L’Autre qui n’existe pas et ses Comités d’éthique Éric Laurent et Jacques- Alai
L’Autre qui n’existe pas et ses Comités d’éthique Éric Laurent et Jacques- Alain Miller Douzième séance du séminaire (mercredi 12 mars 1997) Jacques-Alain Miller : Avant de passer la parole à Éric Laurent, je vais achever le mouvement que j’ai esquissé la dernière fois, que j’ai interrompu sur une chute significative. La science, et je dis la science conformément à l’usage de Lacan, qui s’autorise de Koyré, pour nommer ainsi la science mathématique de la nature, telle qu’elle s’est imposée à partir de Galilée, et telle qu’elle s’est affirmée avec Newton, la science, c’est ainsi que je l’ai présenté la dernière fois, substitue au sens le savoir. Et cette substitution peut être écrite comme métaphore ainsi : savoir sur sens, Savoir Sens qui est à proprement parler la métaphore scientifique. La métaphore scientifique a pour effet, dans la signification, le silence. C’est ce silence même, dont Pascal faisait une puissance d’effroi : « le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie ». Ce silence, et c’est ce que faisait remarquer Paul Valéry dans sa Variation sur une pensée, à laquelle j’ai fait, jadis, un sort, dans mon cours, ce silence n’est pas si éternel que ça. C’est un silence qui est daté, un silence qui tient à l’émergence historique du discours de la science ; qui tient à Copernic, à Kepler, et puis à Galilée. En effet, comme le rappelle très judicieusement Valéry, pour Pythagore, les mathématiques ne faisaient nullement taire les cieux. Au contraire, elle les faisait chanter, et d’un concert harmonieux, d’un accord suave et sublime. « Quant aux Juifs, dit Valéry, ils ne parlent des cieux qu’ils n’en célèbrent l’éloquence » et c’est ce que Jéhovah lui-même dit à Job « Les étoiles du matin éclataient dans chant d’allégresse ». Autrement dit, la nature ça parlait, et spécialement la nature des cieux, l’univers. Laissons-là l’affect d’effroi, qui a été critiqué par Valéry selon la perspective, les canons de son esthétique. Pour lui, le bien-dire excluait la puissance de l’émotion sur l’écrivain, donc il soupçonnait l’authenticité de l’affect que Pascal cherche à nous communiquer. Il n’y voyait qu’un effet proprement littéraire. Mais enfin laissons l’affect d’effroi et son éventuel caractère littéraire pour garder le silence. Le silence n’est pas là un effet littéraire, c’est à proprement parler l’effet scientifique. C’est le silence imposé au sens, au chant du sens par le savoir de la science. Le savoir de la science ne chante pas, ne parle pas, il est muet et il s’écrit, i-t. Oui, la langue n’est pas toujours sans équivoque, comme nous le savons. Enfin s’il E. LAURENT, J.-A. MILLER, L'Autre qui n'existe pas et ses comités d'éthique Sém n°12 - 12/3/97 206 206 s’écrie i-e, il ne s’écrit que silence. Et c’est ainsi que j’ai pu définir la dernière fois ce que Lacan désigne comme le savoir dans le réel, qui serait le propre de ce que désigne et élabore le discours de la science, j’ai pu le définir, dans les termes même de Lacan, comme un savoir qui ne cesse pas de s’écrire, c’est-à-dire qui ne parle pas. Un savoir qui ne cesse pas de s’écrire en silence. À saisir dans cette perspective, il s’écrit en formules qui ne veulent rien dire, c’est-à-dire qui ne sont pas des messages, qui ne sont pas du registre de la communication, mais qui imposent un invariable « c’est ainsi », perpétuel, constant, calculable et exactement sans appel. Pour ce qu’ainsi élabore le discours de la science comme savoir dans le réel, il n’y a pas de cour d’appel, il n’y a pas non plus de cour de cassation. Il n’y a personne à convaincre ou à déconvaincre, il y a un « c’est ainsi », que cela plaise ou non. Si la psychanalyse a partie liée avec la science, comme elle le soutient depuis Freud, la question ne peut être éludée du savoir dans le réel auquel elle aurait affaire en tant que discipline. Commençons par nous demander par quel biais la psychanalyse a-t-elle partie liée avec la science. Elle a partie liée avec la science d’abord par le biais dit de l’association libre. Elle suscite et elle accueille un matériel qui se présente comme aléatoire, produit au hasard, contingent et elle découvre dans son exercice, elle en théorise dans sa réflexion, des lois qui sont susceptibles d’être mises en formules, mais en formules propres à chaque sujet, puisque la psychanalyse aborde l’espèce humaine comme parlante sous le mode du un par un. Comment caractériser son opération au regard du discours de la science sinon en reconnaissant qu’elle prend son départ de la parole, et donc dans cette perspective, disons, à titre d’hypothèse, d’un réel qui parle. Et ce réel qui parle, elle vise à le réduire au non sens d’une formule. Ce que nous appelons communément dans notre jargon un mathème. En cela, on peut dire que l’opération analytique accomplit en la répétant, la métaphore scientifique, c’est-à-dire que un par un, et prenant son départ d’une parole qui se développe sur le mode de l’association libre, elle réduit le sens au savoir, c’est-à-dire au non sens d’une formule qui peut être écrite. Et toute une part de l’élaboration de la psychanalyse par Lacan s’inscrit sur ce vecteur, du sens au savoir. Néanmoins, dans la science, le sens est tout à fait et radicalement disjoint du savoir. Et c’est ce qui explique que l’émergence du discours scientifique ait rencontré l’objection de la religion, que les autorités religieuses se soient partout gendarmées contre l’instauration du discours de la science. Et à l’occasion en utilisant les moyens les plus violents du pouvoir, jusqu’à apprendre, à force, à faire sa part au discours scientifique de façon pacifique, jusqu’à apprendre à cohabiter avec lui, et à constituer par rapport à ses développements un comité d’éthique extrêmement puissant, mais, sur le fond, d’admettre cette puissance en développement. Peut-on dire que dans la psychanalyse le sens soit radicalement disjoint du savoir ? C’est beaucoup plus douteux. Et ce qui le montre, c’est précisément ce qui supporte l’opération analytique, à savoir, l’interprétation. L’interprétation, par quelque bout qu’on la prenne, garde E. LAURENT, J.-A. MILLER, L'Autre qui n'existe pas et ses comités d'éthique Sém n°12 - 12/3/97 207 207 partie liée avec le sens. Et c’est pourquoi, devant l’admettre, Lacan, au départ de son enseignement, et dans l’optique de faire advenir la psychanalyse comme science, mettait ses espoirs dans l’élaboration d’une science du sens. Il inscrivait volontiers la science, il inscrivait volontiers plus exactement la psychanalyse au rang des arts libéraux, ainsi nommés au moyen- âge, précisément par leur défaut de formalisation, et il se promettait de scientificiser la psychanalyse par la formalisation scientifique des arts libéraux. Mais le songe d’une science du sens, que faisait naître les progrès de la linguistique structurale, à quoi Lacan a donné le développement qu’on sait dans son « Instance de la lettre », d’une science du sens qui aurait pu isoler les formules écrites, les mathèmes de la métaphore et de la métonymie, comme expliquant la production du sens en dépit de ce songe d’une science du sens, qu’on ne peut pas méconnaître, la novation, qui est advenue par la psychanalyse, à savoir que si la psychanalyse est autre chose elle-même qu’un songe, qu’une illusion, qu’une imposture, il y a du réel qui est noué au sens. Et c’est sans doute ce qui est inéliminable de la psychanalyse, qu’il y a du sens dans le réel. Et sinon comment pourrait-on attendre de l’interprétation, qu’elle modifie ce qui pour un sujet vaut comme le réel, à savoir le symptôme ? La découverte de la psychanalyse, c’est qu’il y a du sens dans le symptôme. Certes, comme il y en a dans le rêve, ce qui a été su depuis toujours, comme il y en a dans le lapsus, le mot d’esprit, l’acte manqué. Mais la psychanalyse ne vise pas à modifier ces formations de l’inconscient, ne vise pas à modifier le rêve ou le lapsus, ou le mot d’esprit, ou l’acte manqué. C’est le symptôme qu’elle vise à modifier. On ne vient pas chez l’analyste pour rêver autrement. On peut venir chez l’analyste pour rêver autrement quand on fait des cauchemars à répétition, mais précisément alors, le cauchemar à répétition vaut comme symptôme, il comporte, je le rappelais il y a peu, il comporte l’etcoetera du symptôme. C’est le symptôme essentiellement que la psychanalyse vise à modifier et par l’interprétation. D’où la question de savoir si le symptôme c’est du réel ou non. Est-ce que le symptôme c’est le réel dans la psychanalyse ? Et spécialement, étant donné que le symptôme est interprétable, est-ce encore du réel ? Parce que s’il est interprétable et si c’est du réel alors ça veut dire qu’il y a du sens dans le réel, en infraction à ce qu’instaure le discours de la science. La simple pratique de l’interprétation accentue, intensifie, rend insupportable la question de savoir dans quelle mesure le langage peut toucher au réel. Et cette question est la question, on peut uploads/Science et Technologie/ cours12 1 .pdf
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- Publié le Dec 17, 2022
- Catégorie Science & technolo...
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