Communication et organisation 47 | 2015 Recherches émergentes en communication

Communication et organisation 47 | 2015 Recherches émergentes en communication des organisations Le renseignement comme objet de recherche en SHS : le rôle central des SIC Information as a research subject in SHS: the central role of SIC Franck Bulinge et Eric Boutin Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/communicationorganisation/4951 DOI : 10.4000/communicationorganisation.4951 ISSN : 1775-3546 Éditeur Presses universitaires de Bordeaux Édition imprimée Date de publication : 1 juin 2015 Pagination : 179-195 ISSN : 1168-5549 Référence électronique Franck Bulinge et Eric Boutin, « Le renseignement comme objet de recherche en SHS : le rôle central des SIC », Communication et organisation [En ligne], 47 | 2015, mis en ligne le 01 juin 2018, consulté le 30 avril 2019. URL : http://journals.openedition.org/communicationorganisation/4951 ; DOI : 10.4000/communicationorganisation.4951 © Presses universitaires de Bordeaux ANALYSES Le renseignement comme objet de recherche en SHS : le rôle central des SIC Franck Bulinge1 et Eric Boutin2 Introduction En 1881, le colonel Jules Louis Lewal écrit : « la science des renseignements, leur recherche et leur emploi, est la branche la moins connue, la plus négligée jusqu’ici surtout en France. On l’a considérée comme une partie accessoire, à laquelle chacun était naturellement apte et qui n’avait nullement besoin d’être étudiée. » (Lewal 1881). Un peu plus d’un siècle plus tard, Coutau- Bégarie (1999) précise : « tous les théoriciens s’accordent à reconnaître que le renseignement est indispensable à la décision stratégique. C’est tellement évident qu’il n’est plus nécessaire d’y revenir. La grande majorité des auteurs s’en tiennent à cette pétition de principe. Le renseignement se trouve ainsi réduit à sa portion congrue.» De fait, alors que les chercheurs anglo-saxons ont publié de nombreux travaux sur le renseignement depuis les années 1950, on ne peut que constater la rareté des travaux français en sciences humaines et sociales (Chopin 2011)3. Certes, la première thèse consacrée au renseignement est soutenue en France (Colonieu 1888), et sera suivie par quelques autres jusqu’à la Seconde guerre mondiale (Detourbet 1898 ; Routier 1913 ; Cavadia 1926 ; Alteirac 1935 ; Bonte 1936 ; Wolfgang 1937). Toutefois, la recherche connaît une éclipse quasi-totale durant cinquante ans, alors même que les Anglo-Saxons développent dès la fin de la guerre, un courant de recherche universitaire appelé Intelligence Studies. Il faut attendre 1994 pour voir « renaître » les études françaises sur le renseignement, à la faveur d’une tentative de l’amiral Pierre Lacoste pour tendre une passerelle entre le monde fermé du renseignement 1 Franck Bulinge est Maître de conférences, docteur habilité à diriger des recherches en sciences de l’information et de la communication, chercheur au laboratoire I3M, Université de Toulon ; bulinge@univ-tln.fr 2 Eric Boutin est Professeur des Universités, docteur en sciences de l’information et de la communication, chercheur au laboratoire I3M, Président de l’Université de Toulon ; boutin@univ-tln.fr 3 Sur la recension des travaux anglo-saxons, nous invitons le lecteur à lire l’étude de Chopin et al. (2011), Étudier le renseignement. État de l’art et perspectives de recherche, Études de l’IRSEM, n° 9, 2011. Ce document est téléchargeable en ligne. 180 C&O n°47 et celui de la recherche universitaire. Ainsi émergent quelques travaux issus de diverses disciplines des sciences humaines et sociales : anthropologie, histoire, politique, droit, information et communication (Dewerpe 1994 ; Lacoste 1997, 1998 ; Beau 1997 ; Warusfeld 2000 ; Soutou 2001 ; Forcade 2005, 2008 ; Laurent 2005, 2009a, 2009b ; Bulinge 2006, 2010). Mais ils restent anecdotiques et ne parviennent pas à s’imposer dans leurs disciplines respectives. Au même moment, le renseignement occidental4 se trouve au cœur d’une révolution épistémologique que mettent en évidence deux événements singuliers. Le premier est l’appel à contribution émis en 2005 par l’association américaine Mitre suite au constat d’échec des services de renseignement après les attentats du 11 septembre 2001. Le second est l’appel d’offre du ministère de la Défense, en novembre 2010, au profit de la Direction du renseignement militaire (DRM), portant sur les « fondamentaux épistémologiques du renseignement et de l’intelligence économique »5. Confirmant l’absence de réflexion académique dans ce domaine et la nécessité de faire émerger une « science du renseignement » basée sur les travaux universitaires, cet appel d’offre fait suite au Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale qui met en exergue la nécessité de développer des recherches en sciences humaines et sociales afin de répondre aux enjeux stratégiques du XXIe siècle (LB 2008). Ainsi émerge une problématique liée à la nécessaire évolution du « modèle de renseignement occidental », face à l’évolution des relations internationales, elles-mêmes en proie à un débat épistémologique (Rioux et al., 1988 ; Klotz et Lynch 1999 ; Dussouy 2006). L’enjeu s’impose comme une évidence : à défaut de s’adapter à l’évolution du monde, le concept de renseignement est voué à l’obsolescence. Dans cette perspective, la question de recherche qui vient naturellement à l’esprit est la suivante : la recherche universitaire peut- elle contribuer à cette évolution ? Le but de cet article est de montrer que le renseignement peut être envisagé comme un objet de recherche pluri et interdisciplinaire en sciences humaines et sociales et que, par ailleurs, et dans la mesure où il est avant tout une activité de traitement d’information, il trouve naturellement sa place dans le champ des sciences de l’information et de la communication (SIC). Dans une première partie, nous définissons le concept de renseignement et nous mettons en évidence ses multiples dimensions au regard des sciences humaines et sociales. Dans une deuxième partie, nous proposons d’explorer les pistes de recherche qu’offre cet objet dans le champ interdisciplinaire des sciences de l’information et de la communication (SIC). 4 La notion de « modèle de renseignement occidental » renvoie à un concept développé depuis plus d’un siècle au sein des démocraties européennes et aux États-Unis. Il n’existe pas d’étude comparative entre ce modèle et ceux développés dans les pays de l’Est (ex-URSS) ou en Chine. Par prudence, nous utiliserons donc le terme « renseignement occidental » pour décrire un objet explicitement décrit dans la documentation disponible, sans préjuger des modèles russes et chinois. 5 Avis d’appel public à la concurrence n° 10 352 du 30 novembre 2010. 181 ANALYSES Le renseignement comme objet de recherche en SHS... Première partie: le concept de renseignement Le concept de renseignement est né à la fin du XIXe siècle. On passe, à cette époque, de la notion triviale d’espionnage, qui correspond à des pratiques clandestines plus ou moins formalisées au service du Prince, à l’institution d’une bureaucratie secrète au service de l’État (Dewerpe 1994 ; Laurent 2009). Le modèle du renseignement occidental se construit durant le XXe siècle sur des bases empiriques, dans le secret des services spéciaux et dans un climat de méfiance entretenu par la crainte d’être soi-même espionné. Parallèlement, la littérature et le cinéma construisent une représentation plus ou moins fantasmée de cet univers du secret. Cela explique en grande partie le paradoxe qui fait du renseignement un objet familier et néanmoins mal connu. Définition académique Il est intéressant, dans un premier temps, de relever les définitions du terme « renseignement » dans trois des principaux dictionnaires scolaires : Larousse : 1) Indication, information, éclaircissement donnés sur quelqu’un, quelque chose : Donner des renseignements sur une affaire. 2) Activité visant à acquérir et à tenir à jour la connaissance de l’ennemi ou des puissances étrangères. Petit Robert : 1) Ce par quoi on fait connaître quelque chose à quelqu’un. Avis, indication, information, tuyau. 2) Information concernant l’ennemi, et tout ce qui met en danger l’ordre public, la sécurité. Recherche de telles informations. Hachette : 1) Une indication fournie sur quelqu’un ou quelque chose. 2) L’ensemble des informations dont le commandement a besoin pour élaborer sa ligne de conduite Il en ressort que, pour nos académiciens, le terme « renseignement » renvoie principalement à la notion d’information. Seul, le Larousse évoque l’activité visant à acquérir et à tenir à jour ces informations. Ces définitions sont particulièrement réductrices et ne permettent pas de cerner précisément le concept, entretenant de fait le flou conceptuel évoqué par Dobry. Le renseignement vu par les praticiens Chopin (2011) souligne l’absence de définition théorique précise dans la littérature consacrée au renseignement. Il précise que les définitions existantes renvoient généralement à des concepts techniques. Cela s’explique principalement par le fait que le renseignement est d’abord une pratique empirique avant d’être un objet théorique. Henri (1998) le définit comme une démarche opératoire, confirmant la vision praxéologique qu’en ont les auteurs issus du monde du renseignement depuis plus d’un siècle, et qui s’ancre dans une culture de l’action (Bulinge 2012). 182 C&O n°47 Cette faiblesse terminologique est à l’origine d’un flou conceptuel qui renvoie opportunément, selon Dobry (1997), à ce que la tradition sociologique appelle les « fonctions sociales floues ». Dans la littérature, le terme « renseignement » renvoie généralement à trois définitions entrelacées : il est à la fois « une sorte de connaissance, l’organisation qui la produit et l’activité de cette organisation »6 (Kent 1966, cité par Chopin 2011). L’entrelacement des trois niveaux de définition est difficile à dénouer, uploads/Science et Technologie/ communicationorganisation-4951.pdf

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