Épistémologie des sciences sociales Quelques réflexions préliminaires La place

Épistémologie des sciences sociales Quelques réflexions préliminaires La place croissante des sciences sociales dans les techniques de gouvernement et d’administration pose de manière aiguë la question de la scientificité des sciences et celle de la validité de leur méthode, c'est-à-dire au puzzle de l’épistémologie des sciences sociales. Qu’est-ce qui fait que les sciences sociales peuvent se parer du titre envié de « sciences » ? Pourquoi le sociologue peut-il prétendre comprendre plus objectivement le « réel » social qu’un lecteur attentif de Platon ou de Rousseau ? Comment expliquer cette invasion des sciences sociales dans tous les champs qu’elles avaient épargnés jusqu’à présent, ainsi l’épistémologie ou la philosophie morale ? D’un côté, il est clair que les sciences humaines ont apporté à la philosophie des matériaux précieux. Ainsi, l’ethnologie a singulièrement enrichi notre réflexion sur l’humain. Ou, du moins, a fourni des éléments empiriques qui permettaient apparemment de confirmer quelques unes des grandes thèses philosophiques les plus anciennes. Les exigences de la méthode des sciences ont également contraint les philosophes à un effort de clarté bien utile, dont on voit les effets dans la philosophie morale américaine contemporaine par exemple. Mais d’un autre côté, il est évident que les sciences humaines ne sont des sciences que dans le sens très général de savoir rationnel, soumis à l’exact critique, mais nullement dans le sens précis et moderne des sciences de la nature. A fortiori la prétention de certaines sciences humaines à être en quelque sorte des sciences architectoniques, des sciences qui ordonnent tous les autres savoirs, est-elle des plus vaines. Or cette prétention on la retrouve souvent dans la sociologie – par exemple chez Bourdieu – ou dans l’économie. Il fut une époque, encore pas si lointaine, où les sciences humaines s’interrogeaient sur leurs propres fondements, où la scientificité des sciences humaines était encore discutable. Il semble que cette époque soit bien révolue. Non parce que le problème aurait été résolu et que les sciences humaines se seraient mises dans « la voie sûre de science », mais tout simplement parce qu’on a jugé bon d’enterrer purement et simplement le problème, l’officialisation de ces sciences, leur intégration au fonctionnement du pouvoir politique et économie servant ici de garantie. Le résultat est que les sciences humaines sont le plus souvent un mélange de pure discours idéologique non questionné – c’est particulièrement le cas en économie – ; de recherches empiriques dont les manques graves ou les limitations sont masquées par un discours méthodologique aussi pompeux que vide ; de reprises, sous une forme nouvelle, de questionnements philosophiques fort anciens où les sciences humaines, sans le savoir le plus souvent, retombent dans des apories connues de tout étudiant en philosophie. Je n’ai pas l’intention de faire ici la véritable critique (au sens kantien du terme) des sciences humaines qui serait nécessaire. Je ne peux que tenter de donner les prolégomènes à une telle critique. Tout d’abord ? (I) je montrerai que les sciences telles que nous les comprenons depuis le début des temps modernes (depuis Galilée, disons) reposent sur un certains nombres de présuppositions dont pratiquement aucune n’est vérifiée par les sciences humaines. Je reviendrai ensuite (II) sur la question centrale de la causalité qui constitue à l’évidence une ligne de clivage centrale entre sciences humaines et sciences de la nature. J’en déduirai (III) la nécessité de revenir à la théorie des deux sciences, telle qu’elle fut formulée par des philosophes comme Dilthey ou Rickert. Je conclurai (IV) par quelques considérations sur le caractère irréductiblement normatif des sciences humaines. Présuppositions de la scientificité §1 Les sciences humaines naissent de la volonté de construire pour ce qui est des « affaires humaines » un savoir qui puisse avoir la même force théorique que la gravitation newtonienne. Raisonner en ces matières comme s’il s’agissait de lignes, de figures ou de mouvements, voilà l’ambition des rationalistes du xviie siècle qui va tenter de se concrétiser dans les siècles suivants par des disciplines nouvelles, calquées sur le modèle des sciences de la nature, puisque c’est le seul modèle que nous ayons de sciences qui peuvent se targuer de réussites incontestables et de preuves si nombreuses qu’elles énoncent ce genre de propositions qui peuvent être caractérisées par ce que nous entendons depuis les Grecs sous le nom de vérité. Quels sont donc les principes qui, de prime abord, permettent l’essor prodigieux des sciences européennes ? J’en distinguerai cinq : 1. l’adoption de la méthode analytique, si bien résumée par Descartes dans un passage fameux du Discours de la Méthode : « diviser chacune des difficultés que j’examinerais, en autant de parcelles qu'il se pourrait, et qu'il serait requis pour les mieux résoudre » ; 2. la liquidation des causes finales aristotéliciennes au profit d’un causalisme strict, dont Kant explicite l’essence : ordonner les phénomènes par des lois générales réglant leur enchaînement ; 3. La renonciation aux questions « métaphysiques du type « pourquoi » au profit de l’explication des phénomènes particuliers au moyen de lois générales (« lois de couverture » comme dirait Hempel), c'est-à-dire ce qu’on désigne souvent du nom de positivisme ; 4. La mathématisation de ces lois ; la physique théorique est entrée dans « la voie sûre de la science », dit encore Kant, parce que ses lois sont des lois mathématiques ; 5. L’indépendance des sciences à l’égard des considérations de valeurs en général, et à l’égard des dogmes religieux en particulier. C’est la revendication de Weber de « neutralité axiologique », qui implique notamment la séparation radicale entre les sciences et de la métaphysique ou des religions. §2 Disons quelques mots d’abord de ce qu’implique pour les sciences sociales l’hypothèse d’analycité. La mécanique moderne est née le jour où la trajectoire de l’obus tiré par un canon peut être décomposée en deux mouvements simples, le mouvement rectiligne uniforme suivant l’axe du canon et le mouvement rectiligne uniformément accéléré vers le sol, c'est-à-dire le mouvement de la « chute des graves » pour parler dans le langage du Moyen âge et des débuts de la science moderne. Cette capacité de penser la complexité des phénomènes réels à partir d’abstractions simples – ici les mouvements rectilignes uniformes ou uniformément accélérés – c’est cela la méthode analytique et elle constitue, aujourd’hui encore, l’essence même de la pensée scientifique. C’est elle qui est développée philosophiquement par Descartes, dans le Discours de la méthode,1 par Spinoza2, ou par Leibniz3. On fera sans doute remarquer que les méthodes analytiques s’opposent aux méthodes systémiques, que les démarches holistiques ne manquent pas dans les sciences de la nature : Claude Bernard4 au fond définit, le premier, la cellule comme système au sens de la systémique telle la défend Ludwig von Bertalanffy. Ce dernier défend la nécessité d’une théorie générale des systèmes comme moyen de dépasser les limites des méthodes analytiques de la science classique. Selon lui, L’application des procédures analytiques dépend de deux conditions. La première, c’est que les interactions entre les « parties » soient inexistantes ou assez faibles pour être négligées dans certaines recherches. Sous cette condition seulement, les parties pourront être « isolées » véritablement, logiquement et mathématiquement, puis ensuite « réunies ». La seconde, c’est que les relations qui décrivent les comportements des parties soient linéaires ; dans ce cas seulement on aura la condition de sommativité, c'est-à-dire que l’équation qui décrit le comportement de l’ensemble a la même forme que celles qui décrivent les comportements des parties ; les processus partiels peuvent être superposés pour obtenir le processus total, etc. Ces conditions ne sont pas remplies par êtres qu’on appelle systèmes, c'est-à-dire formés de parties en « interaction ».5 On sait, depuis assez longtemps, que même les objets de la science classique ne répondent à ces conditions d’application de la méthode analytique : la théorie newtonienne marche bien pour deux corps célestes, mais Poincaré a montré à la fin du siècle dernier qu’il n’était pas possible de trouver une solution stable à l’interaction de trois corps. Von Bertalanffy fait donc une constatation assez banale : les idéalisations de la science classique ne permettent pas de décrire précisément des systèmes même aussi simples que le problème de trois corps. Mais cela condamne-t-il la méthode analytique ? Cela implique-t-il qu’on y renonce pour une méthode « holistique » qui reste assez mystérieuse ? Les équations de Newton (F = km1m2/d²) ne permettent pas de prédire l’évolution à longtemps terme du système, mais on ne peut pas, pour autant, dire qu’elles ne l’expliquent pas. En décrivant une méthode analytique idéale et en la sommant de résoudre tous les problèmes les plus complexes, on place la barre si haut qu’il n’est pas difficile de prétendre ensuite que cette méthode – appelée aussi « cartésienne » – est trop limitée pour nous. Sans développer ce point, il me semble que l’opposition des méthodes analytiques et des méthodes systémiques que l’on retrouve chez certains auteurs, est peu pertinente, les méthodes systémiques s’avérant le plus souvent … d’excellents outils d’analyse. En effet, une fois qu’on a dit que les éléments d’un système uploads/Science et Technologie/ l-x27-epistemologie-des-sciences-sociales.pdf

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