Alexandre Grothendieck Un voyage à la poursuite des choses évidentes Les mathém
Alexandre Grothendieck Un voyage à la poursuite des choses évidentes Les mathématiciens français se voient aujourd’hui décerner les plus hautes récompenses de la planète. Alexandre Grothendieck les a toutes reçues (et dénigrées) avant eux. Nous avons retrouvé ce génie retiré sur les contreforts des Pyrénées, qui, toute sa vie, a suivi une quête d’ordre absolu. En révolutionnant sa discipline, aurait-il percé le secret le plus fondamental de l’univers ? Le portail gris aurait besoin d’un coup de peinture, mais la maison résiste au temps et au manque d’entretien. On n’ose pas frapper, l’homme qui vit là a fini par se fâcher avec ses voisins, un homme d’une cinquantaine d’années et sa mère, qui lui rendaient quelques services. La raison de cette ultime chamaillerie ? « J’ai arraché quelques brins d’herbes qui poussaient sur la partie goudronnée du chemin qui mène à la maison. Qu’est-ce que j’avais pas fait… », explique le voisin. L’un des plus grands esprits du XXe siècle vit comme Edmond Dantès au château d’If. Son île se limite à quelques mètres carrés loin de la mer, mais la solitude est complète. Mathématicien de génie, il vit retranché depuis vingt ans, enfermé dans une paranoïa qui le pousse à fuir le monde des hommes et ses compromis. Il a entrevu la perfection dans les mathématiques et voudrait la retrouver parmi les hommes. Devant cette impossibilité, il s’est retiré, espérant peut-être s’installer à la place de Dieu comme le héros de Dumas, devenu le comte de Monte-Cristo, après quatorze ans de cachot. À La recherche d’un mystère En 1988, l’une de ses dernières photos connues Alexandre Grothendieck, 83 ans [2], ne veut voir personne et ceux qui veillent sur lui, à distance, refusent de vous donner le nom de son village. Les chemins pour l’obtenir sont aussi compliqués qu’une équation à n inconnues. Et pour qu’on vous le confie, il faut promettre de ne pas le rendre public. Un courrier déposé dans sa boîte à lettres, quelques lignes suspicieuses en réponse, et des courriers retournés « à l’envoyeur » seront nos seuls contacts avec lui. Les plus prestigieuses universités l’accueilleraient volontiers pour conforter leur renommée internationale, mais lui préfère achever sa vie en reclus dans les Pyrénées, dont les routes tournicotantes du piémont semblent faites pour envoyer les visiteurs au diable. Longtemps, il a jonglé avec les X et les Y comme Victor Hugo jouait avec les mots pour écrire Les Misérables, ou comme Beethoven plaçait les notes sur la partition pour composer la Neuvième Symphonie. Ses pairs le placent au niveau d’Albert Einstein, dont il partage l’aversion pour l’apprentissage scolaire, l’indépendance de pensée et une puissance de travail stupéfiante [3]. Un coup d’œil chez les voisins d’en face Du point de vue mathématique, l’idée nouvelle d’Einstein était banale. Du point de vue de notre conception de l’espace physique par contre, c’était une mutation profonde, et un « dépaysement » soudain. La première mutation du genre, depuis le modèle mathématique de l’espace physique dégagé par Euclide il y avait 2400 ans, et repris tel quel pour les besoins de la mécanique par tous les physiciens et astronomes depuis l’antiquité (y inclus Newton), pour décrire les phénomènes mécaniques terrestres et stellaires. Cette idée initiale d’Einstein s’est par la suite beaucoup approfondie, s’incarnant en un modèle mathématique plus subtil, plus riche et plus souple, en s’aidant du riche arsenal des notions mathématiques déjà existantes. Avec la « théorie de la relativité généralisée », cette idée s’élargit en une vaste vision du monde physique, embrassant dans un même regard le monde subatomique de l’infiniment petit, le système solaire, la voie lactée et les galaxies lointaines, et le cheminement des ondes électromagnétiques dans un espace-temps courbé en chaque point par la matière qui s’y trouve. C’est là la deuxième et la dernière fois dans l’histoire de la cosmologie et de la physique (à la suite de la première grande synthèse de Newton il y a trois siècles), qu’est apparue une vaste vision unificatrice, dans le langage d’un modèle mathématique, de l’ensemble des phénomènes physiques dans l’Univers. [...] La comparaison entre ma contribution à la mathématique de mon temps, et celle d’Einstein à la physique, s’est imposée à moi pour deux raisons : l’une et l’autre œuvre s’accomplit à la faveur d’une mutation de la conception que nous avons de « l’espace » (au sens mathématique dans un cas, au sens physique dans l’autre) ; et l’une et l’autre prend la forme d’une vision unificatrice, embrassant une vaste multitude de phénomènes et de situations qui jusque là apparaissaient comme séparés les uns des autres. Je vois là une parenté d’esprit évidente entre son œuvre et la mienne. Cette parenté ne me semble nullement contredite par une différence de « substance » évidente. Comme je l’ai déjà laissé entendre tantôt, la mutation einsteinienne concerne la notion d’espace physique, alors qu’ Einstein puise dans l’arsenal des notions mathématiques déjà connues, sans avoir jamais besoin de l’élargir, voire de le bouleverser. Sa contribution a consisté à dégager, parmi les structures mathématiques connues de son temps, celles qui étaient le mieux aptes à servir de « modèles » au monde des phénomènes physiques, en lieu et place du modèle moribond légué par ses devanciers. En ce sens, son œuvre a bien été celle d’un physicien, et au delà, celle d’un « philosophe de la nature », au sens où l’entendaient Newton et ses contemporains. Cette dimension « philosophique » est absente de mon œuvre mathématique, où je n’ai jamais été amené à me poser de question sur les relations éventuelles entre les constructions conceptuelles « idéales », s’effectuant dans l’Univers des choses mathématiques, et les phénomènes qui ont lieu dans l’ Univers physique (voire même, les événements vécus se déroulant dans la psyché). Mon œuvre a été celle d’un mathématicien, se détournant délibérément de la question des « applications » (aux autres sciences), ou des « motivations » et des racines psychiques de mon travail. D’un mathématicien, en plus, porté par son génie très particulier à élargir sans cesse l’arsenal des notions à la base même de son art. C’est ainsi que j’ai été amené, sans même m’en apercevoir et comme en jouant, à bouleverser la notion la plus fondamentale de toutes pour le géomètre : celle d’espace (et celle de « variété »), c’est-à-dire notre conception du « lieu » même où vivent les êtres géométriques. Récoltes et Semailles, § 2.10. Un coup d’œil chez les voisins d’en face Claire Voisin, mathématicienne, membre de l’Académie des sciences, n’apprécie ni l’homme ni sa manière de concevoir les maths, trop monumentale, mais elle s’arrête un instant quand on lui demande quel autre mathématicien a la dimension d’Alexandre Grothendieck. La réponse vient de sa voix douce, comme une évidence : « Il n’y en a pas… » Ni Hilbert, ni Cantor, ni Gauss, ni Poincaré, Henri, le cousin de Raymond, ni Weil, André, le frère de Simone… Une pensée féconde Si les récompenses permettent de mesurer le talent, alors le sien paraît immense. Il obtient en 1966 la médaille Fields, souvent considérée comme le Nobel des mathématiques. Celle-ci est attribuée tous les quatre ans à des chercheurs de moins de 40 ans. Alexandre Grothendieck présenté par Jean Dieudonné au Congrès international des mathématiciens de 1966 Alexandre Grothendieck n’a pas 40 ans, et déjà l’ampleur de son œuvre et l’étendue de son influence sur les mathématiques contemporaines sont telles qu’il n’est pas possible d’en donner autre chose qu’une idée très déformée dans un aussi bref exposé. [...] S’il fallait chercher une parenté spirituelle à Grothendieck, c’est à Hilbert, me semble-t-il, qu’on pourrait le mieux le comparer : comme Hilbert, sa devise pourrait être : « simplifier en généralisant », en recherchant les ressorts profonds des phénomènes mathématiques ; mais, comme Hilbert aussi, lorsque cette analyse en profondeur a conduit à un point où seule l’attaque de front reste possible, il trouve presque toujours dans sa riche imagination le bélier qui enfonce l’obstacle. La comparaison est peut-être lourde à porter, mais Grothendieck est de taille à n’en pas être accablé. Le texte complet est disponible sur le site de l’Union mathématique internationale Ensuite, vient la médaille Émile Picard, de l’Académie des sciences, en 1977 ; puis, en 1988, le Prix Crafoord [4], créé par l‘Académie royale de Suède pour mettre en avant les sciences oubliées par Alfred Nobel. Lui ne leur accorde pas grande importance. La première, il la vendra aux enchères pour reverser l’argent au gouvernement du Nord Vietnam en guerre contre l’Oncle Sam. La seconde finira en casse-noisettes, qualifié de « très efficace », chez un ancien élève. En guise de casse-noisettes... Quant au prix Crafoord, couronnement d’une carrière scientifique, il le refusera tout simplement. L’argent (270 000 dollars, soit 1,5 million de francs à l’époque) ne l’intéresse pas et les honneurs l’insupportent. Et si, comme il le dit lui-même dans sa lettre de refus adressée au secrétaire de l’Académie suédoise, il attend le jugement du temps pour évaluer la fécondité de ses travaux, alors sa dimension ne fait plus uploads/Science et Technologie/ alexandre-grothendieck.pdf
Documents similaires
-
20
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Jan 05, 2021
- Catégorie Science & technolo...
- Langue French
- Taille du fichier 1.1360MB