HENRI BERR,HELENE METZGER ET ALEXANDRE KOYRE : LA RELIGION D'HENRI BERR Pietro

HENRI BERR,HELENE METZGER ET ALEXANDRE KOYRE : LA RELIGION D'HENRI BERR Pietro REOONDI «En ce qui conceme les rapports entre l'histoire des sciences et la philoso- phie, dit Koyre, j'irai plus loin que M. Berr, et je Ie contredirai peut-etre, L'histoire des sciencespresente pour Iephilosophe plus d'interet que la science elle-meme, [... ] L'histoire des sciences est plus importante que Mme Metz- ger ne Ie pense. [... ] Mach et Duhem ont eu raison d'essayer de demontrer la justesse de leur positivisme par l'histoire; s'ils avaient reussi dans leur entreprise, la cause aurait ete jugee I. » D'emblee, Alexandre Koyre inscrivait son rapport intellectuel avec Henri Berr sous les auspices de l'antithese, dans une opposition nette sur des questions de fond. Et cela des le jour meme de son election a la Section d'histoire des sciences du Centre de synthese, ce mercredi 23 jan- vier 1935, oil l'ordre dujour annoncait une communication de Mme Metz- ger, l'historienne de la chimie, niece de Lucien Levy-Bruhl. Son rapport portait directement sur la question de savoir si «l'histoire des sciences pouvait resoudre les problemes souleves par la theorie de la connais- sance »: en d'autres termes, si l'epistemologie relevait de l'histoire des sciences 2. Or, on savait bien quel etait le probleme capital de celle-ci : d'autres formes de la pensee peuvent achaque instant de leur histoire remettre en vigueur leur propre passe. 11 est tout afait concevable, par exemple, que 1. «Fondation pour la science. Centre international de Synthese, Section d'histoire des sciences, Proces-verbal de la seance du 23 janvier 1935 », Archeion, 17, 1935, p. 82- 84. 2. Cf. Helene METZGER, « Tribunal de l'histoire et theorie de la connaissance scientifique », Archeion, 17, 1935, p. 1-14, reed., in H. METZGER, La Methode philosophique en histoire des sciences, textes 1914-1939, Gad Freudenthal (ed.), Paris, Fayard, 1987, p. 23-40. 139 HENRIBERRET LACULTURE DUXX' SIECLE la philosophie reprenne une doctrine kantienne ou que l' art reproduise un style baroque. La science ne peut pas. Sournise ala dichotomie vrai-faux - c'est sa force, c'est aussi sa faiblesse -, elle barre son passe en s'in- terdisant d'y revenir. Qualites, humeurs, affinites, elixir, tourbillons, fluides, phlogistique, ether... si peu que l'on parcourt son passe, on n'y voit appa- raitre que des notions erronees ou absurdes, comme si, d'un bout a l'autre la science etait poussee par la force du faux, du mythe et du hasard. De la decouverte de l' Amerique par Colomb a celle de l'oxygene par Priestley, des variations genetiques mendeliennes a la radioactivite, force etait de convenir avec Helene Metzger dont Ie rapport notait qu'il etait impossible «d'octroyer des bonnes notes a certains savants et de mauvaises notes a d' autres 3 », Tout au plus, ajoutait-elle, I'histoire des sciences offrirait une psychotherapie soulageant Ie « philosophe (si la maladie etait curable) de l'etrange manie de vouloir poser a priori ou a posteriori des concepts definitifs sur lesquels l'esprit pourrait appuyer sa soif de certitude et que l' on pourrait appeler a juste titre des concepts de droit divin" ». Si ce que les hommes avaient cru vrai n'est plus ce que nous croyons, Ie changement de la « mentalire » permettait de l' expliquer, mais elle se demandait: « Pourquoi aucune notion ne peut etre enfermee dans une definition immuable, pourquoi aucune doctrine n' est veritablement aI'abri d' un remaniement even- tuel, pourquoi la science evolue lentement [...] et subit une revolution brusque quand par la decouverte d'un point de vue nouveau et fecond, la mentalite des savants change subitement d' orientation 5 ? » Evolution lente ou revolutions brusques? Un progres rationnel certain, ou bien une strategic sans strategies, sans origines et sans fins. Everything goes, ainsi que nous Ie dirions aujourd'hui? « Rechercher la verite, avait deja demande Aristote, se demandait-elle de nouveau, n'est-ce pas courir apres un oiseau qui s'envole"?» OU en etait la philosophie, cet oiseau de 3. H. METZGER, op. cit. supra n. 2, p. 38. 4./bid. 5./bid. 6. H. METZGER, «La philosophie d'Emile Meyerson et l'histoire des sciences », Archeion, l I, 1929, p. XXXII-XLII, reed. in H. METZGER, op. cit. supra n. 2, p. 95-105, en particulier p. 105. Sur H. Metzger, voir Pavel ZOUBOV, «L'eeuvre historico-scientifique d'Helene Metz- ger », Scientia, 97, 1962, p. 233-238, Gad Freudenthal (ed.), «Etudes sur Helene Metzger », Corpus, 8-9, 1988. 140 P. REDONDI: HENRIBERR,HELENEMETZGER ET ALEXANDRE KOYRE Minerve qui prenait son vol, selon Hegel, lorsque sombrait la lumiere ? Le monde ne serait-il que le theatre d'une illusion? «L'histoire ne serait-elle qu'un miroir renvoyant achaque penseur son image spirituelle, comme le reve, suivant M. Freud, ne serait que la manifestation satisfaite de nos desirs les plus profonds et les plus caches7?» A ce « doute cruel », Helene Metzger preferait se derober, Car le passe devait bien avoir sa propre objectivite mysterieuse dans ses entrelacements de pensees, dans ses filiations secretes d'idees au fil des siecles. «Histoire de la pensee scientifique»: cette notion, qui venait alors d'etre proposee de la part du mathematicien et philosophe du « rationalisme experimental» Federigo Enriques, lors du IIIe Congres international d'histoire des sciences de 1934 it Coimbra, semblait offrir aux yeux d'Helene Metzger une issue. 11 s'agissait d'une histoire« des idees sortant de la science proprement dite, qui viennent jouer un role dans le domaine plus large de la culture, ou elles s' associent it differentes tendances sociales et politiques 8 ». A Coimbra, George Sarton, le fondateur de la revue Isis et le partisan de lideal d'un « humanisme scientifique », en applaudissant la notion avan- cee par Enriques, l'avait agrementee d'une metaphore : «On peut compa- rer le progres scientifique it un arbre, dont les branches sorties d'un tronc commun s'elevent constamment et se subdivisent en branches toujours plus petites".» Sarton empruntait it Bacon et it l'Encyclopedie la metaphore vegetale de la croissance en branches du savoir, laquelle d'ailleursremon- tait it l'imaginaire mystique et alchirnique -Ie lignum vitae chretien, l'ar- bor scientiae de Lulle - et qui, au XIXe siecle, s'etait propagee enorme- ment dans l'iconographie des theories evolutionnistes, de Lamarck it Jussieu, de Darwin it Haeckel", Aussi Helene Metzger avait pris alors la parole, '" 7. H. METZGER, op. cit. supra n. 2, p. 32. Mme Metzger se referait a l'ouvrage de Mau- rice DELACRE, Histoire de la chimie, Paris, Gauthier-Villars, 1920. 8. Cf. «Proces-verbal de la deuxieme seance generale de l'universite de Coimbra », Archeion, 16, 1934, p. 345-349, en particulier p. 346. Cf. aussi H. METZGER, «La methode en histoire des sciences selon Federigo Enriques », Scientia, 57, 1935, p. 449-453, reed. dans H. METZGER, op. cit. supra n. 2, p. 141-146. 9. «Proces-verbal », art. cit. supra n. 8, p. 347. 10. Cf. Francis BACON, Two Books ofthe Proficience and Advancement ofLearning Divine and Humane, Londres, Henri Tomes, 1605, trad. it. in P. ROSSI (ed.), Scritti filosofici, Turin, Utet, 1975, p. 129-361, en particulierp. 219 sqq.; Ramon LLUL, Opus praeclarum valde mira- bile Arbor scientiae vocatur, in quo omnium scientiarum traditur notitia, Lugduni, opera Gil- berti de Villiers, 1515, f. III r.; Jean LE RaND D' ALEMBERT, Discours preliminaire de l'En- cyclopedic, Paris, Gonthier, 1965, p. 19. Sur I'emploi de I'image de l'arbre dans les theories evolutionnistes du XIX" siecle, cf. Giulio BARSANTI, La scala, la mappa, l'albero, Florence, Sansoni, 1992. 141 HENRIBERRET LACULTURE DUXX' SIECLE mais pour opposer acette metaphore l'image « de M. Lalande de compa- rer l'effort unificateur de la science a un cours d'eau se reunissant pour former un fleuve chaque jour plus important II ». Cette eau calme et claire ou la poussee sauvage des pulsions primitives venait se dissoudre remon- tait en effet aL'Idee directrice de la dissolution opposee al'evolution de Lalande ou 1'0n dit: «Tandis que la vie se multiplie comme un arbre dont Ie tronc se divise et se ramifie sans fin, Ie progres de la science est comparable au mouvement pre- cisement inverse des ruisseaux et des rivieres qui viennent confondre leurs eaux dans un fleuve unique, de plus en plus large et profond et de plus en plus uniforme dans son cours 12.» «Les deux images ne sont pas incompatibles », repliqua Sarton. Or, a premiere vue, elles l' etaient : l' arbre revelait des ramifications poussees a posteriori, tandis que Ie fleuve montrait la direction en aval que prenaient ses confluents suivant un parcours tortueux, mais a priori previsible. Elles avaient en commun I'idee d'un continuum, un continuum spatial ayant les deux dimensions de la feuille de papier sur laquelle on pouvait tracer ces deux images. Quant au temps, cette autre dimension de I'histoire, il n'y figurait point. «Je trouve l'unite dans l' effort, la methode et la Weltanschauung », pre- cisait de son cote Enriques 13. Que pouvait reconnaitre Helene Metzger der- riere cette unite trinitaire? Le premier terme, voire l' effort de l' esprit, evo- quait pour elle la pensee spontanee, cet« elan vital », comme Lalande l'avait appele, et que la logique avait depuis «etouffe, refoule (si 1'0n ose emprun- ter aFreud uploads/Science et Technologie/ redondi-1996-article-henriberrhelenemetzgeretalexan.pdf

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