UN POIL PLUS PRÈS DU CIEL SAINTETÉ, ASCÈSE ET EXCÈS PILEUX À LA FIN DU MOYEN ÂG

UN POIL PLUS PRÈS DU CIEL SAINTETÉ, ASCÈSE ET EXCÈS PILEUX À LA FIN DU MOYEN ÂGE par Florent POUVREAU La doctrine chrétienne déprécie le corps, envisagé comme le siège des tentations à la suite du péché originel. Néanmoins, celui-ci n’est pas consi- déré comme fondamentalement mauvais au Moyen Âge. Il occupe en effet une place tout à fait centrale dans la théologie et les pratiques de piété de la fin de la période. Les nouvelles formes de sensibilité religieuse, à l’image de l’intérêt grandissant pour la Passion du Christ à partir du xiie siècle, insti- tuent le corps du Christ et celui des saints en véritables objets de la dévotion chrétienne. Alors que le culte des saints connaît son apogée, le corps de ces derniers apparaît ainsi comme un véritable médiateur les reliant aux fidèles : il est un support de vénération extrêmement efficace, aussi bien par ses traces matérielles (culte des reliques) que par ses représentations graphiques (culte des images). Il témoigne ensuite de la sainteté elle-même : c’est à l’aune de son corps que se mesure une partie des vertus du saint, tant par les privations ou les souffrances endurées (abstinence, jeûne, mortifications, martyr) que par l’expression de miracles corporels (odeur de sainteté, stigmates). Il est ainsi le lieu par excellence de la tension entre la part animale et divine de l’humain : tantôt soumis aux tentations et aux besoins charnels, tantôt affranchi des règles naturelles élémentaires (corps volants, flottants ou impu- trescibles). Au xve siècle, cette tension culmine avec la diffusion d’images associant la sainteté à la superfluité peu noble du corps humain qu’est le poil. En Flandre et dans le nord de la France, on trouve des saintes barbues ornant les parois des églises ou les pages des manuscrits. Dans l’art germanique, Marie l’Égyptienne et Marie-Madeleine sont régulièrement représentées velues. Onuphre, un anachorète égyptien dont le culte est introduit depuis l’Orient au xie siècle, est fréquemment couvert de poils, des côtes méditerranéennes jusqu’aux rivages de la mer du Nord. La villosité 1 apparaît comme proprement monstrueuse dans les sources textuelles à l’origine de la plupart de ces images : elle joue sur les limites entre 1. La villosité désigne la « qualité de ce/celui qui est velu, recouvert de poils » selon le Trésor de la langue française informatisé [en ligne], éd. Analyse et traitement informatique de la langue française, Paris, 2004, consulté le 07/08/2016, URL : http://atlif.atlif.fr/tlf.htm. Ce terme est retenu ici pour qualifier une pilosité surabondante, présente sur tout le corps excepté le visage et les extrémités des membres (pieds et mains). Le vocable « pilosité » conserve dans Revue Mabillon, n.s., t. 27 (= t. 88), 2016, p. 113-152. les genres ou les espèces, et sa laideur est censée susciter la répulsion. Mais son apparition, toujours provoquée par des circonstances exceptionnelles, témoigne également de la singularité de la figure sainte. Cette profonde ambiguïté est encore plus prégnante dans l’iconographie, où les jeux d’opposition (beauté/laideur, masculin/féminin, humanité/animalité) sont confondus et moins explicites en raison de la temporalité condensée des images. Ceci leur confère alors un intérêt qui dépasse très largement la satisfaction d’une curiosité amusée liée au caractère à priori insolite du sujet. Apparaissant comme une « évidence », comme « le lieu par excellence de l’expérience vécue » 2, le corps constitue à travers son existence sensible, notamment ses souffrances, une réalité commune que les fidèles partagent avec les saints ou le Christ. Le traitement particulier du corps dans l’icono- graphie du Moyen Âge, à la fois « érotisé et tabouisé » 3, ainsi que le caractère hyperbolique de certaines transformations corporelles font cependant du corps saint un objet dont les usages et les significations dépassent la seule logique d’identification. La nature polysémique et transgressive de l’excès pileux dans les sources de la fin du Moyen Âge constitue un point de départ logique de l’analyse. Elle permet de comprendre comment le caractère sauvage d’une pilosité surabon- dante, autant par sa relation à l’animalité que par son caractère désordonné, ou anomique, participe de la représentation de l’ascèse et de la réclusion érémitique. Produit par les mortifications ou par une intervention divine miraculeuse, l’excès de poil offre enfin aux artistes un motif particulièrement riche et équivoque, permettant autant de cacher que de dévoiler le corps des saints dans un contexte de spiritualité mystique qui accorde une large place à l’expérience sensible. Un excès pileux polysémique et transgressif Un poil masculin, animal et sauvage La pilosité est devenue depuis le milieu du vingtième siècle un objet d’étude sérieux des sciences humaines, et de l’ethnologie en particulier 4. Parmi les travaux ayant fait date, les points de vue opposés de Charles Berg, d’Edmund Leach et de Christopher R. Hallpike ont très tôt montré qu’il existe une grande variété d’interprétations possibles de la pilosité et des interventions sur celle-ci : alors que Berg associait le système pileux au phallus à travers une lecture psychanalytique centrée sur l’individu, Leach cette étude son sens communément admis, celui de l’ensemble des poils présents sur tout ou partie du corps, sans préjuger de leur quantité. 2. Dominique de Courcelles, « Le corps des saints dans les cantiques catalans de la fin du Moyen Âge », Médiévales, t. 4, no 8 : Le souci du corps, 1985, p. 43-53, ici p. 43. 3. Jean Wirth, L’image du corps au Moyen Âge, Florence, 2013 (Micrologus’ Library, 56), p. 8. 4. Une riche bibliographie est proposée sur ce sujet par Jean Da Silva, « ‘‘Hair Studies’’ : une bibliographie. Pour une historiographie de la pilosité (cheveux et poils) », Apparence(s) [en ligne], no 5 : De tous poils, 2014, mis en ligne le 14 février 2014, consulté le 07/08/2016, URL : http://apparences.revues.org/1248. f. pouvreau 114 privilégia une perspective ethnologique pour dégager une signification sociale de la symbolique phallique du poil 5. Cette dernière fut ensuite contestée par Hallpike, qui proposa une analyse sociologique dans laquelle la pilosité est davantage associée à la transgression des limites sociales 6. Plus récemment, Christian Bromberger a montré la très grande polysémie du poil à travers une approche typologique (âge, sexe, statut social, condamnation, etc.) 7. Tout en indiquant que les signes pileux n’ont pas de signification symbolique universelle mais qu’ils peuvent avoir un sens évocateur dans un contexte particulier, Dimitri Karadimas propose au contraire d’étudier la pilosité dans sa relation avec le sang et leur association à la vitalité et la sauvagerie 8. Les sources textuelles du Moyen Âge confirment la variété des interpréta- tions symboliques et des usages sociaux de la pilosité qui, à l’exception de la chevelure, n’a que très peu intéressé les historiens de la période jusqu’à présent 9. La pilosité est d’abord considérée par la médecine médiévale qui conserve pour l’essentiel les conceptions antiques, comme une superfluité produite par un excès de chaleur 10. Chez l’homme, la pilosité est ainsi appréhendée comme un signe prééminent de masculinité et de vigueur. En commentant le psaume cxxxii sur Aaron, saint Augustin indique par exem- ple que sa barbe correspond aux hommes forts, jeunes, vigoureux et actifs 11. 5. Charles Berg, « The Unconscious Significance of Hair », The international Journal of Psychoanalysis, t. 17, 1936, p. 73-88 ; Edmund Leach, « Magic Hair », Journal of Royal Anthropological Research Institute, t. 2, no 88, 1958, p. 147-164. 6. Christopher Robert Hallpike, « Social Hair », Man. The Journal of the Royal Anthropo- logical Institute. New Series, t. 4, no 2, 1969, p. 256-264. 7. Christian Bromberger, « Trichologiques. Les langages de la pilosité », dans Un corps pour soi, dir. Id., Pascal Duret, Jean-Claude Kaufmann et al., Paris, 2005 (Pratiques physiques et société), p. 11-39 ; Ch. Bromberger, Les sens du poil. Une anthropologie historique de la pilosité, Grane-Paris, 2015 (Poche). 8. Dimitri Karadimas, « Poils, sang et vitalité. Une problématique », dans Poils et sang. Un imaginaire de la vitalité, dir. Id. [actes de la journée d’études « Pilosité et sang. Un imaginaire de la vitalité » tenue au Collège de France en juin 2007], Paris, 2010 (Cahiers d’anthropologie sociale, 6), p. 13-26. 9. Les rares travaux de médiévistes présentés par J. Da Silva (cf. n. 4), ainsi que l’article suivant constituent l’essentiel des recherches sur le thème : Penny Howell Jolly, « Pubics and Privates. Body Hair in Late Medieval Art », dans The Meanings of Nudity in Medieval Art, dir. Sherry Christine Maday Lindquist, Farnham (Surrey)-Burlington (Vt.), 2012, p. 183-206. 10. Considérés comme appartenant aux parties semblables ou homéomères du corps humain, le poil et la peau retiennent peu l’attention des anatomistes du Moyen Âge. Ces derniers reprennent à Aristote l’idée d’une génération des poils par la peau. Barthélemy l’Anglais indique ainsi que le poil est généré par une vapeur qui sort de la peau et sèche au contact de l’air (Id., Liber de proprietatibus rerum, lib. v, 65). Le poil provenant d’un excès de chaleur, il est naturellement plus abondant chez l’homme que chez la femme, considérée comme plus froide. Trois fonctions élémentaires sont également assignées à la pilosité corporelle. Le poil uploads/Religion/ un-poil-plus-pres-du-ciel-saintete-ascese-et-exces-pileux-a-la-fin-du-moyen-age-pouvreau-florent.pdf

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  • Publié le Apv 30, 2022
  • Catégorie Religion
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