1 Les conséquences de l’innovation stratégique dans les entreprises existantes
1 Les conséquences de l’innovation stratégique dans les entreprises existantes : l’apport de la distinction entre modèles économiques exclusifs et coexistants Laurence Lehmann-Ortega Professeur associé Groupe Sup de Co Montpellier 2300, Avenue des Moulins 34195 Montpellier Cedex 4 France Tel. 33 (0)4 67 10 28 57 Llehmann-ortega@supco-montpellier.fr Bertrand Moingeon Professeur HEC Paris 1, rue de la Libération 78351 Jouy-en-Josas France Tel. 33 (0)1 39 67 70 02 moingeon@hec.fr RÉSUMÉ Les travaux portant sur l’innovation stratégique se sont multipliés au cours des dernières années, mais ils restent souvent isolés et démontrent l’absence d’une fertilisation croisée. A partir d’une revue de la littérature, nous en proposons une définition opérationnelle, en ayant recours au concept de modèle économique. Ainsi, l’innovation stratégique est l’introduction réussie dans un secteur d’un modèle économique radicalement nouveau. Sur cette base, nous avons identifié quatorze cas d’innovations stratégiques dans des entreprises existantes et observé que certains modèles économiques existants « survivaient » à l’arrivée du nouveau modèle économique, alors que d’autres disparaissaient, laissant l’exclusivité au nouveau. L’objectif de cette communication est de proposer une explication à cette conséquence de l’innovation stratégique dans les entreprises existantes. Notre recherche, de nature exploratoire, suggère que la coexistence est possible lorsque le nouveau modèle économique s’adresse à une niche du marché ou crée un nouveau marché. A l’inverse, cette coexistence est impossible lorsque le nouveau modèle économique s’adresse au cœur de marché : la firme l’exploite alors de manière exclusive. Au niveau du marché, ce nouveau modèle économique devient dominant. Cette proposition permet également de réconcilier certaines ambiguïtés de la littérature. MOTS CLÉS Innovation stratégique, modèle économique, ambidextrie 2 INTRODUCTION Dans son roman « Au bonheur des Dames », Zola entraîne son lecteur dans le monde des grands magasins, et narre, à travers une fresque sentimentale, les conséquences sur les boutiques traditionnelles de l’apparition de cette nouvelle forme de distribution. Cette dernière serait qualifiée aujourd’hui par les chercheurs d’innovation stratégique, définie comme la capacité à créer de nouvelles stratégies qui modifient la dynamique concurrentielle dans l’industrie (Baden-Fuller et Stopford, 1994) en revisitant les règles du jeu existantes (Markides, 1997; Hamel, 1998; Abraham et Knight, 2001; Govindarajan et Gupta, 2001). Ce phénomène n’est donc pas nouveau, mais la littérature s’y intéressant a connu un essor important au cours des dernières années. Elle s’inscrit dans le courant de l’intention stratégique, porté par Hamel et Prahalad (Hamel et Prahalad, 1989; Hamel et Prahalad, 1994), par opposition au courant des stratégies d’adéquation, qui connaît son apogée avec les travaux de Porter dans les années 1980 (Saïas et Métais, 2001). Les noms attribués à ce phénomène varient selon les auteurs, que ce soit dans la littérature académique ou managériale, alors même qu’ils exploitent souvent les mêmes exemples : Ikea, Benetton, Swatch, Starbuck’s Cafe, les compagnies aériennes à bas coûts, ou encore des firmes de la nouvelle économie telles que e-bay ou Amazon. La lecture de ces travaux met en évidence une absence de fertilisation croisée (Dahan, 2004). La littérature sur le sujet peut donc apparaître manquer de cohérente. De plus, ces exemples radicaux ont contribué à faire apparaître l’innovation stratégique comme réservée aux nouveaux entrants. Les travaux sur l’hypercompétitivité (D'aveni, 1994) conforte cette vision. Les entreprises déjà actives dans le secteur auraient du mal à remettre en cause un modèle ayant assuré leur succès dans le passé : cela reviendrait en quelque sorte à convaincre un roi de l’intérêt d’une révolution. Les freins évoqués dans la littérature sont nombreux et relèvent tout à la fois de l’inertie culturelle et structurelle, de la politique interne, de la complaisance avec la situation établie, de la peur de cannibaliser l’activité actuelle ou de détruire des compétences existantes (Le Roy et Yami, 2007). Cependant, certains auteurs ont montré que l’innovation stratégique pouvait venir d’entreprises existantes, à condition qu’elles surmontent ces difficultés (Baden-Fuller et Stopford, 1994; Markides, 1998). Dans cette lignée, des chercheurs se sont intéressés aux conséquences externes de l’innovation stratégique, comme par exemple sa diffusion dans le temps et l’espace (Roy, 2005). En revanche, peu de travaux ont porté sur les conséquences 3 internes de l’innovation stratégique. L’objectif de cette recherche est justement de combler ce manque. Une analyse de la littérature nous a d’abord conduits à proposer une définition plus opérationnelle de l’innovation stratégique. Sur la base de celle-ci, nous avons identifié et sélectionné 14 cas d’entreprises de taille variées et appartenant à différents secteurs (voir annexes A et B). Les données, essentiellement primaires, ont été collectées par entretiens semi-directifs. Pour chaque cas, au moins trois personnes fortement impliquées dans le processus d’innovation stratégique ont été interrogées afin d’assurer une triangulation (en général, le dirigeant, un autre acteur interne ainsi qu’un acteur externe à l’entreprise : client, consultant, fournisseur,….). Ces entretiens ont été enregistrés, retranscrits et ont fait l’objet d’une analyse de contenu thématique. Cette analyse nous a permis d’identifier deux conséquences internes de l’innovation stratégique. En effet, dans cinq de nos quatorze cas, l’ancienne activité disparaissait pour laisser place à la nouvelle, issue de l’innovation stratégique, tandis que dans les neuf autres cas, les deux activités coexistaient. Ce constat empirique a généré les questions suivantes : quelles sont les conséquences de l’innovation stratégique sur les activités préexistantes ? Ces dernières subsistent-elles ou non ? Pour quelles raisons ? Pour répondre à ces questions, avons opté pour une approche abductive, privilégiant un aller-retour entre les observations issues du terrain et les connaissances théoriques. Reprenant le cheminement de cette recherche, la présente communication propose des réponses à ce questionnement. Dans un premier temps, nous présentons une définition opérationnalisable de l’innovation stratégique. Nous cherchons ensuite à expliquer les diverses situations observées. Nous montrons enfin comment les résultats obtenus permettent de réconcilier des points de vue en apparence contradictoires identifiés au préalable dans l’analyse de la littérature. 1. CADRE THÉORIQUE : PROPOSITION DE DÉFINITION DE L’INNOVATION STRATÉGIQUE Malgré l’accroissement de la littérature sur le sujet, la définition de l’innovation stratégique demeure floue, notamment parce que les termes utilisés pour la qualifier sont longtemps restés d’ordre métaphorique. Ainsi, la métaphore est ludique pour Buaron (1981) (le changement 4 des règles du jeu), physique pour Bijon (1991) (stratégie de rupture), politique pour Hamel (1996) (la stratégie comme une révolution), ou bien géographique pour Kim et Mauborgne (2005) (océans bleus des nouveaux espaces concurrentiels par opposition aux océans rouges de la concurrence). Les termes d’innovation stratégique (strategic innovation), de stratégie de rupture, ou encore d’innovation portant sur la stratégie (strategy innovation) sont les plus fréquents et sont souvent utilisés comme des synonymes. Le tableau de l’annexe C présente, par ordre chronologique, les définitions des principaux auteurs, en indiquant le terme utilisé. Une analyse de ces définitions nous permet d’une part de donner une définition en creux de ce concept, avant d’en proposer notre propre définition. 1.1. LA DÉFINITION « EN CREUX » DE L’INNOVATION STRATÉGIQUE Si les auteurs s’intéressant à l’innovation stratégique s’accordent tous pour en souligner la radicalité, il est difficile de trouver d’autres points communs aux définitions présentées dans le tableau de l’annexe 3. Il semble plus aisé de cerner les contours de la notion en donnant une définition « en creux » de l’innovation stratégique, ce qui revient à définir ce qu’elle n’est pas (e.g. une simple différentiation ou une stratégie de niche). Tout d’abord, l’innovation stratégique apparaît comme une forme particulière d’innovation. Sa nature intrinsèque, critère qui sert fréquemment à établir une classification de l’innovation (Barreyre, 1980), peut être diverse : une innovation stratégique peut se concrétiser sous la forme d’une innovation produit, process, technologique et/ou administrative. En revanche, le changement qu’elle implique est nécessairement radical : une innovation incrémentale ne saurait constituer une innovation stratégique. Dès 1984, Bijon affirme que l’innovation stratégique est une innovation plus radicale que la différenciation. Ainsi, une politique de différenciation peut résulter de l’amélioration de la notoriété d’une marque par une campagne publicitaire ou provenir de l’ajout d’une fonctionnalité à un produit existant. Tout en choisissant un positionnement spécifique, l’entreprise continue dans ce cas là à jouer selon les règles concurrentielles habituelles. Il convient toutefois de souligner la subjectivité inhérente à cette notion de radicalité. En d’autres termes, il n’existe pas de frontière étanche entre évolution incrémentale et changement radical. Par ailleurs, innovation stratégique n’est pas synonyme de stratégie de niche. Une stratégie de niche consiste à développer un avantage concurrentiel sur un segment. Si certaines innovation stratégique sont bien des stratégies de niche (comme par exemple Ikea qui s’adresse à une 5 clientèle plutôt jeune sensible à son style), d’autres visent l’ensemble du marché (comme Dell par exemple, dont les produits peuvent convenir à toutes les catégories de consommateurs). Enfin, les auteurs dont les recherches portent sur l’innovation stratégique s’opposent sur le fait de savoir si une innovation stratégique doit ou non devenir le modèle dominant dans un secteur, c’est-à-dire celui qui à terme remplace tous les autres. Ainsi, par exemple, de nombreux exemples d’innovation stratégique dans le secteur de la distribution sont le fait de ce que l’on nomme les « tueurs de catégorie » (category killers), comme les grands magasins ou plus récemment uploads/Science et Technologie/ aims2009-275.pdf
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- Publié le Apv 06, 2021
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