrogé par ceux qui instituent la qibla ? C’est le point de vue de certains exégètes. D’autres jugent que ces données scripturaires, dont l’une énonce un principe tandis que les autres formulent des règles pratiques, ne sont pas inconciliables. 1. Muslim, masâjid, 3. 2. L’interprétation de buyût comme désignant les mosquées n’est pas la seule possible (elle peut, notamment, s’appliquer littéralement aux maisons des croyants), mais elle est privilégiée par les commentateurs. LE PARADOXE DE LA KA’BA 437 Pour les uns, le verset « Où que vous vous tourniez, là est la Face de Dieu » est applicable aux prières surérogatoires, pour lesquelles l’orientation rituelle n’est pas strictement obligatoire. Pour d’autres, ce verset a une conséquence légale beaucoup plus large. Il signifie que, lorsqu’il est impossible de déterminer la qibla, la prière accomplie dans n’importe quelle direction est valide3. Ces débats juridiques, cependant, n’épuisent pas un problème exégétique sur lequel je reviendrai. La « mosquée sacrée » et la Ka’ba qui en est le centre ont long- temps donné naissance, dans le monde chrétien, à d’extravagantes légendes. Pour les lecteurs de Pedro de Alfonso, de Jacques de Vitry, de Vincent de Beauvais – parmi beaucoup d’autres auteurs – la Ka’ba est le tombeau du Prophète. Le cercueil de ce dernier, grâce à des artifices ingénieux, reste suspendu en l’air sans support appa- rent, ce qui est bien propre à susciter l’émerveillement de païens superstitieux. Reconnaissons à Ramon Lull, mieux informé, le mérite d’avoir démenti cette histoire. Mais il reste lui aussi persuadé que la Ka’ba est le lieu ubi jacet corpus Machometi. D’une manière géné- rale Médine – où se trouve effectivement la tombe du Prophète – et La Mecque sont alors plus ou moins confondues. En 1187, après la bataille de Hattîn, Saladîn fera mettre à mort Renaud de Chatillon qui, avec le projet sacrilège de frapper l’islam en son cœur même, s’était aventuré dans le Hijâz. Sans même attendre les multiples images qui, aujourd’hui, permettent d’avoir une vue exacte des Lieux saints, les occidentaux ont toutefois eu à leur disposition depuis longtemps des descriptions moins fantaisistes. Celles des innombrables voyageurs musulmans ne sont souvent accessibles qu’aux spécialistes. Mais, explorateurs déguisés ou convertis, les visiteurs européens ont été nombreux à rapporter, de leur séjour, parfois périlleux, des informations précises 3. Cette dernière interprétation est celle que retient Ibn Arabî qui commente ce verset à maintes reprises (Futûhât Makkiyya, Bûlâq, 1329h., I, p. 104 ; III, p. 161, IV, p. 106…). Elle concerne aussi celui qui prie à l’intérieur de la Ka’ba (Bukhârî, hajj, 52 ; Futûhât Makkiyya, I, p. 406) : l’espace y recouvre pour lui son isotropie. 438 MICHEL CHODKIEWICZ sur les sites, les monuments, les pratiques qu’ils ont observées4. On sait donc que la Ka’ba est un bâtiment très approximativement cubi- que (15 mètres de haut, 12 et 10 mètres de côté), entièrement vide et qu’il est situé à 21° 27’ de latitude nord et à 39° 49’ de longitude est. Au prix de quelques retouches un planisphère assez répandu dans les pays musulmans fait apparaître ce point de l’espace comme le centre géométrique de la planète5. Nous savons aussi que, victime de la violence des hommes ou des éléments, la Ka’ba a été maintes fois réparée ou reconstruite. En 692, détenue par l’anti-calife Ibn al-Zubayr elle a été bombardée par ses adversaires et a dû être rebâtie sous sa forme originale qu’Ibn al-Zubayr avait modifiée conformément à une intention non suivie d’effet autrefois formulée par le Prophète. En 929, les Qarmates se sont emparés de la Pierre Noire, qu’ils ont conservée pendant vingt- deux ans. Des incendies se sont produits à plusieurs reprises. Les inondations ont été fréquentes et le sont encore. La Mosquée sacrée a été édifiée dans le cours d’un oued presque toujours à sec. Mais des pluies soudaines et brutales peuvent, en moins d’une heure, faire monter le niveau des eaux jusqu’à atteindre la hauteur de la porte de la Ka’ba, située pourtant à deux mètres du sol. Tout au long des siècles des pèlerins obstinés ont ainsi été conduits à accomplir à la nage les sept tournées rituelles comme en attestent aussi bien des récits anciens tels ceux rapportés par al-Fâkihî (ob. 885)6 que des témoignages récents. 4. Parmi les travaux récents relatifs à ces récits de voyage, signalons celui d’Abdel-Magid Turki, Récits de pèlerinage, Paris, 1979. uploads/Religion/ rhr-4223-4-le-paradoxe-de-la-ka-ba.pdf
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- Publié le Fev 22, 2022
- Catégorie Religion
- Langue French
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