Tsafon 62 : Regards d’Abū Ḥamīd al-Ġazālī (m. 1111) sur les juifs 63 Regards d’
Tsafon 62 : Regards d’Abū Ḥamīd al-Ġazālī (m. 1111) sur les juifs 63 Regards d’Abū Ḥamīd al-Ġazālī (m. 1111) sur les juifs Emmanuel Pisani* A la lumière des manuscrits dont nous disposons et de la bibliographie mentionnée par Ibn al-Nadīm (m. 385/995) dans le Fihrist1, il apparaît qu’au cours des quatre premiers siècles de l’islam, aucun auteur musulman n’ait rédigé de réfutation spécifique contre le judaïsme. Certes, si le Coran reconnaît aux juifs d’avoir été choisis à bon escient par Dieu parmi tous les peuples de l’univers2 et d’avoir bénéficié de ses bienfaits comme aucun autre peuple3, le livre sacré de l’islam n’est pas dénué de versets leur étant opposés. Dans plusieurs passages, ils apparaissent comme des semeurs de désordre en désaccord avec la nouvelle communauté et donc comme des ennemis à combattre4, leur monothéisme étant devenu hybride5 et leurs écritures ayant été falsifiées * Institut Catholique de Paris. 1 Abul-Farağ Muḥammad Ibn Isḥāq, The Fihrist of al-Nadīm, composed at 377 AH., A critical Edition by Ayman Fu’ād Sayyid, Al-Furqan Islamic Heritage Foundation, 4 vol., London, 1430-2009. Voir The Fihrist of Nadīm. A Tenth-Century Survey of Muslim Culture, editor and translator Bayard Dodge, 2 vol., New York, London, Colombia University Press, 1970. 2 Sourate (par la suite S.) 44, 32. 3 S. 2, 47 et S. 5, 20. 4 S. 5, 60-64. Pour autant, le Coran se garde d’une généralisation abusive qui réduirait tout membre des Banū’ Israïl, à sa judaïté, et de préciser : « mais ils ne sont pas tous pareils (laysū sawā’) » (S. 3, 113). 5 S. 5, 82 ; 2, 96 ; 4, 160 ; 6, 146 ; 16, 118 ; 9, 31. Sur l’argumentation coranique contre les juifs, voir : Heribert Busse, Die theologischen Beziehungen des Islams zu Judentum und Christentum : Grundlagen des Dialogs im Koran und die gegenwärtige Situation, Grundzüge, 72, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1988, pp. 43-51 ; 58- 61. Voir aussi : Johan Bouman, Der Koran und die Juden : die Geschichte einer Tragödie, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1990. Camilla Adang, « Medieval Muslim Polemics against the Jewish Scriptures » dans Jacques Waardenburg (ed), Muslim Perceptions of other Religions : a Historical Survey, New York, Oxford, 1999, pp. 143-159. Emmanuel Pisani 64 (taḥrīf)6. Quant à l’exigence de leur loi, elle y est perçue comme le signe d’un châtiment divin. Certes, la Sunna du Prophète, certains ouvrages d’hérésiologie, de réfutations des chrétiens, des écrits de théologie spéculative (kalām) ou encore des commentaires coraniques (tafsīr) laissent entendre des arguments opposés au judaïsme, mais point de réfutation propre comme c’est le cas en revanche pour le christianisme ou le manichéisme. Il ne faut pas y voir le signe d’une certaine méconnaissance ou d’une ignorance entre les deux communautés. Les récentes recherches relatives aux rapports entre les juifs et l’islam au Moyen Age, révèlent des liens étroits entre les deux communautés religieuses, qui tiennent autant à des relations statutairement juridiques (ḏimmī), qu’au fait que des courants philosophiques, théologiques et aussi spirituels de l’islam ont emprunté au judaïsme à la suite de conversions de juifs à l’islam7. Maints travaux sur le Coran et le ḥadīṯ8 ont été publiés ces dernières années, permettant de mieux connaître les positions des théologiens musulmans (mutakallimūn) au regard des controverses et des polémiques entre l’islam et le judaïsme9. Il en ressort qu’aux yeux des musulmans, non seulement la communauté juive présentait une certaine affinité avec l’islam en tant que religion abrahamique, mais plus concrètement, qu’elle ne constituait pas pour eux une menace. Afin d’approfondir la connaissance des relations entre l’islam et le judaïsme au Moyen Age, le présent article voudrait étudier le regard que 6 Robert Caspar et Jean-Marie Gaudel, « Textes sur le Tahrîf des Ecritures », dans Islamochristiana, 6, 1980, pp. 61-104 ; Ignazio Di Matteo, Il ‘taḥrīf’ od alternazione della Bibbia secondo i musulmani, Roma, Tipografia Pontificia nell’Istituto Pio IX, 1923 ; W. Montgomery Watt, « The early development of the Muslim attitude to the Bible » dans Glasgow University Oriental Society, Vol. XVI, years 1955-56, pp. 50-62 ; Mosche Perlmann, « The Medieval Polemics between Islam and Judaism » dans S.D. Goitein, Religion in a Religious Age, Cambridge, Association for Jewish Studies, 1974, pp. 103-138 ; Camilla Adang, Muslim Writers on Judaism and the Hebrew Bible : From Ibn Rabban to Ibn Hazm, Islamic Philosophy, Theology and Science, Leiden, E.J. Brill, 1996. 7 Abraham Geiger inaugure cette forme de recherche : Abraham Geiger, Was hat Mohammed aus dem Judenthume aufgenommen ? Eine von der Königl. Preussischen Rheinuniversität gekrönte Preisschrift, Bonn, F. Baaden, 1833, V-215 p. G. Leven (ed.), Le judaïsme et les origines de l’islam, L’Alliance israélite universelle, Actes du Colloque de mars 2006, Paris, (à paraître). 8 Georges Vajda, « Juifs et Musulmans selon le hadīṯ », Journal Asiatique, 1937, Tome CCXXIX, pp. 57-127 ; Norman Roth, « Dhimma : Jews and Muslims in the early Medieval Period », dans Ian Richard Netton (ed.), Studies in Honour of Clifford Edmund Bosworth, Vol. I, Hunter of the East : Arabic and Semitic Studies, Leiden, Boston, Köln, Brill, 2000, pp. 238-266. 9 Camilla Adang, « Medieval Muslim Polemics against the Jewish Scriptures » dans Jacques Waardenburg (ed), Muslim Perceptions of other Religions : a Historical Survey, New York, Oxford, 1999, pp. 143-159. Tsafon 62 : Regards d’Abū Ḥamīd al-Ġazālī (m. 1111) sur les juifs 65 porte sur les juifs l’un des plus grands penseurs musulmans de l’époque médiévale : Abū Ḥamīd al-Ġazālī (m. 505/1111). Dès son enfance, à Ṭūs, ville d’une province riche d’Iran, il côtoie différents croyants et à l’âge de l’adolescence, il constate, à propos, « que les enfants chrétiens ne grandissent que dans le christianisme, les jeunes juifs que dans le judaïsme, et les petits musulmans, que dans l’islam »10. Information non fortuite : al-Ġazālī a grandi avec des juifs, a vécu avec des juifs, il les a approchés, observés, étudiés, et il semble avoir lu la Torah. Il n’est donc guère étonnant qu’il en fasse mention dans ses enseignements. Formé à l’école de l’imām al-Šāfi‘ī (m. 204/820)11, il s’inscrit dans le courant théologique initié par al-Aš‘arī (m. 324/936) et contribue à redonner à l’islam sa dimension spirituelle et mystique dans une somme fameuse, l’Iḥyā’ ‘ulūm al-dīn12, véritable compendium de toutes les sciences religieuses musulmanes : théologie (kalām), jurisprudence (fiqh), exégèse coranique (tafsīr), science de la tradition (‘ilm al-ḥadīṯ), soufisme (taṣawwuf), etc. Si al-Ġazālī a rédigé une réfutation contre le christianisme13 et plusieurs contre les hérésies musulmanes – l’un de ses premiers maîtres ouvrages est une réfutation des bāṭinites, œuvre publiée en 487/109414 –, on ne trouve sous sa plume aucune réfutation spécifique contre les juifs. Al-Ġazālī peut être polémiste. Il l’est certes parfois, et non sans virulence, mais il l’est rarement15 et jamais envers les juifs. Il s’ensuit que la référence aux juifs, et le développement qu’il expose à leur égard, dépend en grande partie de la nature même de l’ouvrage rédigé et de la science dans laquelle il en fait mention. Pour al-Ġazālī, en 10 Al-Ġazālī, Al-munqiḏ min al-ḍalāl (Erreur et délivrance), traduction française avec introduction et notes par Farid Jabre, Collection d’œuvres représentatives, Commission libanaise pour la traduction des chefs-d’œuvre, Beyrouth, 1969², (fr. p. 59 ; ar. p. 10). 11 Šāfi‘ī, Risāla fī uṣūl al-fiqh, éd. Aḥmad Muḥammad Šākir, Le Caire, 1940. [Pour la traduction française : La Risâla, les fondements du droit musulman, traduit de l’arabe, présenté et annoté par Lakhdar Souami, Paris, Sindbad, Actes Sud, 1997]. 12 Al-Ġazālī, Iḥyā’ ‘ulūm al-dīn, 2 volumes, Le Caire, Dār al-Salām, 2007. 13 A-Ghazali, Réfutation excellente de la divinité de Jésus-Christ d’après les évangiles, texte établi, traduit et commenté par Robert Chidiac, préface de Louis Massignon, Paris, 1939, 107-163 p. Pour une discussion récente sur l’authenticité de cet ouvrage : Maha Elkaisy-Friemuth, « Al-radd al-jamīl : Ghazālī’s or pseudo Ghazālī’s ? » dans David Thomas (ed.), The Bible in Arab Christianity, Leiden, Brill, 2007, pp. 275-295. 14 Al-Ġazālī, Kitāb al-Mustaẓhirī, publié sous le titre Faḍā’iḥ al-bāṭiniyya, par ‘Abd al- Raḥmān Badawī, Le Caire, 1383/1964. 15 Al-Ġazālī éprouve une aversion pour la polémique qui engendre le mensonge, l’hypocrisie, la jalousie, la haine et de laquelle jaillissent les turpitudes alors cachées comme l’orgueil, la vanité et la convoitise : Al-Ġazālī, Iḥyā’ ‘ulūm al-dīn, op. cit., K.1 (Kitāb al-‘ilm), B.4, pp. 58-59. De manière récurrente, il met en garde contre l’esprit de querelle et l’apologétique d’écoles. Voir aussi Al-Ġazālī, Lettre au disciple (ayyuhā ’l- walad), traduction française par Toufic Sabbagh, introduction par George H. Scherer, Beyrouth, Commission libanaise pour la traduction des chefs-d’œuvre, 1969, fr. p. 38 et p. 52, ar. p. 39 et p. 53. Emmanuel Pisani 66 effet, il faut distinguer plusieurs conceptions des sciences16. Dans le premier livre de l’Iḥyā’, al-Ġazālī, annonçant le plan de sa somme, distingue entre la science des relations avec Dieu et le prochain (‘ilm al- mu‘āmala) et la science du dévoilement (‘ilm al-mukāšafa)17. Si la seconde vise la connaissance divine dans son état pur, la première est associée à une pratique et à une éthique. Au sein des sciences des uploads/Science et Technologie/ pisani-regards-dal-ghazali-sur-les-juifs-pdf.pdf
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- Publié le Dec 18, 2022
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