I Vêtement et quête des sociétés idéales, entre ostentation et révélation (1600
I Vêtement et quête des sociétés idéales, entre ostentation et révélation (1600-1675) Florent Libral Qu’elle soit le fait de religieux, de philosophes épris de fiction politique ou de libertins 1, la quête de la société idéale au xviie siècle semble indissociable d’une interrogation sur le vêtement. En effet, deux modèles tendant à la rupture avec un ordre social donné s’opposent alors : le premier, rationnel et critique, est proposé par les textes d’inspiration libertine ou scientifique ; l’autre, traditionnel, se veut conforme aux origines de l’Église, et émane des religieux de la Contre-Réforme ambitionnant de refonder une société authenti- quement chrétienne. Or, ces deux paradigmes rationnel et religieux, en dépit de leurs divergences aussi profondes que manifestes, ont en commun de flétrir le vêtement, symbole de la richesse ostentatoire, de la vanité, de la séduction facile et arrogante. Les personnages de l’Histoire comique de Francion de Charles Sorel (1623-1633) font parfois l’éloge de la nudité pour stigmatiser les riches costumes qui éblouissent le vulgaire ignorant. Quant aux prédicateurs, ils voient dans le vêtement le double piège de la coquetterie masculine des « frisez fraisez muguets 2 » et de la séduction féminine ; le sévère oratorien Jean Le Jeune tonne en chaire contre les mouchoirs de gorge et autres rubans. Dans la peinture religieuse, Jérôme et Marie-Madeleine ont la nudité héroïque des athlètes de la foi ; dans certains cas, il y aurait ainsi une valorisation religieuse d’une nudité décente et pénitente, simplement drapée d’un cilice, voire d’un corselet de fer. 1. Notre corpus de travail figure à la fin de cet article (bibliographie des sources citées). 2. Claude Girard (poète religieux et docteur en droit), L’Orphée sacré du Paradis, Lyon, imprimerie de feu J. Gautherin, 1627, épître dédicatoire à Louis Dinet (n. p.). 28 Sociopoétique du textile à l’âge classique Toutefois, la stigmatisation des atours mondains s’efface parfois au profit d’une volonté de refonder la symbolique vestimentaire sur un ordre de valeurs jugées meilleures. Les savants de la Nouvelle Atlantide de Francis Bacon sont vêtus avec un luxe qui participe à la gloire des sciences. Dans Les Douze Fondemens, recueil de sermons du prédicateur tridentin Étienne Molinier 3 (1635), les somptueuses pierreries du pectoral du grand prêtre du judaïsme – qui sont aussi les douze pierres de l’Apocalypse – symbolisent les vertus chrétiennes. Naturellement, une telle distorsion conduit à se demander par quels moyens ce qui est une imposture dans le monde social peut acquérir une importance nouvelle dans le projet d’une société idéale. De ce fait, si dans l’ordre d’une société où les signes sont pervertis le vêtement est blâmable, il n’en reste pas moins que dans le cas idéal où il serait le signe d’une fonction ou d’une qualité, sa beauté – voire son luxe – pourraient être tolérables. Donc, plutôt qu’un mépris sans nuances, s’exprimerait la volonté de délivrer une éthique prescriptive du costume. I. LE BLÂME DU VÊTEMENT Le vêtement se trouve moqué ou dévalorisé, du fait qu’il ne traduit pas la vérité de son propriétaire, mais suscite des passions plus ou moins critiquées ; le costume est ainsi une source de désordre, tant en raison des sentiments qu’il suscite chez ceux qui le regardent qu’à cause des affects qu’il produit chez ceux qui le portent. Satiristes libertins et moralistes religieux s’accordent, du moins en cela, de manière spectaculaire : le vêtement est avant tout un atout de séduction, voire d’érotisme – même s’ils ne perçoivent pas celui-ci de la même manière, bien sûr. Le muguet de cour – le musicien Mélibée dans le Francion – est présenté comme un homme à bonnes fortunes, aussi élégant que sot et malfaisant. Le Gascon extravagant s’habille somptueusement pour plaire aux dames. À l’image de ces séducteurs, la coquette tente de plaire à tous, selon un topos très présent dans la prédication. Pour Jean Le Jeune qui rappelle l’abbé Jacques Boileau, autre contempteur des nudités de gorge, ces jeunes femmes galantes viennent à l’église trouver un mari au-dessus de leur condition en atti- sant la concupiscence des yeux, appelant même « assassin » le « rabein » 3. Étienne Molinier (prêtre, prédicateur toulousain sous Louis xiii), Les Douze Fondemens de la cité de Dieu, ou les Douze Articles du symbole des Apostres, expliqués par les douze pierres précieuses de l’Apocalypse, en XXI discours, Toulouse, Arnaud Colomiez, 1635. Vêtement et quête des sociétés idéales, entre ostentation et révélation 29 qu’elles mettent sur leur sein, au grand scandale de l’oratorien qui les accuse de tuer ainsi les âmes 4 ; le mouchoir de col resurgit dans les histoires comiques, même si, dans ce cas, le blâme sans équivoque laisse place à une chronique sociale plus ambiguë. La poudre n’estoit point espargnée sur sa Perruque ; sa Garsette disposée par boucles qui descendoient sur son front, disoit ce que sa bouche n’osoit proferer ; La Coeffe d’estamine de soye avec le grand passement donnoit le lustre à son visage, et ses Mouches qui paroissoient en plusieurs endrois me faisoient croire qu’elle aymoit à estre muguette. Ses collets enrichis de dantelles à double estage, et ses mouchoirs volans, qui à pene faisoient ombrage à ses tetons paroissoient comme de l’ancre sur la nege, bref il n’y avoit rien sur elle qui ne fust charmant 5. L’extrait du Gascon extravagant révèle une dialectique et une complémentarité du vêtement et du corps : chaque partie de l’habit fait écho à une courbe du visage ou du corsage. Cette belle coquette trompe le Gascon, son fiancé, avec un autre homme au moment même où ils doivent s’épouser. Ainsi, si le costume somptueux permet de bien se marier, il est aussi a contrario, en contexte libertin, l’instrument de l’infidélité, masculine comme féminine ; le plus souvent, cette inconstance est blanche dans le domaine libertin, noire et culpabilisée dans les condamnations en chaire 6. De stratégies matrimoniales en appétit de domination se confirme le lien entre la soie, le désir, le pouvoir et l’argent. Selon les prédi- cateurs, la vision imposée par les beautés de village qui affichent 4. Jean Le Jeune (proche de saint Vincent de Paul, missionnaire de la paysannerie dans le sud du royaume), « Sermon xxvi. Des ajustements mondains », in Collection intégrale et universelle des orateurs sacrés du premier et du second ordre, t. V, Paris, Migne, 1844, col. 694-696. Jacques Boileau, De l’abus des nudités de gorge [1675], texte présenté par Claude Louis-Combet, Grenoble, Jérôme Millon, coll. « Atopia », 1995. 5. Onésime de Claireville, Le Gascon extravagant, Paris, Cardin Besogne, 1637, p. 138-139. Sur cet ouvrage, on consultera l’article de Jean-Pierre Cavaillé, « L’extravagance gasconne dans Le Gascon extravagant : un déguisement “pour parler librement de tout” », Les Dossiers du Grihl [en ligne], mis en ligne le 27 juin 2007, consulté le 13 décembre 2014 [URL : http://dossiersgrihl.revues.org/260 ; DOI : 10.4000/dossiersgrihl.260]. 6. Nous renvoyons à cette distinction aussi éclairante que célèbre de Jean Rousset (développée notamment dans son Anthologie de la poésie baroque, Paris, José Corti, 1961, 2 vol.). 30 Sociopoétique du textile à l’âge classique leurs somptueuses toilettes dans les églises est d’autant plus cruelle et dangereuse pour celui qui serait trop pauvre pour solliciter leurs faveurs. Voilà un pauvre artisan, qui possible n’a pensé à Dieu de huit jours, qui a passé toute la semaine sans le prier, il ne garde que le Dimanche pour ce faire ; […] il vous [id est la coquette] rencontre à l’Église, l’éclat de vos habits luy donne dans les yeux, luy remplit le cœur, luy dérobe sa dévotion ; et au lieu de s’occuper de Dieu, il s’occupe de la creature 7. Bien malheureux les pauvres ! Dans ses effets, l’immodestie que dénonce le prédicateur révèle une ostentation contraire à la charité évangélique. À son tour, le carme Léon de Saint-Jean blâme l’argent égoïstement dépensé en toilettes plutôt que simplement donné aux pauvres. Pourtant, l’art de plaire n’est condamné dans l’absolu ni par les histoires comiques – Francion et le Gascon multiplient les galan- teries 8 –, ni par les auteurs religieux dans le cadre du mariage, ni par la pensée utopique qui affirme la nécessité de perpétuer l’espèce pour pérenniser la société. Pourquoi donc le vêtement rend-il la séduction plus coupable ou plus trouble ? Sur ce point, les réponses diffèrent en fonction des sources. Dans le corpus comique et utopique domine l’idée que le beau vêtement peut cacher un corps laid ou malade pour le rendre désirable, ce qui se vérifie chez Thomas More, Campanella, Sorel, ou encore dans Le Gascon extravagant. L’idée n’est pas absente du corpus religieux, où les habits idéalisent mensongèrement, sous le signe de la vanité, un corps périssable qui n’est que poussière. Pourtant, dans la plupart des cas, le traitement religieux adopte une tonalité plus critique des usages du temps, en dénonçant dans le vêtement féminin, une offense à la pudeur, et à la virilité dans le costume masculin trop sophistiqué. La prédication traduit en cela une certaine angoisse de l’inversion des marques distinctives des genres – par exemple, dans les sermons uploads/Religion/ sociopoetique-du-textile-pdf.pdf
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- Publié le Oct 28, 2022
- Catégorie Religion
- Langue French
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