Science et Technique, Technique et Science… Histoire d’une complémentarité hist

Science et Technique, Technique et Science… Histoire d’une complémentarité historiquement occultée Simplicio : J’ai souvent examiné votre façon de raisonner : j’ai l’impression que vous inclinez vers l’opinion de Platon selon laquelle nostrum scire sit quoddam reminisci 1 ; mais, je vous en prie, tirez-moi de ce doute, et dites-moi votre sentiment. Salviati : Ce que je pense de l’opinion de Platon, je peux le signifier par des mots, mais aussi par des actes. Dans les raisonnements antérieurs, je me suis plus d’une fois expliqué par des actes : je vais continuer dans le même style pour la question particulière que nous sommes en train d’examiner, cela pourra vous servir d’exemple pour comprendre plus facilement ce que je pense de l’acquisition de la science, si un autre jour nous trouvons le temps d’en parler… Galileo Galilei 2 Le couple « Science et Technique » paraît indissociable historiquement et la hiérarchie qui scelle son existence historiquement inéluctable. On le rencontre partout en effet, depuis les intitulés institutionnels jusqu’aux rubriques de journaux, depuis les classifications de bibliothèque jusqu’à Internet. L’expression frappe par son caractère immuable. Il existe des centres d’histoire des sciences et des techniques, assez nombreux mêmes, des sociétés et des chaires ­d’histoire des sciences et des techniques. Qui, par contre, oserait fonder un « centre de recherche sur les techniques et sciences » ? Ou une « association d’histoire des techniques et des ­sciences » ? Outre que cela sonne mal, cela contrarie une dépendance quasi intui­ tive, qu’induit une manière de pensée automatique. On ne parle pas, dans notre culture, des « Sciences et des Techniques » comme on parlerait d’une 1. « Notre savoir est d’une certaine façon réminiscence ». 2. Galilei Galileo, Dialogue sur les deux grands systèmes du monde, « Deuxième journée », 321 (1632), trad. de l’italien par René Fréreux, présent. François de Gandt et René Fréreux, Le Seuil, [1992], 2000. ATALA n° 10, «Sciences et techniques, Modalités de l’innovation, Enjeux de la diffusion», 2007 16 sciences et techniques juxtaposition de deux ensembles de semblable importance. L’ensemble « Technique » y est second puisque l’expression n’est pas ­réversible. D’où il semble découler comme de nature que la Technique est fille de la Science, ­ engendrée par elle, d’une part ; qu’elle est nécessaire d’autre part, à la ­ matérialisation des projets que la Science envisage, comme un instrument est nécessaire pour travailler et agir sur le milieu physique. Il est une exception notable cependant, nouvellement venue, que révèle le terme « technoscience  ». Dans ce vocable apparu assez récemment, la ­ technique prime, de toute évidence. Et cela n’inspire pas la confiance. Comme si de « ­sciences-et-­techniques » à « technoscience », un palier supplémentaire avait été franchi, quelque chose de plus s’était instauré dans le couple, le ­ rendant en quelque sorte plus infernal, plus dangereux, quelque chose dont rend compte l’inversion des termes et qui viendrait de là aussi. Que dira l’historien de l’an 3000 penché sur ce temps que nous vivons ? : Les habitants du monde industrialisé ont mis au point une forme de savoir, qu’ils ont appelé « Science » et cette forme de savoir ne peut exister sans une ­approche complémentaire, appelée « Technique ». Puis, la relation s’est inversée, la Technique l’a emporté sur la Science, elle est devenue domi­ natrice : ainsi est née la « Technoscience ». En politique, la domination de la Technique dans la culture de ces sociétés, s’est traduite négativement, et c’est ainsi que l’on a vu se développer à partir du xxe siècle, une forme de pouvoir qui s’est appelée : « technocratie ». Ajoutera-t-il, comme le fit Lucien Febvre, à propos de la technique : « Technoscience, mot dont l’histoire n’est pas faite 4… » ? Mais revenons, pour comprendre, sur cette pensée automatique qui place la Technique en fille naturelle de la Science, et fait de la Technique le moyen d’appli­cation de la Science. Et sortons de l’automatisme par l’analyse : observons que le second point de la relation détruit le pre­ mier, alors même qu’il prétend le ­préciser. Parler d’engendrement, de filiation n’est pas approprié, puisque cela concerne des instruments, des instruments de réalisation, de mise en pratique. Car on n’engendre pas un outil : on le conçoit. Et cette conception débouche sur une fabrication. La Science fabriquerait donc des moyens qui permettent sa réalisation, en même temps qu’elle se fabrique elle-même comme pensée déterminante, comme outil d’ordonnancement du monde. Tel serait du coup le sens de cette vectorisation : la technique serait un produit de la science, son fruit orienté vers la matérialité, tandis que la science serait un pur produit . Voir à ce propos : Breton Philippe, Tinland Franck et Rieu Alain-Marc, Les Technosciences en question : éléments pour une archéologie du xxe siècle, Seyssel, Champ-Vallon, 1989, et l’excellent ­ouvrage de Gilbert Hottois, Philosophies des sciences, philosophies des techniques, Paris, Odile Jacob, 2004. 4. « Technique : mot dont l’Histoire n’est pas faite » écrivait Lucien Febvre en 1935 dans son article « Réflexions sur l’histoire des techniques », Annales d’histoire économique et sociale, 1935, p. 531-535. Revue ATALA Science et technique, technique et science… 17 de la pensée, de l’intel­ligence humaine, le fruit de son « ingenium  ». La terrible inversion enregistrée avec l’émergence des « technosciences » viendrait alors de ce que l’instrument l’aurait emporté sur l’ingenium. L’application aurait asservi la conceptualisation… Analysons encore : redouter la prise de pouvoir des outils sur les humains est un élément récurrent de la culture fantasmatique des pays occidentaux. Elle exprime, on le sait, la dénonciation implicite d’un risque qu’évoquait déjà Platon dans son interprétation du mythe de Prométhée . Le problème, c’est qu’historiquement, l’ingenium, ce n’est pas cela, du moins ce n’est pas uniquement cela. Le Génie, comme on le dit encore au Canada en parlant des Arts de l’ingénieur, expression dont nous avons gardé trace dans les expressions génie civil, génie militaire, ne renvoie pas origi­ nellement à la science, mais à l’habileté inventive, à la capacité d’inventer. « La facilité, subtile et allaigre promptitude à (paistrir, traitter & agiter, cuire & digérer les choses receues par l’imagination) s’appelle esprit, ingenium, dont les ingénieux, subtils, pointus, c’est tout un » écrit Pierre Charron (1541-1603) dans son ouvrage De la sagesse, publié en 1606 7. Or, cette capacité inven­ tive s’est rapidement confondue avec l’art des « engins » qui requérait l’in­ genium du constructeur, celui-là que le Moyen Âge appelait « ingeniator » ou encore « engignour ». Une des manifestations les plus probantes, les plus concrètes, les plus troubles aussi de l’ingenium fut donc l’art des machines, c’est‑à‑dire la ruse, l’art des artifices, c’est-à-dire encore la technique. Ce qui, du coup, pose la question cruciale, du moment où l’ingenium, la capa­ cité inventive de l’homme – que le Moyen Âge appelait aussi Industria – délaissa l’intelligence technique pour devenir raison scientifique. Science : ce qu’en dit le mot Science : une plongée dans l’étymologie du terme n’est pas sans nous éclairer sur la notion comme il se doit, mais aussi sur la manière d’appré­ hender son histoire – ce qui nous conduit incidemment vers la manière d’appréhender l’histoire en général. Car l’étymologie ici déconstruit ; plus . L’ingenium, écrit Juan Luis Vives (1492-1540) dans son Introductio ad sapientiam (1524), est « la ­force d’intelligence destinée à ce que notre esprit examine les choses une par une, sache ce qui est bon à faire et ce qui ne l’est pas ». Il « se cultive et s’aiguise au moyen de beaucoup d’arts; il est instruit d’une grande et admirable ­connaissance des choses, par laquelle il saisit plus exactement les ­natures et les valeurs des choses une par une. » Alain Pons note que dans L’Anthropologie d’un point de vue pragmatique, Kant distingue entre le ­jugement qui est « la faculté de trouver le particulier pour l’appliquer au général (la règle) est le jugement », et le Witz (ingenium) qui est « la faculté de ­penser le général pour l’appliquer au particulier. Alain Pons, article « Ingenium », Le Seuil/Dictionnaire ­ Le Robert », 2003, <http://robert.bvdep.com/public/vep/Pages_HTML/INGENIUM.HTM>. . Platon, Protagoras, 320c-322d. La version de Platon diffère de celle donnée par Hésiode dans la Théogonie, 536-557. 7. Charon Pierre, De la sagesse, Bordeaux, 1606, p. 130, cité par Hélène Vérin, La Gloire des ingénieurs. L’intelligence technique du xvie au xviiie siècle, Albin Michel, 1993, p. 31. ATALA n° 10, «Sciences et techniques, Modalités de l’innovation, Enjeux de la diffusion», 2007 18 sciences et techniques exactement, elle contribue à déconstruire la vulgate en matière d’évolu­ tion. Elle infirme cette idée couramment admise mais rarement discutée, ce postulat implicite en vertu duquel l’évolution historique d’une société considérée au temps t, caractérisée par des éléments culturels et matériels (c + m), prendrait, au temps t + n, la forme d’un enrichissement (c + m)n, d’une stagnation ou d’un déclin. En d’autres termes, l’évolution ­historique est le plus souvent appréhendée sur un mode darwinien, biologique donc, qui envisage l’amélioration constante uploads/Science et Technologie/ atala-10-garcon.pdf

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