La réception d’un penseur énigmatique  1 Jacob Boehme, L’aurore naissante, ou

La réception d’un penseur énigmatique  1 Jacob Boehme, L’aurore naissante, ou la racine de la philosophie, de l’astrologie et de la théologi (...) 1En 1800, dans sa préface à la première édition française de l’Aurora de Jacob Boehme, Louis Claude de Saint-Martin avouait que la doctrine du théosophe allemand « pénètre dans des régions où nos langues manquent si souvent de mots pour s’exprimer »1.  2 Saint-Martin s’était servi de l’édition allemande des œuvres de Boehme parue en 1682 à Amsterdam. U (...)  3 Louis-Claude de Saint-Martin, Mon portrait historique et philosophique (1789-1803), 427, Paris, R. (...) 2C’est durant un long séjour à Strasbourg vers la fin du XVIIIe siècle que Saint-Martin, dit le Philosophe Inconnu, avait découvert l’œuvre du Philosophus Teutonicus. Séduit par la dimension métaphysique de Boehme, Saint-Martin se lança dans une entreprise à la fois compliquée et délicate : traduire les livres du cordonnier mystique de Görlitz. Il se consacra à cette tâche avec un tel enthousiasme qu’il dut interrompre momentanément la rédaction de ses propres ouvrages pour se dédier exclusivement au travail de traduction2. L’auteur de L’homme de désir et de Ecce homo trouva dans les écrits de Boehme des convergences avec sa propre pensée, notamment au sujet de l’accès à la connaissance divine. Plongé dans ces écrits mystiques, le fondateur du Martinisme vit une saison spirituelle très féconde et entre dans la « paix de la régénération », qui était, d’après le penseur allemand, indispensable pour atteindre la Divinité. « Malheur à celui qui ne fonde pas son édifice spirituel sur la base solide de son cœur en perpétuelle purification et immolation par le feu sacré, écrivait Saint-Martin dans son Portrait historique et philosophique3, c’est à mon incomparable Boehme que je dois d’avoir fait cette réflexion sur moi-même ».  4 À ce propos, voir par exemple P. Laubriet, L’intelligence de l’Art chez Balzac, Genève, Slatkine, 1 (...) 3Saint-Martin prit ainsi la décision de rendre accessible au public français les puissantes thèses métaphysiques du théosophe allemand. Dans l’espace de quatre ans il avait traduit quatre ouvrages. Deux seront publiés du vivant de Saint-Martin (« L’Aurore naissante » en 1800 et « Des trois principes de l’essence divine » en 1802), les deux autres à titre posthume (« Quarante questions sur l’origine, l’essence, l’être, la nature et la propriété de l’âme » en 1807 et « De la triple vie de l’homme » en 1809). Par l’intermédiaire de Saint-Martin les œuvres de Boehme commencèrent à circuler en France, en alimentant maintes générations d’intellectuels en quête de l’insaisissable, entre autres Honoré de Balzac, qui, déjà influencé par Swedenborg, dans la bibliothèque de sa mère avait découvert les œuvres de Saint-Martin ainsi que sa traduction de Boehme4.  5 L’Aurore naissante, p. 17. 4Il faut donc reconnaître l’immense mérite de Saint-Martin concernant la diffusion de la pensée du cordonnier de Görlitz en France, d’autant plus qu’au fil des siècles personne n’a plus eu le courage d’entreprendre une nouvelle traduction française de l’Aurora. Nous devons d’ailleurs admettre que la langue de Boehme est particulièrement difficile ; Saint-Martin lui-même avouait avoir choisi de « faire une traduction exacte et fidèle, plutôt qu’une traduction élégante »5. En outre Boehme était bien connu pour ses créations linguistiques, difficilement traduisibles dans une autre langue. Il suffit d’évoquer des termes tels que Salitter, Turba, Urkund, qui occupaient une place majeure dans l’architecture cosmologique boehmienne. 5Si traduire les œuvres de Jacob Boehme s’avère délicat, l’interprétation de sa doctrine soulève plusieurs questions, souvent difficiles à résoudre d’une manière univoque. Boehme ne pense pas par notions distinctes mais par antithèses et symboles. Sa pensée ne se fige pas, elle est en mouvement, toujours in fieri. Conscient de toutes ces difficultés, en 1802, dans le Ministère de l’homme-esprit, Saint-Martin se sentait en devoir de mettre en garde le lecteur :  6 Louis-Claude de Saint-Martin, Le ministère de l’homme-esprit, Paris, Migneret, 1802, p. 29-31. Voir (...) Je croirai rendre un service au lecteur en l’engageant à faire connaissance avec cet Auteur ; mais en l’invitant surtout à s’armer de patience et de courage pour n’être pas rebuté par la forme peu régulière de ses ouvrages, par l’extrême abstraction des matières qu’il traite, et par la difficulté qu’il avoue lui- même avoir eue à rendre ses idées, puisque la plupart des matières en question n’ont point de noms analogues dans nos langues connues. […] Lecteur, si tu te détermines à puiser courageusement dans les ouvrages de cet auteur, qui n’est jugé par les savants dans l’ordre humain, que comme un épileptique, tu n’auras sûrement pas besoin des miens6.  7 Voir G. W. F. Hegel, Vorlesungen über die Geschichte der Philosophie, in Werke, éd. E. Moldenhauer (...)  8 Cf. Franz von Baader, Vorlesungen über Jacob Böhmes Theologumena und Philosophema, in Sämtliche Wer (...)  9 Alexandre Koyré, La philosophie de Jacob Boehme, Paris, Vrin, 1971 (2e éd.), p. XV. 6Abstraits et paradoxaux, ces ouvrages se prêtent à des interprétations divergentes. Considéré à la fois comme « le premier philosophe allemand »7 et un grand philosophe chrétien8, un idéaliste et un panthéiste, Boehme demeure encore aujourd’hui l’« un des penseurs les plus énigmatiques de l’univers »9.  10 Émile Boutroux, Le philosophe allemand Jacob Boehme, Paris, F. Alcan éditeur, 1888, p. 5.  11 Honoré de Balzac, Histoire intellectuelle de Louis Lambert (1832), XXXI, 81.  12 La philosophie de Jacob Boehme, p. 11. 7Comme l’avait bien saisi Émile Boutroux, l’œuvre de Boehme est « un mélange confus de théologie abstruse, d’alchimie, de spéculations sur l’insaisissable et l’incompréhensible, de poésie fantastique et d’effusions mystiques : c’est un chaos étincelant »10. D’ailleurs déjà Balzac avouait aimer à se plonger dans ce « monde mystérieux, invisible aux sens où chacun se plaît à vivre, soit qu’il se le représente sous la forme indéfinie de l’avenir, soit qu’il le revête des puissantes formes de la Fable »11. En outre, comme le remarquait Koyré, étudier Boehme est particulièrement difficile car « chacune de ses œuvres est une exposition complète de tout son système ; et les redites sont aussi fréquentes que les contradictions »12. 8Pour tenter d’éclairer l’énigmatique pensée du Philosophus teutonicus il faudrait plutôt s’insérer dans le sillage des écrivains mystiques (notamment Angelus Silesius et Emmanuel Swedenborg, ainsi que Saint-Martin) qui avaient su déceler son message secret. Ce message, caché dans les replis clairs obscurs d’une écriture souvent difficile et d’une doctrine parfois contradictoire, consiste dans le thème de la régénération (Wiedergeburt) de l’homme qui est au cœur de l’anthroposophie de Boehme. Par rapport à une cosmologie et une théologie confuses, dont le langage d’inspiration paracelsiste dérange le lecteur moderne, sa réflexion anthropologique anime la quête identitaire de l’homme déchiré entre le bien et le mal. Écriture d’un non-lieu, l’œuvre de Boehme ne saurait que l’esquisse d’une topographie de l’âme perdue dans les chemins invisibles du ciel ou égarée dans les ténèbres. 9Laissons donc en arrière-plan le spectacle de l’univers peint par le théosophe allemand, et assistons à celui plus intime qui se consomme sur la scène de l’esprit, au fond du cœur. Lumières et ténèbres : deux mondes inconciliables ?  13 Voir L’Aurore naissante, XVI, 26, p. 269 : « Quand tous les arbres seraient des écrivains ; toutes (...)  14 J. Boehme, Mysterium Magnum (1623), trad. fr. S. Jankélévitch, Paris, Aubier, 1945, ch. 28, p. 335.  15 Saint Augustin, De natura boni, I, 17 : « Non ergo mala est, in quantum natura est, ulla natura ; s (...)  16 Voir Pierre de Bérulle, Œuvres de piété, n° 227, Œuvres complètes, vol. IV, Paris, Cerf, 1996, p. 1 (...)  17 Hegel, Leçons sur l’histoire de la philosophie, p. 1310. 10La question de l’origine du mal dans l’œuvre de Boehme est très compliquée, voire confuse. S’il privilégie la thèse de la chute originelle provoquée par la révolte de l’ange rebelle brisant l’ordre divin13 (à ses yeux, la prévarication d’Adam est donc moins grave), Boehme soutient également que le mal est coexistant à Dieu. Dans la sagesse divine, lumières et ténèbres, amour et colère cohabitent, car Dieu « a introduit ensemble le feu et la lumière, le bien et le mal dans le Fiat, dans une libre volonté où la volonté peut se former dans le Bien ou le Mal »14. Contrairement à ses prédécesseurs, Valentin Weigel et Sébastien Franck, qui, s’inscrivant dans la tradition augustinienne du mal comme privation du bien15, avaient insisté sur son inconsistance ontologique, Boehme conçoit le mal comme une entité surgie de l’Imagination créatrice divine. Alors qu’au début du XVIIe siècle, notamment en France avec le courant bérullien, on définissait le péché comme un néant16, Boehme l’inscrit dans la région de l’être. Dans la mesure où Dieu comprend toute chose, le bien et le mal ne sont pas deux mondes inconciliables, au contraire, l’un ne peut être pensé sans l’autre. Comme le remarquait Hegel, Boehme s’efforce de maintenir toutes les choses dans une unité supérieure : « l’unité divine absolue et l’unification de tous les opposés en Dieu »17. uploads/Religion/ spi-tome-ii.pdf

  • 21
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager
  • Détails
  • Publié le Apv 07, 2022
  • Catégorie Religion
  • Langue French
  • Taille du fichier 0.3061MB