CIRCULATIONS DES IDÉES EN EUROPE ÉTAT DES LIEUX D’UNE URGENCE 1 En juin 2009, à

CIRCULATIONS DES IDÉES EN EUROPE ÉTAT DES LIEUX D’UNE URGENCE 1 En juin 2009, à l’initiative des Éditions de l’EHESS, a été lancé « le Manifeste pour une édition en sciences humaines réellement européenne ». À l’origine, un constat : l’élargissement déjà accompli et à venir de l’Union européenne, souvent considéré comme une simple « question technique » par les politiques et les opi­ nions publiques, n’a pas suffisamment nourri la réflexion sur la circulation des idées, des textes et des livres. Face à ces manques, les signataires du texte – chercheurs, traducteurs, éditeurs, professionnels du livre – affirment qu’il faut « décloisonner par des regards croisés des analyses souvent implicitement natio­ nales », « intégrer la pluralité des manières de faire des sciences sociales » qui « s’est construite à travers les transferts et les appropriations mais aussi les expériences particulières », « promouvoir la pluralité des ­ langues à partir desquelles et vers lesquelles nous traduisons ». On se plaint souvent dans la vieille Europe de mal connaître « les nouveaux entrants », mais il faut consta­ ter que les déséquilibres dans la circulation des travaux de sciences humaines entre les pays européens sont encore plus grands que dans le domaine littéraire. Implicitement, autant dans l’institution universitaire que dans la production éditoriale, il semble qu’il existe des « problématiques locales » et des « problématiques universelles ». Les philosophes, historiens, sociologues des « petits pays », en particulier post-communistes, ont, quand ils sont traduits dans une langue de plus grande diffusion, au mieux la légitimité de s’exprimer sur « leur terrain local », mais rarement la possibilité de le faire sur des questions « d’ordre général ». La distorsion centre/périphérie n’est cependant pas réservée à l’ancienne Europe de l’Est, elle touche aussi les pays de « petites langues » un peu partout en Europe, et bien sûr ailleurs. Dans un contexte où la recherche est de plus en plus collective et internationale, il est certes indispensable d’affirmer que « la traduction est la langue de l’Europe », mais cette vérité risque de rester lettre morte si aucun programme transnational d’envergure ne vient soutenir les échanges et en particulier la traduction. Car un enjeu majeur pour la vie des idées est celle de la circulation des textes de sciences humaines, et donc de la traduction, de son financement et de sa reconnaissance. Alors que le programme européen Culture 2007-2013 comporte un dispositif en faveur de la traduction littéraire (volet 1.2.2), rien n’est encore prévu au niveau de l’Union européenne pour soutenir la traduction d’ouvrages de sciences humaines. Comment intensifier les échanges et les traductions en Europe ? Les signataires du manifeste, forts de leurs expériences particulières mais représentatives, estiment qu’en la matière, pour construire une Europe de la connaissance, il y a urgence d’agir. Ils ont dégagé les constats et propositions suivantes : ➜ ➜La production intellectuelle demeure souvent tributaire d’un cadre national et les cir­ culations de livres ou de textes sont insuffisantes entre les pays. Contrairement à certaines idées reçues, il n’est pas sûr que l’époque contemporaine dite de mondialisa­ tion soit plus propice aux échanges intellectuels internationaux que d’autres périodes de l’histoire. Comme le constate Michèle Leclerc-Olive, chercheur au CNRS, « au début du xxe siècle, alors que les moyens de commu­ nication étaient moins développés qu’aujourd’hui, la circulation des idées avec le monde anglo-saxon était très riche. Elle était aussi plus vivante entre domaines scientifiques au sein d’une même langue. » Il serait donc bon d’examiner quels étaient les processus qui permettaient alors à ces échanges d’exister. S’il est difficile d’énumérer les textes fondamentaux pour la recherche qui ne circulent pas suffisamment (en particulier quand ils sont écrits dans une langue à faible diffusion), et qu’il est encore plus difficile pour un édi­ teur d’évaluer ce qui, dans son catalogue, est susceptible d’intéresser un lectorat étranger, chaque spécialiste d’un domaine peut aisément identifier des manques criants. Ainsi, en France, on ne peut que déplorer la faible diffu­ sion de la philosophie espagnole (Michèle Leclerc-Olive), la quasi-absence d’historiens centre-européens (Marie- Élizabeth Ducreux, CNRS), le manque de publications sur le premier xxe siècle roumain alors qu’existent « de nombreux textes intéressants qui touchent nos synchronies européennes » (Catherine Durandin, Inalco). Pour retrouver le Manifeste : www.editions.ehess.fr 2 Même lorsque les transferts culturels sont importants, comme dans le domaine de la philosophie entre la France et les pays tchèques ou slovaques, où comme le constate Petr Horak, philosophe et traducteur (Prague), la philosophie française a été historiquement bien introduite – en particulier les auteurs proches de la phéno­ ménologie et de l’existentialisme –, des pans entiers restent dans l’ombre. Ainsi les auteurs français traitant de philosophie des sciences, d’ontologie ou de métaphysique sont-ils largement méconnus. En histoire, autant l’École des Annales et les historiens de la Révolution sont bien connus du public tchèque, autant la réflexion sur l’histoire, le sens du fait historique ou encore l’historiographie sont peu présents (des auteurs comme Roger Chartier, François Hartog ou Marcel Detienne pourraient aisément trouver leur place en traduction). En Pologne également, le champ de l’histoire médiévale a été élargi par la traduction et la lecture d’auteurs français. Mais cette époque est révolue : d’un côté les médiévistes français de la jeune génération ne sont plus traduits et, de l’autre, les auteurs polonais ayant travaillé sur le domaine ne le sont pas non plus en français sauf rares exceptions (dont par exemple Bronisław Geremek). Or, là où le lien intellectuel est de longue date, il devrait être plus facile de proposer des traductions. Comme le souligne Jerzy Pysiak, historien (université de Varsovie), « Il semble important de valoriser en France cette recherche polonaise en histoire médiévale car elle résulte en grande partie des contacts franco-polonais traditionnels depuis le xixe siècle et qui se sont poursuivis tout au long du xxe siècle avec Aleksander Gieysztor, Bronisław Geremek, Karol Modzelewski et tant d’autres. » Tandis qu’en Europe centrale on a beaucoup traduit, notamment grâce à des politiques actives en la matière après la chute du communisme, et que l’on continue à le faire dans une certaine mesure, « les pays de la vieille Europe », dont la France, sont particulièrement peu ouverts aux productions de ces pays. Concernant la Roumaine, Catherine Durandin rappelle le faible intérêt en France pour la production des intellectuels roumains alors que les maisons d’édition roumaines suivent assez bien ce qui se passe sur la scène éditoriale française. « Avec un bémol : les études concernant les débats nationaux : la décolonisation, l’épuration, la vie intellectuelle des xixe et xxe siècles, sont ignorées. Faute d’un marché roumain, peut-être. La science politique est plus largement traduite que l’histoire. Quant aux travaux des historiens roumains, ils ne sont pas traduits en France : seule la Shoah donne lieu à quelques publications. » Si l’on veut réellement favoriser l’élargissement de l’Union européenne et l’approfondissement des liens en Europe, il semble urgent de s’intéresser en Europe occidentale à « l’histoire des Balkans et de l’Europe orientale écrite par les balkaniques eux-mêmes » comme le suggère Zhivko Kushev, directeur de la maison d’édition Paradigma à Sofia, ou encore comme le propose le politologue monténégrin Milan Popović, il paraît impératif de donner une place aux voix critiques d’Europe de l’Est sur le processus d’intégration, processus dans lequel les peuples concernés ont souvent le sentiment d’être peu écoutés. Par ailleurs, l’Union européenne constitue un cadre institutionnel où se rencontrent des espaces linguis­ tiques qui débordent largement les frontières territoriales, c’est vrai des langues française, anglaise, espagnole ou portugaise, mais aussi par exemple de l’arabe ou des langues africaines. Il est donc important de prendre en compte l’ampleur des interactions et des transferts culturels concernés. D’une façon générale, il n’est pas facile d’avoir accès aux informations sur la recherche en train de se faire dans d’autres pays. Pour accroître la circulation des textes en Europe et la connaissance de leur existence, on pourrait concevoir une base de données générale sur les publications (Zhivko Kushev, Paradigma book, Bulgarie), mais aussi un espace d’échange et d’information dédié à la circulation des traductions comme le suggèrent Ivan Čolović, directeur des éditions XX Vek à Belgrade, et Antoaneta Koleva, directrice des éditions Critique et humanisme à Sofia. À terme, la conception d’outils d’accès et de référencement fédérés et multilingues pour les textes en langues « minoritaires » (que sont actuellement toutes les langues sauf l’anglais) deviendra indispensable, comme le rappelle Claire Madl, responsable de la bibliothèque du Centre français de recherche en sciences sociales de Prague. Certains thèmes se prêtent particulièrement aux échanges voire aux recherches transversales, toujours selon Antoaneta Koleva : l’iden­ tité européenne, les questions de mémoire et de lecture de l’histoire, les migrations et la mondialisation. « Sans une plateforme commune concrète, des moyens, des personnes avec une vision, une expertise et une volonté politique, rien ne peut être fait », estime Simona Goldstein, directrice des éditions Antibarbarus à Zagreb. Le besoin d’espace d’échange et de mutualisation des informations sur la circulation des textes et des idées est uploads/Science et Technologie/ ehess-etat-urgence-traduction.pdf

  • 27
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager