N ous sommes en 2004. Des hommes se lè vent, mûrs, aux joues granitées. Gratta
N ous sommes en 2004. Des hommes se lè vent, mûrs, aux joues granitées. Grattage de nez, sifflotements, fée électricité – une nou velle journée. Se rasent, enfilent leur costu me de Grands responsables, cravate en op tion, douche, café, emails, cellulaire, taxi, pensées fugitives, travail. Ils s’appellent Pierre, Olivier, Jean-Claude ou Laurent. Tous sont présidents ou directeurs d’entreprises du secteur micro-électronique et participent au Groupement profes sionnel des industries de composants et de systèmes électro niques, le Gixel 2. Le plus naturellement du monde, ils veulent faire prospérer les quelque 32 000 emplois et 4 milliards de chiffre d’affaires qu’ils représentent en France. Pour cela, et parce qu’ils ne se sentent pas les coudées assez franches, ils écrivent un Livre bleu, consistant en une série de recomman dations à l’adresse du gouvernement pour développer le mar ché des circuits imprimés, composants d’interconnexion et autres cartes à puce. Parmi leurs propositions, l’une fit grand bruit, et reste bien connue chez celles et ceux qui s’interro gent sur la portée politique des nouvelles technologies : « Acceptation par la population : La sécurité est très souvent vécue dans nos sociétés démocratiques comme une atteinte aux libertés individuelles. Il faut donc faire accepter par la population les technologies utilisées et parmi celles-ci la biométrie, la vidéosur veillance et les contrôles. Plusieurs méthodes devront être développées par les pouvoirs publics et les indus triels pour faire accepter la biométrie. Elles devront être accompagnées d’un effort de convivialité par une reconnaissance de la personne et par l’apport de fonc tionnalités attrayantes : – Éducation dès l’école maternelle, les enfants utili sent cette technologie pour rentrer dans l’école, en sor tir, déjeuner à la cantine, et les parents ou leurs repré sentants s’identifieront pour aller chercher les enfants. – Introduction dans des biens de consommation, de confort ou des jeux : téléphone portable, ordinateur, voiture, domotique, jeux vidéo – Développer les services « cardless » à la banque, au supermarché, dans les transports, pour l’accès In ternet, ... La même approche ne peut pas être prise pour faire accepter les technologies de surveillance et de contrôle, il faudra probablement recourir à la persuasion et à la réglementation en démontrant l’apport de ces tech « Parce que notre monde vit une mutation de nature comparable à ce qui s’est passé avec l’imprimerie, parce que toute la société, les sciences, la vie quotidienne et économique sont aujourd’hui conditionnées par ces bouleversements, l’École doit aujourd’hui pleinement entrer dans l’ère du numérique. » « Refondons l’école de la République », rapport remis au président de la Répu blique le 9 octobre 2011 1 « Mieux vaut laisser son enfant morveux que de lui arracher le nez. » Montaigne, Essais Les enfants monstrueux du numérique À propos d’éducation immatérielle et de délires matérialistes Par Ferdinand Cazalis, pour Article XI 29 novembre 2012 Ils ont 3, 4 ou 10 ans et regardent le monde au travers d’un Ipad, doudou glacé qui fleure bon la « modernité ». Pour l’industrie technologique, l’enfance se pense à l’ombre des machines, innovations qualifiées de nécessaires par la bien-pensance scientiste et introduites sans recul sur le marché des marmots. Retour sur l’appari tion du numérique dans l’aire du jeu et de l’apprentissage. 1 nologies à la sérénité des populations et en minimi sant la gêne occasionnée. Là encore, l’électronique et l’informatique peuvent contribuer largement à cette tâche 3. » Des hommes qui se lèvent donc le matin pour « faire accepter » leurs produits de surveillance high-tech, par un dressage organisé des enfants dès le plus jeune âge – si l’on peut parfois imaginer un tel cynisme de la part des indus triels, on en voit rarement la trace écrite. Suite aux remous occasionnés par la diffusion de ce texte dans l’espace pu blic 4, il fut retiré du site du Gixel. En s’autocensurant, Pier re, Olivier, Jean-Claude ou Laurent ont-ils pensé que leur conception de l’enfance manquait de sensibilité ou que leur stratégie de communication avait foiré, nous ne le sau rons jamais. En 2012, des femmes se lèvent, modernes, aux joues sa tinées. Grattage de nez, fredonnements, fée électricité – une journée de septembre. Se maquillent, enfilent leur costume de Grandes responsables, tailleur en option, douche, café, emails, smartphone, taxi, pensées vagabondes, travail. Elles s’appellent Françoise, Loumia, Marie-Louise ou Isabelle. Elles sont présidentes, journalistes ou directrices dans de grands groupes et participent ensemble à un site d’actualité pour les femmes : Terrafemina 5. Cette plateforme internet a été créée par Véronique, qui participe par ailleurs au Fo rum des femmes pour l’économie et la société, surnommé le « Davos des femmes », en référence au Forum économi que mondial, rendez-vous annuel des décideurs du monde entier pour faire avancer le libéralisme du XXIe siècle. Que ce soit avec l’Agence France presse (AFP), ou avec le géant des télécoms Orange, elles ont mis en place un « Observatoire » des tendances, sorte de benchmarking 6 à la française. Une veille stratégique pour ne pas finir dans les placards de l’économie : rester updated, c’est vital de nos jours. Parfois, elles partagent un bon repas, servies par une flopée de domestiques dans un bel appartement parisien, et diffusent leurs discussions sous forme de vidéo-clips sur le site Terrafemina (Voir vidéo en ligne). Sur le thème du numérique, on voit par exemple Hé lène, directrice exécutive de Mediapart et Nathalie, de Ten dances institut, papotant avec d’autres copines de « l’intel ligence féminine » développée sur internet, et des nouveaux services qui facilitent la vie, comme commander ses surge lés bio en ligne : « Ça rationalise complètement la produc tivité en entreprise, on peut faire nos courses, rentrer le soir, elles sont livrées. (…) Les femmes s’approprient cet univers- là, parce que ça nous donne une liberté incroyable et puis surtout ça nous fait gagner un temps fou. » Elles sourient, c’est frais, ça sonne comme un renouveau de l’émancipa tion des femmes, enfin libérées de la corvée des courses par Intermarché.com. Autre tâche dont les nouvelles technologies peuvent af franchir les femmes : l’éducation des enfants. Comprenez que lorsqu’on veut diriger le monde et être maman, la vie n’est pas facile. Les papas refusent toujours de s’en occu per 7, affairés qu’ils sont à boursicoter ou à jouer à la PSP ; et depuis qu’on répond à ses mails sur son iPhone en même temps qu’on fourre le biberon au micro-ondes, il devient difficile de concilier flexibilité professionnelle et devoirs fa miliaux. Pour remédier aux affres de la modernité, Orange et Terrafemina proposent des solutions, qu’ils déroulent dans une enquête réalisée en partenariat avec l’institut de sondages CSA et le Treize Articles Weblab : « Tablette tactile : la nouvelle nounou ? 8 ». Le document de synthèse s’adresse aux « Super pa rents », et leur présente des « applis pour parents parfaits » que l’on peut aujourd’hui télécharger sur sa tablette – type Ipad. Le « Traducteur de pleurs », par exemple, analyse et identifie les larmes du chérubin, puis donne des conseils pour le faire cesser. D’autres applications permettent à la famille d’être « virtuellement unie », en étant « présents à dis tance » : on peut ainsi « numériser sa vie de famille », éviter de « parler à son ex-mari » grâce à un planning interactif, « raconter une histoire sans être présent », découvrir les joies du « e-câlin », programmer une image de réveil qui signale à l’enfant qu’il peut sortir du lit, etc. Grâce à ces applications téléchargées sur une tablette tactile moyennant quelques euros, on peut offrir aux petits un « environnement très dé matérialisé », où le « doudou n’est plus si doux » et la « Barbie n’a plus le goût de plastique » puisqu’ils s’animent sur écran. Françoise, Loumia, Marie-Louise ou Isabelle de Terrafe mina aiment leurs enfants. Elles leur collent un Ipad dans les pattes, pour qu’ils étreignent leur doudou virtuel et s’en vont affronter la jungle du marché, le cœur léger, sûres de n’être importunées par leur lourdaud d’ex-mari que par ta blette interposée. Un enfant en couche-culotte absorbé par un Ipad : Do nald Winnicott, pédiatre et psychanalyste mort en 1971, serait sûrement resté dubitatif devant la scène. Dans son livre le plus connu, Jeu et réalité, il étudie comment le nour risson passe par une phase essentielle pour la constitution de sa subjectivité : suite au rapport fusionnel qu’il entre tient dès la naissance avec sa mère, le bébé crée un « espace transitionnel » en portant son attention sur des « objets » (le pouce, le nounours ou le doudou), qui introduisent une distance et un jeu avec l’extérieur, c’est-à-dire avec autre chose que lui-même. Ici se joue donc la fabrique de l’alté rité, du fantasme ou encore du sentiment d’indépendance. Que cet espace soit rempli par une machine programmée par Apple et Orange n’inquiète pourtant pas Hélène et Na thalie, ce sont des mères sereines. Comme le dit le docu ment de Terrafemina, leurs enfants sont uploads/Science et Technologie/ fernand-cazalis-les-enfants-monstrueux-du-numerique.pdf
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- Publié le Jui 26, 2022
- Catégorie Science & technolo...
- Langue French
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