Catherine Colliot-Thélène Expliquer/comprendre : relecture d'une controverse In

Catherine Colliot-Thélène Expliquer/comprendre : relecture d'une controverse In: Espaces Temps, 84-86, 2004. L'opération épistémologique. Réfléchir les sciences sociales. pp. 6-23. Résumé À différentes reprises depuis la fin du XIXe siècle l'opposition entre explication et compréhension a été proposée pour caractériser les modalités de connaître respectives des sciences de la nature et des sciences humaines. On déploie ici les enjeux de cette opposition, différents selon qu'il s'agit des sciences herméneutiques ou des sciences sociales, et l'on invite en définitive à substituer à l'opposition massive entre sciences de la nature et sciences humaines des comparaisons locales et différenciées entre les unes et les autres. Abstract Since the 19th century, an opposition between explanation and understanding has been put forward various times to define the knowledge processes of natural sciences and human sciences. The stakes of this opposition are hereby shown to be different as they are aiming at hermeneutical sciences or social sciences. Therefore, it is suggested to neglect a massive opposition and to prefer to adopt local and distinctive comparisons between natural sciences and human sciences. Citer ce document / Cite this document : Colliot-Thélène Catherine. Expliquer/comprendre : relecture d'une controverse. In: Espaces Temps, 84-86, 2004. L'opération épistémologique. Réfléchir les sciences sociales. pp. 6-23. doi : 10.3406/espat.2004.4235 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/espat_0339-3267_2004_num_84_1_4235 Catherine Colliot-Thélène E x p 1 i q u e r /c< ) m p rc n cl r e : relecture d'une controverse. À différentes reprises depuis la fin du XIXe siècle l'opposition entre explication et compréhension a été proposée pour caractériser les modalités de connaître respectives des sciences de la nature et des sciences humaines. On déploie ici les enjeux de cette opposition, différents selon qu'il s'agit des sciences herméneutiques ou des sciences sociales, et l'on invite en définitive à substituer à l'opposi tion massive entre sciences de la nature et sciences humaines des comparaisons locales et différenc iées entre les unes et les autres. Since the 1 9'h century, an opposition between explanation and understanding has been put fo rward various times to define the knowledge processes of natural sciences and human sciences. The stakes of this opposition are hereby shown to be different as they are aiming at hermeneutical sciences or social sciences. Therefore, it is suggested to neglect a massive opposition and to prefer to adopt local and distinctive comparisons between natural sciences and human sciences. Catherine Colliot-Thélène est professeur de philosophie à l'Université de Rennes-i, pr ésentement directrice du Centre Marc Bloch à Berlin. EspacesTemps 84-85-86/2004, p. 6-23. Avant de s'interroger sur la pertinence que garde ou ne garde pas, en ce début du XXIe siècle, la distinction classique entre "expli quer" et "comprendre", il convient tout d'abord de revenir aux textes dans lesquels elle a pris forme, pour l'essentiel les textes d'un cer tain nombre d'auteurs allemands, historiens et sociologues, à l'articulation du XIXe et du XXe siècle1. Il n'est certes pas dans mon intention de réper torier tous ces textes, mais simplement d'attirer l'attention sur les équi voques qui pèsent dès l'origine sur cette distinction. Ces équivoques se donnent à lire dans une longue note dans laquelle Max Weber commente les deux couples conceptuels avec lesquels les théoriciens de son époque nommaient la différence entre les sciences exactes et. . . les autres2. Le pre mier couple est bien connu : il s'agit de l'opposition entre "sciences de la nature" et "sciences de l'esprit", mentionnée encore et toujours dans les ouvrages d'histoire des sciences sociales comme la bipartition caractéris tique de la pensée allemande du début du XXe siècle. Le second couple, souvent ignoré dans les présentations trop simplificatrices, est celui entre sciences nomologiques et sciences historiques : Weber cite Wilhelm Windelband et Heinrich Rickert, c'est-à-dire ces auteurs que l'on ra ssemble sous la dénomination du "néokantisme de Heidelberg"3. Derrière cette querelle sémantique relative aux dénominations des grandes catégor ies de sciences se trouve, comme Weber le rappelle, une divergence de nature épistémologique sur ce qui fonde la spécificité des sciences de l'homme. Les uns (Wilhelm Dilthey notamment) assoient cette spécifici té à un niveau "ontologique", en ce sens qu'elle résiderait dans la diffé rence du mode de donation des objets respectifs des deux catégories de sciences. Ceux-là jouent de l'opposition entre "vécus" "internes" ("psy chiques" ou "mentaux") et les phénomènes physiques "externes", et posent que les premiers échappent par essence à l'abstraction conceptualisante ainsi qu'à l'énoncé de lois4. Les autres, parmi lesquels Rickert, contestent au contraire que les phénomènes dont traitent les sciences humaines nous soient donnés d'autre manière que ceux dont traitent les sciences de la nature. Selon ces auteurs, il est bien un dualisme fondamental qui traver se le champ des sciences. Toutefois ce dualisme n'a rien à voir avec la natur e de leurs objets, mais il dépend uniquement de l'intention gnoséolo- gique, qui vise, selon les cas, le général ou le particulier. Il est possible que les sciences de la nature s'offrent en majorité comme des sciences nomolo giques (c'est-à-dire des sciences du général), et que les sciences humaines aient plus souvent le caractère de sciences du singulier. Mais, en principe du moins, il est des savoirs nomologiques concernant la socialite et l'his toire des hommes, comme il est des savoirs "historiques" des phénomènes naturels, le qualificatif "historique" (historisch) s'entendant ici, non au sens usuel aujourd'hui (qui le réserve à certains types de phénomènes, liés à la socialite humaine), mais au sens logique, que l'on rencontre par exemple chez Hegel et qui est encore attesté (quoique probablement rare) à l'époque de Weber5. Les deux écoles s'accordent donc à reconnaître une dualité fondamental e du champ des sciences, mais les uns la situent à un niveau ontologique, les autres à un niveau strictement gnoséologique. Le second point de vue implique la prise en compte de l'intention de connaissance, c'est-à-dire de 1 II est impossible, en l'espace d'un article, d'embrasser l'ensemble de la littérature consacrée à l'opposition entre expliquer et comprendre. On mentionnera ici l'ouvrage de «Karl-Otto Appel, Die Erklàrenl Verstehen-Kontroverse in transzendalpragmati- scher Sicht (Frankfurt 1979, trad, en français par Sylvie Mesure, La controverse Expliquer- Comprendre. Une approche pragmatico-transcen- dantale, (Paris : Éd. du Cerf, 2000), ainsi que, plus récent, l'ouvrage de «Thomas Haussmann : Erklâren und Versteben : Zur Théorie und Pragmatik der Geschichtswis- senschaft, Frankfurt am Main : Suhrkamp, 1991, qui rend compte de manière à la fois précise et critique du débat anglo-saxon, ainsi que, à propos du '"Versteben" , de la position de Gadamer, et qui présente en outre l'originalité de comporter une "étude de cas" (une analyse du fonctionnement de l'explication et de la compréhension dans deux ouvrages d'historiens allemands contemporains, le Kaiserreich de Hans- Ulrich Wehler et la Deutsche Geschichte des 19. und 20. Jahrhunderts de Golo Mann). On trouvera un certain nombre de textes fondamentaux de la discussion relative à l'explication historienne qui a eu lieu dans le monde anglo-saxon au cours des années 1940-1950 dans le recueil publié par •Patrick Gardiner, sous le titre Theories of History (New York : The Free Press, 1959). En français, on peut se rapporter à la lecture que Paul Ricoeur propose de ces textes dans le premier volume de 'Temps et Récit (Paris : Le Seuil, 1983), au chapitre intitulé : "L'éclatement du modèle nomologique" (p. 173-202). On lira aussi, dans le même volume, les analyses que Ricoeur consacre à l'intentionnalité historique (p. 247-269), qui incluent une interprétation (sous la conduite de Raymond Aron) des positions de Max Weber concernant l'imputation causale singulière. De Ricoeur encore, on consultera l'essai intitulé : "Expliquer et comprendre", dans «D# texte à l'action, Essais d'herméneutique II, Paris : Le Seuil, 1986, p. 161-182, utilement complété par les deux essais qui l'encadrent : "Qu'est-ce qu'un texte ?" (p. 137-159) et : "Le modèle du texte : l'action sensée considérée comme un texte" (p. 183-211). On se rapportera enfin à l'excellente synthèse d' «Alain Boyer, L'explication en histoire, Lille : Presses Universitaires de Lille, 1992, très informée sur le débat anglo-saxon, plus expéditive sur les auteurs allemands du début du XXe siècle. 2 On trouvera en appendice à cet article une traduction de cette note extraite d'un article écrit en 1903, lequel constitue la première partie du texte connu sous le titre : "Roscher und Knies und die logischen Problème der historischen Nationalôkonomie" in «Max Weber, Gesammelte Aufsatze fiir Wissenschaftslehre, Tubingen : Mohr/Siebeck, UTB, 1988 [désormais WL\. Expliquer! comprendre : relecture d'une controverse. la différence des formes que peut revêtir la demande d'intelligibilité que le savant formule à l'égard de ses objets. Ce point de vue n'exclut pas d'ailleurs, comme on vient de le suggérer, que les sciences de la nature, en général, soient du genre nomologique, et les sciences de l'homme plutôt portées au genre "historique". Il exclut en revanche de rapporter cette différence fac tuelle (propre à une figure historique particulière de la culture scientifique6) à une résistance intrinsèque des faits humains à la quantification ou à la sub- somption sous des lois. Forçant un peu le trait, on dira que si les sciences de l'homme se soucient peu d'établir des uploads/Science et Technologie/ catherine-colliot-thelene-expliquer-comprendre-relecture-d-x27-une-controverse-pdf.pdf

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