Lettres d’un maître soufi LE SHEIKH AL-‘ARABÎ AD-DARQÀWÏ Traduites de l’Arabe p
Lettres d’un maître soufi LE SHEIKH AL-‘ARABÎ AD-DARQÀWÏ Traduites de l’Arabe par TITUS BURCKHARDT A R C H È MILANO 1 9 7 8 Lettres d’un maître soufi LE SHEIKH AL-‘ARABÏ AD-DARQÀWÏ Traduites de l’Arabe par TITUS BURCKHARDT NON OAVNIBVS DATVAV A R C H E MILANO 1 9 7 8 © 1978 by ARCHÈ Milano Imprimé en Italie Tipografia Poggi Litografia ■ Milano Introduction L’auteur des lettres dont nous présentons ici la traduc tion française, le sheikh al-‘Arabî ad-Darqâwî al-Hassanî, véçut au Maroc et y mourut en 1239 de l’hégire (1823) à l’âge d’environ quatre-vingts ans. Son souvenir est toujours vivant; chaque année encore son tombeau à Bou Berîh, chez les Béni Zarwâl, attire une foule de pèlerins. Quant aux historiens modernes du Maghreb et aux islamologues, ils n’ignorent pas le rôle du célèbre sheikh comme rénovateur de l’ordre shâdhilite, dont le premier essor, au septième siècle de l’hégire, était égale ment parti du Maroc pour gagner presque tout le monde musulman. Il existe cependant une tendance à sous-esti mer l’œuvre spirituelle du sheikh Darqâwî, parce qu’on admet trop facilement que le taçawwuf n’a cessé de déchoir après une époque de grande floraison, celle des funayd, Ghazâlî, Abu Madyan et Ibn ‘Arabî al-Hâ- timi; tous les soufis nés dans les derniers trois ou quatre siècles ne seraient alors que des “épigones”. On oublie qu’une décadence, dans l’ordre spirituel, ne peut jamais être un phénomène général et univoque; les saints échap- 9 petit aux fatalités historiques: “l’Esprit souffle où il veut”. Certes, al-‘Arabî ad-Darqâwi a lui-même parlé du “temps d’obscurcissement” dans lequel il vivait; mais si l’on considère la pléiade de grands spirituels parmi ses disciples on est porté à croire que tout “âge sombre” comporte des éclaircies. Quant à l’enseignement du sheikh, tel qu’il ressort de ces quelques extraits de lettres adressées à ses disciples, il peut se comparer à celui des vrais maîtres de tous les temps, par son contenu doctrinal autant que par sa spontanéité spirituelle. Il est vrai qu’il apparaît comme relativement populaire; sa forme d’ex pression est simple et directe; mais elle n’en est pas moins profonde. Le slieikh ne parle que du seul néces saire; il évite toute spéculation qui anticiperait inutile ment sur le “travail” spirituel; son enseignement reste, sans préjudice pour l’élévation du but, un taçawwuf émi nemment pratique, et c’est en cela, sans doute, qu’il est adapté aux conditions particulières de l’époque. Une autre raison pour laquelle l’œuvre spirituelle du sheikh Darqâwî n’est pas estimée à sa juste valeur, réside dans le fait que plusieurs de ses disciples, devenus à leur tour des maîtres éminents, ontprêté leur nom à telle ou telle branche de l’ordre. Mais il serait erroné d’y voir la marque d’une scission, car les membres de ces diverses branches n’ont jamais cessé de se considérer comme des Darqâwâ, ou plus généralement comme des Shâdhiliyyah, même s’ils se désignent couramment par le nom du fon dateur le plus proche dans leur “chaîne” initiatique (sil- silah). Ainsi par exemple, la branche fondée par Muham 10 mad Hassan Zâfir al-Madanî, un disciple direct du sheikh Darqâwî et dont l’activité eut pour centre Misurata en Libye, est généralement connue sous le nom de tarîqah Madaniyyah. Un des maîtres les plus remarquables de cette branche fut le sherîf ‘Alî Nûr ad-Dîn al-Yashritî, qui vécut de 1793 à 1898 de l’ère chrétienne et fonda des zawâyâ1 2 en Palestine et en Syrie1 . Un autre disciple du sheikh Darqâwî, Muhammad al- Fâsî, vécut au Caire et à Colombo, où ses adhérents sont généralement connus comme des Shâdhiliyyah. Mentionnons aussi le célèbre sheikh algérien Ahmad al-‘Alâwî mort en 1935 à Mostaghanem, qui relève d’une autre “chaîne” remontant au sheikh Darqâwî. Ses disci ples étaient répandus dans toute l’Afrique du nord, en Syrie, en Arabie du sud et jusqu’en Java. Dans ses écrits et notamment dans ses poésies, on retrouve la vision aquiline des grands soufis du moyen âge3 . Il serait facile de multiplier ces exemples; ceux que nous venons de mentionner suffiront pour montrer le rayonnement qu’eut l’œuvre spirituelle du sheikh Darqâ wî. Il ne faut pas oublier, cependant, que ce rayonnement 1 Pluriel de zâwiyah. 2 Voir l’excellent livre de sa fille Seyyidatu Fâtimah al- Yashri- tiyyah al- Hassaniyyah: Riklatuti ilâ-l-Haqq, publié à Beyrouth en 1954 environ, qui contient sa biographie et son enseignement. 3 Voir: Martin Lings, Un saint musulman du vingtième siècle, le Cheikh Ahmad al-'Alawi, Paris 1967. 11 n’est guère comparable à celui d’un “génie” au sens cou rant du terme, d’un grand penseur, artiste ou homme de science; car un maître soufi n’“ invente” rien; s’il est une source spirituelle immédiate et originale, il est aussi et en même temps le canal d’une eau qui vient de l’origine même de la tradition. La vérité ou réalité (haqîqah) qu’un maître spirituel manifeste, dépasse immensément tout individu. De ce fait, la spontanéité spirituelle, chez les maîtres du taçawwuf, ne contredit jamais leur adhé sion à la tradition, bien au contraire: chacun d’eux est “unique” dans la mesure même où il est “héritier”. Mawlây al-’Arahî ad-Darqâwî se réfère souvent à son propre maître, le sherîf Abul-Hassan ‘Alî ben ‘Abd-Allâh al-‘Imrânî al-Hassanî, surnommé al- Jamal (le chameau). Ce maître, qu’il rencontra à Fès en 1182 (1767/68), vivait dans l’obscurité, connu par quelques disciples seu lement. On le considère cependant comme un des grands “pôles” de l’ordre shâdhilite dans le Maghreb. Mais c’est à son disciple al-Arabî ad-Darqâwî qu’il échût de répan dre l’héritage spirituel de la tarîqah shâdhiliyyah dans tout le Maghreb et au delà. Le recueil des lettres frasai!) du sheikh Darqâwî fut constitué par lui-même, copié par ses disciples et imprimé à maintes reprises à Fès, en écriture lithographiée. Il est encore lu et commenté dans les zawâyâ de filiation dar- qawite. Ce recueil contient environ 300 lettres: nos extraits n’en représentent donc qu’une partie très restreinte. On y trouvera néanmoins tous les aspects essentiels de l’en 12 seignement du sheikh. L’ordre des lettres, dans le recueil original, obéit sans doute à des intentions didactiques; pour les extraits, nous avons respecté cet ordre dans l’en semble, tout en nous permettant de grouper les textes apparentés. 13 EXTRAITS DES LETTRES DU SHEIKH AL- ‘ARABI AD- DARQAWI 1 Al-‘Arabî ad-Darqâwî décrit ainsi sa première rencontre avec son maître spirituel: ... Cette nuit- là je demandai à Dieu de me confirmer mon intention (de devenir le disciple du maître ‘Alî al- Jamal), et je passai toute la nuit à me représenter le maître, à me demander comment il était et comment serait ma rencontre avec lui, sans pouvoir dormir. Le matin, j’allai le trouver à sa zâwiyah 1 au quartier de Ru- mîlah, située entre les deux cités (de Fès), au bord du fleuve, du côté de la qiblah, là même où se trouve aujour d’hui son tombeau. Je frappai à la porte, et le voici devant moi, en train de balayer la zâwiyah selon son 1 Zâwiyah signifie “coin”, “cellule”; on désigne par là les mai sons où se réunissent régulièrement les membres d’une confrérie; ces maisons comportent souvent des habitations pour le sheikh, sa famille et quelques disciples en retraite spirituelle. C’est plus ou moins l’analogue de 1 ’ashram hindou. — La zâwiyah du sheikh ‘Alî al- Jamal existe toujours ; elle comporte une cour flanquée d’un côté par une modeste habitation et de l’autre par une salle de prière, dans un coin de laquelle se situe le tombeau du saint. Une petite coupole aménagée dans le toit plat surplombe le tom beau. 17 habitude; car il ne cessa jamais de la balayer de sa propre main bénie, chaque jour, malgré son grand âge et sa haute fonction (spirituelle). “Que veux- tu?” me dit- il. “O mon seigneur, — lui répondis- je — , je veux que tu me prennes par la main2 1 pour Dieu.” Alors il se mit à me réprimander violemment, en cachant son vrai état à mes yeux, avec des paroles comme celles- ci: “Qui donc t’a dit que je prends par la main qui que ce soit, et pourquoi le ferais- je avec toi?” Et il me chassa; tout cela pour mettre ma sincérité à l’épreuve. Je m’en allai donc, mais la nuit venue, j’interrogeai de nouveau Dieu (au moyen du livre sacré). Puis, ayant accompli la prière du matin, je retournai vers la zâwiyah. J ’y retrouvai le maître com me la première fois, en train de balayer la zâwiyah. Je frappai à la porte. Il m’ouvrit, et je luis dis: “Prends- moi par la main, pour Dieu!” Alors il prit ma main et me dit: “Sois le bienvenu!” Il me fit entrer dans sa demeure à l’intérieur de la zâwiyah et me manifesta une grande joie. “O mon seigneur — lui dis- je — depuis combien de temps ai- je cherché un maître spirituel!” — “Et moi, — me répondit- il — , je cherchais un disciple sincère.” Puis il me transmit les formules du rosaire et l’invocation et me dit: “Va et reviens!” A uploads/Religion/ t-burckhardt-lettres-d-un-maitre-soufi.pdf
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- Publié le Nov 21, 2022
- Catégorie Religion
- Langue French
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