LIONEL GALAND ET L’IMPORTANCE SCIENTIFIQUE DE LA LANGUE BERBERE Djamil AÏSSANI∗

LIONEL GALAND ET L’IMPORTANCE SCIENTIFIQUE DE LA LANGUE BERBERE Djamil AÏSSANI∗ Association Gehimab, Laboratoire Lamos, Université de Béjaia En 2002, Lionel Galand réunissait dans un volume unique des articles dans lesquels il avait considéré « des questions qui ont plus particulièrement retenu son attention et pour lesquelles il a proposé des réponses inédites » (Galand 2002 : XI). Par souci de précision, il y fait référence à ses publications initiales (antérieures), « de façon à rappeler à quelle date il avait pris position sur tel ou tel point considéré » (Galand 2002 : XI). Parmi ces articles à caractères généraux, citons : « la langue berbère existe-t- elle ? » (1985), « Archaïsme et Evolution du berbère » (1994) et « Vers un berbère moderne » (1989). La lettre de Lionel Galand, adressée à Djamil Aïssani en septembre 1977, montre que ces questions étaient au centre des préoccupations de certains universitaires algériens berbérophones dans le contexte de la deuxième moitié des années soixante-dix (après notamment la promulgation de la charte nationale et de la constitution). Cette célèbre correspondance est restée pendant longtemps un document de travail de base pour toute une génération de militants et les réponses (proposées par Lionel Galand dès 1977) ont permis (à ces universitaires) de mettre en place une stratégie, qui a été analysée ces dernières années dans de nombreux travaux universitaires (cf. Hadibi (2008), Scheele (2007)). 1. L’Algérie du milieu des années soixante dix A la fin des années soixante et au début des années soixante-dix, l’Algérie était occupée par « la construction de l’Etat et l’édification d’une société nouvelle fondée sur l’élimination de l’exploitation de l’homme par l’homme et ayant pour finalité, dans le cadre de l’option pour le socialisme, l’épanouissement de l’homme et la promotion des masses populaires » (Charte Algérienne 1976 : 22). Cependant, l’indifférence de l’état envers la langue et la culture de millions d’algériens provoque une prise de conscience des jeunes en Kabylie. De nombreux collégiens et lycéens commencent à manifester un intérêt pour cette langue. Ils recevaient (par la poste) les publications de ∗ E-mail : lamos_bejaia@hotmail.com, http://www.gehimab.org 120 Djamil AISSANI l’Académie Berbère (Itij, Imazighen). Ils apprenaient le Tifinagh et l’utilisaient pour écrire des textes berbères. La situation du berbère en Algérie (à cette époque) est bien décrite par Ali Guenoun dans sa « Chronologie du mouvement berbère » (1999) (voir également l’analyse de Lionel Galand dans (Galand 1989)). Effectivement, de nombreux faits commencent à irriter. C’est le cas notamment de la suppression de l’enseignement du berbère à l’Université d’Alger. Face aux multiples contraintes, la sphère culturelle devient alors le moyen le plus approprié d’expression et de revendication identitaire. C’est le cas de la chanson ou du théâtre. Les principaux témoignages disponibles d’avant le Printemps Berbère (1980) concernent Alger et la Grande Kabylie. Cependant, la contribution de la Petite Kabylie et des autres régions d’Algérie n’est pas moins importante. A titre d’exemple, l’équipe rédactionnelle du journal Progrès du Lycée El Hammadia Béjaia publie en 1973 une traduction de la chanson « Ayafroukh Ifireless » de Slimane Azem. Ce fait de sensibilisation peut paraître anodin aujourd’hui, mais à cette époque très peu de chose en rapport avec la culture berbère pouvait échapper à la censure. C’est le cas également du théâtre, avec l’engouement des jeunes suite à la production de la pièce « La Guerre de Deux Mille Ans » de Kateb Yacine et sa présentation au Théâtre Régional de Constantine à cette époque. 2. L’espoir de la Charte Nationale L’année 1976 est une année charnière dans la radicalisation de la revendication. Deux faits vont en être à l’origine : d’abord la définition de l’organisation de l’Education et de la Formation en Algérie et le débat initié lors de la charte nationale. En effet, le 16 avril 1976, lors du Youm El `Ilm (Journée du savoir), la mission du système éducatif en Algérie est défini. Ce dernier s’inscrit désormais dans le cadre « des valeurs arabo-islamiques et de la conscience socialiste. » L’enseignement doit être assuré exclusivement en langue arabe à tous les niveaux de l’éducation et de la formation et dans toutes les disciplines. Guenoun constate que cette ordonnance met fin d’une manière très claire aux espoirs et aux attentes des berbérophones. La langue berbère « est mise à l’écart et exclue de l’école Algérienne » (1999 : 36). En Mai–Juin 1976, les débats « tolérants » initiés dans le cadre de la charte nationale font naître de nombreux espoirs. A l’Université de Constantine, les étudiants berbérophones profitent de cette occasion pour porter publiquement la revendication culturelle et identitaire. Cependant, la L’Importance scientifique de la langue berbère 121 « tolérance » constatée lors des débats n’aura aucun impact sur la situation de la langue berbère, bien au contraire. Le 27 Juin 1976, la Charte nationale est adoptée par référendum. Ce document, qui est un texte national fondamental, renforce l’arabisation et la définition de l’Algérie comme nation arabo-islamique. Ce silence sur la question berbère va déclencher des prises de position politiques. C’est le cas par exemple du P.R.S. (Parti de la Révolution Socialiste) de Mohamed Boudiaf : « Voilà donc un texte qui se présente comme national et qui évacue complètement un problème auquel sont sensibles des millions d’Algériens. (...) Or la langue berbère existe. C’est la langue maternelle d’une partie des Algériens. Elle doit être reconnue, préservée et développée comme partie intégrante de notre patrimoine national. Son enrichissement, son passage à la forme écrite, son enseignement, sa diffusion doivent être garantis » (Guenoun 1999 : 40). 3. Les préoccupations des universitaires algériens berbérophones Plutôt que de faire des « écrits fracassants », certains universitaires algériens berbérophones se mettent à l’étude scientifique de leur langue (et de leur littérature) et cherchent alors un moyen efficace de faire avancer la revendication. Ils se mettent à analyser les aspects scientifiques et se posent de nombreuses questions sur les capacités du berbère à devenir une langue moderne, capable de véhiculer le progrès scientifique et technique. Ce sont ces considérations qui ont été à l’origine de la lettre de Djamil Aïssani à Lionel Galand. Envoyée de Annaba et datée du 22 août 1977, cette lettre comportait une série de questions précises. Au moment où Lionel Galand répond à cette lettre (septembre 1977), il avait demandé à quitter l’Institut des Langues orientales. Cependant, il conserve son service à l’Ecole des Hautes Etudes. Dès le début, Lionel Galand constate qu’il n'est guère facile de traiter dans une simple lettre les questions qui lui ont été posées. Il tente quand même, « en quelques mots », de présenter « comment il voit les choses. » a) L’importance scientifique de la langue berbère : Lionel Galand commence d’abord par « dissiper un malentendu » sur le sens de l’expression « importance scientifique » du berbère, qu’il avait employé dans une lettre reproduite par le journal Le Monde. En effet, en employant cette expression, il voulait dire par là que « cette langue représente un domaine riche et important pour les sciences humaines, et en premier lieu, naturellement, pour la linguistique. » Il précise ensuite sa 122 Djamil AISSANI pensée : « Cela vient, en premier lieu, du fait que le berbère offre un exemple très complet de la ramification d’une langue en dialectes et en parlers locaux. » Il constate donc qu’il représente « un terrain privilégié pour les dialectologues. » A cet effet, il constate que « comme membre original de l’importante famille des langues “chamito-sémitiquesˮ (avec l’égyptien ancien, les langues couchitiques de l’Ethiopie, les langues sémitiques et peut-être les langues tchadiques), le berbère constitue un élément essentiel de la documentation sur la structure et l’histoire de ces langues. » C’est ce qui lui permet de conclure que c’est cette « importance scientifique » qui explique le développement des études berbères, « en dehors de toute préoccupation sentimentale », dans des pays aussi différents que l’Angleterre, le Danemark, les Etats-Unis, l’U.R.S.S., etc. sans compter les anciennes puissances coloniales. b) Le berbère dans la recherche scientifique : A la question sur ce que pourrait être l’emploi du berbère (kabyle ou autre) dans la recherche « scientifique » au sens étroit du terme (mathématiques, informatique, etc.), Lionel Galand constate « qu’à l’heure actuelle cet emploi est inexistant et qu’il serait sans doute impossible en l’absence d’un travail préparatoire. » Il précise néanmoins : « Pour ma part, je crois que ce travail est théoriquement faisable pour n’importe quelle langue. En effet, la façon dont nous parlons des langues nous laisse croire qu’elles ont une vie propre, indépendante des hommes qui les parlent: c’est une illusion qu’il faut combattre. Techniquement, les langues ont, au départ, des possibilités égales; c’est à la société qui les emploie d’utiliser et d’élargir ces possibilités. » A une remarque sur la « puissance » de la langue anglaise, Lionel Galand souligne que « si le vocabulaire de l’informatique est rempli de termes anglais, ce n’est pas en raison d’une sorte de prédestination de l’anglais, c’est simplement à cause du grand nombre et du succès des uploads/Science et Technologie/ 444-431-aissani-pdf.pdf

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