Olivier DELOUIS Saint Benoît de Nursie à Byzance « D’une manière générale, on p
Olivier DELOUIS Saint Benoît de Nursie à Byzance « D’une manière générale, on peut dire que l’Orient donne, et que c’est l’Occident qui reçoit, du moins dans les domaines des idées et de l’idéal1 ». Cet axiome caractérise d’ordinaire les relations du monachisme occidental et du monachisme oriental de l’Antiquité tardive au haut Moyen Âge. D’un côté, la spiritualité et la tradition, de l’autre, l’imitation et la jeunesse. S’interroger sur ce que Byzance a connu du législateur monastique d’Occident par excel- lence, Benoît de Nursie (ca 480-547), c’est donc aller à contre-courant. La ques- tion n’est pour autant ni neuve ni forcément originale. Elle a par le passé surgi dans un cadre précis – disons-le dès maintenant, bénédictin – qu’on pourra questionner mais les réponses qui furent alors apportées demeurent large- ment valables2. Quant aux études sur le biographe de Benoît, le pape Grégoire le Grand (ca 540, 590-604), sur ses Dialogues et leur réception à Byzance, elles ont été poursuivies jusque si récemment qu’il serait diffi cille de vouloir y ajouter du neuf3. Les pages qui suivent n’ont donc guère de prétention à la 1. Jean LECLERCQ, « Les relations entre le monachisme oriental et le monachisme occidental dans le haut Moyen Âge », dans Le Millénaire du Mont Athos (963-1963), Chevetogne, 1963, vol. II, p. 49-80, ici p. 60. 2. Citons dès ici Julien LEROY, « Saint Benoît dans le monde byzantin », dans San Benedetto e l’Oriente christiano. Atti del Simposio tenuto nell’abbazia della Novalesa (19-23 Maggio 1980), dir. P. TAMBURRINO, Novalesa, 1981, p. 169-182, réimpr. dans Julien LEROY, Études sur le monachisme byzantin. Textes rassemblés et présentés par Olivier Delouis, Abbaye de Bellefontaine, 2007 (Spiritualité orientale, 85), p. 435-451 ; trad. italienne : J. LEROY, « S. Benedetto nel mondo bizantino », dans Schola Christi. 50 anni dell’Istituto monastico di Sant’Anselmo. Studi emblematici, éd. Maciej BIELAWSKI et Albert SCHMIDT, Rome, 2002 (Studia Anselmiana, 134), p. 511-526. Sur le même sujet, dépendant du pré- cédent : Ph. S. IOANNIDIS, « Η παρουσία του Οσίου Βενεδίκτου στο χώρο της Ανατολής », Επιστημονική Επετηρίδα Φιλοσοφικής Σχολής του Αριστοτελείου Πανεπιστημίου Θεσσαλονίκης, n. s., t. 2, 1991-1992, p. 227-268 (abrégé dans Fotios IOANNIDIS, « San Benedetto segno della comune esperienza spiri- tuale d’Oriente et d’Occidente », Βελλά – Επιστημονική Επετηρίδα, t. 2, 2003, p. 87-98). 3. Voir d’abord Gianpaolo RIGOTTI, « Gregorio il Dialogo nel mondo bizantino », dans L’Eredità spi- rituale di Gregorio Magno tra Occidente e Oriente. Atti del simposio internazionale « Gregorio Magno 604-2004 » (Roma 10-12 marzo 2004), dir. Guido Innocenzo GARGANO, Negarine, Il segno, 2005, p. 271-292, et les études citées infra. Interactions, emprunts, confrontations chez les religieux (Antiquité tardive - fi n du XIXe siècle), p. 73-92. Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2015 Olivier DELOUIS 74 nouveauté, sinon celle de rassembler des éléments dispersés et parfois peu connus, en les illustrant des principales sources sur le sujet. Byzance n’a certes pu connaître de Benoît que ce que l’Occident lui-même en savait. L’historiographie contemporaine pourrait nous dire qu’il s’agit somme toute de peu de chose4. Benoît de Nursie, en effet, est connu par une Règle monastique et une Vie, formant le livre II des Dialogues de Grégoire le Grand. Or cette Vie est un assemblage de miracles écrits quelque cinquante ans après la mort du saint et non pas une biographie, mais « au mieux une bio- graphie de l’âme5 » qui révèle plus sur la culture d’un pape lettré qu’elle ne dévoile de realia sur l’homme Benoît. La Règle au contraire est tangible et son succès incontestable, mais son auteur s’y est entièrement caché et ce texte nor- matif ne dit rien sur lui, tout en portant cependant son nom. Quant au culte du saint, Benoît ne fut longtemps pas prophète en son pays : aucune dévotion n’est attestée en Italie avant le VIIIe siècle, quand le pape Zacharie demande le retour des reliques bénédictines de l’abbaye de Fleury. Si le besoin d’une Vie s’était fait sentir pour accompagner une dévotion neuve, comment com- prendre, Grégoire étant mort en l'an 604, que les Dialogues n’aient été diffu- sés qu’assez tard au VIIe siècle, et surtout loin de sa patrie, à moins d’envisager une œuvre posthume ? Questions proprement contemporaines sans doute, que nous n’ignorons pas. Mais les Byzantins, pour leur part, ne cherchèrent jamais la biographie de l’homme dans l’hagiographie de Benoît. À cette Vie, ils ont fait un excellent accueil et au saint, ils ont ouvert les portes de leur sanctoral. Ces deux aspects, l’hagiographie et le culte, formeront deux des trois parties de notre étude. La première concernera la Règle, pour laquelle la postérité byzan- tine fut, tout au contraire, bien limitée. LA RÈGLE DE SAINT BENOÎT À BYZANCE La Règle et le droit Le débat concerne tout d’abord le droit et la dépendance supposée entre la Règle d’une part et la législation monastique de Justinien de l’autre. Sous le règne du grand empereur législateur (527-565), il est connu que la subor- dination des monastères aux juridictions ecclésiastiques fut réaffi rmée et que la vie matérielle des moines fut réglementée, à la fois par des lois comprises dans le Codex, promulgué en 529 et révisé en 534, qui rassemble les constitu- tions impériales publiées d’Hadrien à Justinien, et par trois textes postérieurs portant sur les monastères, les Novelles 5, 133 et 123, respectivement datées 4. La question, extrêmement débattue, est exposée avec clarté par Johannes FRIED, « Le passé à la merci de l’oralité et du souvenir. Le baptême de Clovis et la vie de Benoît de Nursie », dans Les tendances actuelles de l’histoire du Moyen Âge en France et en Allemagne. Actes des colloques de Sèvres (1997) et Göttingen (1998), dir. Otto Gerhard OEXLE et Jean-Claude SCHMITT, Paris, Publications de la Sorbonne (Histoire ancienne et médiévale, 66), 2002, p. 71-104, ici p. 85-102. Le sujet débor- dant notre propos, nous nous limiterons à cette présentation. 5. Ibid., p. 94. 75 SAINT BENOÎT DE NURSIE À BYZANCE de 535, 539 et 5466. Rédigées en grec puis traduites en latin, les Novelles virent leur application étendue à l’Italie par une pragmatique sanction de 554, après la reconquête de la péninsule7. Certaines correspondances entre ces lois et la Règle de Benoît sont frappantes. Elles furent pour la première fois décou- vertes en 1929 par John Chapman qui crut démontrer que l’empereur avait subi l’infl uence de Benoît principalement sur trois thèmes : l’élection des abbés, les dortoirs communs et la gradation des fautes monastiques8. Cette nouveauté, avancée par un bon connaisseur de la Règle, puisque bénédictin lui-même, fut d’abord acceptée, y compris par les historiens du droit9. Non sans laisser des zones d’ombre : comment la Règle avait-elle pu arriver à une date si haute jusqu’à Constantinople ? La politique de reconquête de l’empe- reur Justinien suffi sait-elle à expliquer que lui et ses collaborateurs aient été en contact avec ce texte monastique italien ? Chapman s’avançait plus loin encore, datant la Règle à l’aune des lois justiniennes : le plus ancien texte du Codex semblant être infl uencé par Benoît, celui sur l’élection des higoumènes, étant daté du 17 novembre 53010, il plaça la date de composition de la Règle elle-même vers 525 environ. L’infl uence bénédictine sur la législation justinienne ne fut plus discutée jusqu’à la parution d’une édition satisfaisante de la Règle donnée par Adalbert de Vogüé. Dans son commentaire publié en 1971, ce dernier réexamina les preuves disponibles, notamment les passages les plus troublants concernant les dortoirs communs et la vertu de la proximité des jeunes et des anciens en RB 22, 3 : « Si faire se peut, tous dormiront dans un même local. Si leur grand nombre ne le permet pas, ils reposeront par dix ou par vingt avec leurs anciens, qui veilleront sur eux », et RB 22, 7 : « Les frères encore adolescents n’auront pas leurs lits les uns près des autres, mais mêlés aux anciens11. » Les rappro- chements sont les suivants : RB 22, 3 : Si potest fi eri, omnes in uno loco dormiant ; sin autem multitudo non sinit, deni aut uiceni cum senioribus, qui super eos solliciti sint, pausent. Novelle 5, 3 (a. 535) : … dormire uero omnes in communi, … in domo uero una collo- catos, aut si forte non suffi cit ad multitudinem monachorum domus una, in duas for- sitan aut plures… 6. Nous citerons désormais ces textes d’après les éditions usuelles : Codex Iustinianus, éd. Paul KRUEGER, Corpus iuris civilis, II, Berlin 1959 ; Novellae, éd. Rudolf SCHOELL, Wilhelm KROLL, Corpus iuris civilis, III 1 et 2, Berlin 1959, 2 volumes. 7. La meilleure présentation de la législation justinienne pour les monastères se trouve chez Adalbert DE VOGÜÉ, « La législation de Justinien au sujet des moines », Revue Mabillon, n. s., t. 14, 2003, p. 139-151. On consultera encore Branko GRANIć, « Die rechtliche Stellung und Organisation der griechischen Klöster nach dem justinianischen Recht », Byzantinische Zeitschrift, t. 29, 1929- 1930, p. 6-34. 8. John uploads/Religion/ saint-benoit-de-nursie-a-byzance-pdf 1 .pdf
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- Publié le Oct 16, 2022
- Catégorie Religion
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