QU'EST-CE QU'UN « ROMAN MODERNE » ? NOTE POUR INTRODUIRE AU SURMÂLE D'ALFRED JA
QU'EST-CE QU'UN « ROMAN MODERNE » ? NOTE POUR INTRODUIRE AU SURMÂLE D'ALFRED JARRY Paul Audi ERES | « Savoirs et clinique » 2012/1 n° 15 | pages 168 à 176 ISSN 1634-3298 ISBN 9782749216065 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-savoirs-et-cliniques-2012-1-page-168.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour ERES. © ERES. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. 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Étant donné que Le Surmâle « ouvre » à sa manière – une manière aussi facétieuse que profonde, et aussi novatrice que provo- cante – le siècle qui vient de s’achever il y a une décennie, il ne serait peut-être pas inutile de se demander si la modernité qui le qualifie expressément ne devait pas avoir pour effet immédiat de l’apparenter à un roman d’anticipation, voire de science-fiction, plutôt qu’à une œuvre d’« avant-garde » (ce qu’il était aussi assurément). Il serait d’autant plus intéressant de se poser la question que l’intrigue du Surmâle se déroule en 1920, soit une vingtaine d’années après la date de parution du roman – 1920 désignant sans doute, dans l’esprit imaginatif de l’auteur, le moment où la civilisation occidentale en viendrait enfin à se prévaloir de réalisations techniques et scientifi- ques absolument prodigieuses. Au reste, qui s’en étonnera ? Si l’on admet, d’un côté, que la science moderne fonde sa démarche sur une démarche conjecturale et prospective, et si l’on reconnaît, de l’autre, que le roman de Jarry se joue ouvertement de cette méthode carac- téristique, ne faudrait-il pas en déduire qu’il incombe à ce roman de se montrer aussi conjectural et prospectif que la science moderne 168 Qu’est-ce qu’un « roman moderne » ? Note pour introduire au Surmâle d’Alfred Jarry Paul Audi Paul Audi, philosophe. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 42.115.49.99 - 18/04/2020 13:15 - © ERES Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 42.115.49.99 - 18/04/2020 13:15 - © ERES Qu’est-ce qu’un « roman moderne » ? 169 prétend l’être ? Et si le « scénario » du Surmâle est en lui-même, et à titre éminent, un dispositif conjectural et prospectif, ne représente-t-il pas ipso facto un détonant mélange de science et de fiction ? Bref, ne convient-il pas de penser que la modernité du Surmâle repose tout entière sur les liens que son « esthétique » entreprend de tisser avec les tenants et les aboutissants de la techno-science (s’il est vrai que l’une des caractéristiques du XXe siècle est que la techno-science y aura pris le pouvoir aussi bien sur la science que sur la technique 1), et cela de telle sorte que si Jarry s’est plu à qualifier Le Surmâle de « roman moderne », c’est non seulement parce qu’il y est question de l’homo sexualis contemporain, mais aussi, et surtout, et peut-être même d’abord, parce que la construction du roman a partie liée avec une certaine expérience de pensée ? Plus encore : pour traiter son sujet (à savoir, pour le dire au pas de charge, la crise moderne de l’amour), Jarry, en écrivant Le Surmâle, n’a-t-il pas voulu créer autre chose que le lieu et l’occasion d’une expérimentation idéale ? Expérience de pensée, expérimentation idéale : ces expressions sont à prendre dans leur sens et leur portée épistémologiques. Peut- être jugera-t-on que cette conception qui fonde la construction d’un roman sur une expérience de pensée et/ou une expérimentation idéale est plus scientifique que littéraire. Je ne le contesterai pas, bien que la chose ne soit vraie qu’en partie. Car si Jarry a choisi d’adopter cette forme d’expression, c’est justement dans la seule mesure où, auteur d’une lucidité extrême, il en était arrivé à la conclusion que le devenir de la science, ses transformations successives sur les plans théorique et pratique, ne pouvaient plus que « révéler » sa teneur constitutive, à savoir le fait qu’elle ne fait rien d’autre que bâtir des fictions au même titre que l’art ou que la poésie ; que ses « découvertes », autrement dit, ne sont jamais que des « inventions » de la pensée, le scientifique étant un créateur au sens premier du mot, le créateur d’un autre monde que le monde des phénomènes, le créateur d’un monde purement imaginaire dont la vocation principale est de se superposer, voire de se substituer, à ce que Husserl a appelé le « monde de la vie ». Certes, Aristote avait enseigné que la science généralise, qu’elle se soucie de l’abstrait et de l’universel, alors que l’art du roman, lui, ne ferait cas que de l’idiotie propre au « réel ». Mais, en vérité, cette caractéristique, pour contraignante qu’elle soit, n’a jamais été de nature à empêcher le savoir scientifique lui-même d’être de l’art, ou plutôt de la fiction. D’où la conclusion que Jarry en a tirée au bénéfice de son art : ce qu’il importe de faire, ne serait-ce que pour célébrer la mise au jour de la structure inventive qui régit toute entreprise de connaissance, c’est d’inverser le rapport, en faisant à la fois de la fiction (l’art du roman) une science à part entière, et de la science un savoir soucieux non plus du général, ni même du particulier (qui n’est que l’envers du général et qui ne se comprend qu’à partir du 169 1. Voir à ce sujet F.-D. Sebbah, Qu’est-ce que la « techno- science » : une thèse épistémolo- gique ou la fille du diable ?, Paris, Les Belles Lettres, coll. « Encre Marine », 2010. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 42.115.49.99 - 18/04/2020 13:15 - © ERES Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 42.115.49.99 - 18/04/2020 13:15 - © ERES 170 Dessins de lettres général), mais du singulier. Ainsi, ce qu’il s’agit d’être maintenant, sur le terrain de la littérature, c’est un nouveau Giambattista Vico (et l’on sait, à cet égard, toute l’importance que la scienza nova de Vico va prendre dans l’esprit de romanciers résolument modernes tels que Joyce et Beckett), un nouveau Vico capable de fonder une toute nouvelle « science nouvelle ». Un savoir du singulier qui sera baptisé pour cette raison « la science des exceptions ». Une « science » donc (le mot va même jusqu’à supplanter celui de savoir !) à laquelle Jarry, son inventeur et principal promoteur, va donner, sur un modèle facilement reconnaissable, le nom, destiné à devenir célèbre, de pataphysique. Réservons pour plus tard les questions liées à cette nouvelle scienza nova qui revendique d’accomplir un pas de côté par rapport à la science aussi bien que par rapport à la métaphysique. Et bornons- nous à souligner ceci : pour autant qu’il se plaît à mettre en jeu d’amu- santes inventions scientifiques comme à mettre en scène de drôles de savants, dont la personnalité s’avère tout aussi abracadabrantesque que leurs inventions, le roman de Jarry doit être qualifié de moderne dans la mesure même où la science de son temps pouvait l’être. Comment l’était-elle ? Peut être qualifiée de moderne toute science qui illustre sans réserve le diagnostic que Nietzsche avait énoncé à la fin du XIXe siècle, à savoir que « ce n’est pas la victoire de la science qui distingue notre XIXe siècle, mais la victoire de la méthode scien- tifique sur la science 2 ». En quoi consiste donc cette méthode dont il est dit qu’elle gouverne de part en part la science du temps de Jarry ? Cette méthode se caractérise par une double exigence : une exigence d’expérimentation et une exigence de théorisation. D’une part, en effet, la science moderne se soucie de vérifier expérimentalement des hypothèses ou des conjectures ; et de l’autre, elle se préoccupe de formuler et d’ordonner l’ensemble des principes à partir desquels elle s’efforce de déduire ses énoncés : ainsi objective-t-elle ce à quoi elle donne le nom de « réalité ». Et c’est pourquoi, dans l’hypothèse où l’ambition de toujours du savoir scientifique consisterait à former une « théorie du réel », le « réel », ou pour mieux dire la « réalité » que ce savoir entend soumettre à l’emprise de uploads/Science et Technologie/ surma-le-jarry-audi 1 .pdf
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- Publié le Jul 09, 2021
- Catégorie Science & technolo...
- Langue French
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