1 Vivre ou décrire? Un dilemme pour les « théories neurobiologiques de la consc
1 Vivre ou décrire? Un dilemme pour les « théories neurobiologiques de la conscience » Michel Bitbol CNRS, Paris Cahiers Henri Ey (Cahiers de psychiatrie), 8-9, 165-171, 2002 Résumé : Quelques paradoxes des « théories neurobiologiques de la conscience » sont présentés ici. La conscience est ce pour quoi (ou ce pour qui) il y a des objets de connaissance, et on voudrait la prendre pour objet d’une certaine forme de connaissance. La conscience ne se donne qu’en tant que vécue, et on se contente d’en décrire les caractéristiques et le corrélat neuronal comme si on lui était complètement extérieur. La conscience renvoie à nous-même, et nous nous projetons vers autre chose lorsque nous croyons l’étudier par des procédés objectifs. Pour éviter ces contradictions, on esquisse le portrait d’une science de la conscience qui n’aurait pas la conscience pour objet. Cet article prend comme aiguillon les travaux de Gerald Edelman sur une neuroscience de la conscience. Non pas leur contenu et leurs détails techniques (en particulier l’étude minutieuse des “ cartographies réentrantes ”), mais plutôt les apories qui se présentent dès leur commencement. Ces apories ont beau ne pas empêcher les chercheurs d’avancer, elles donnent à réfléchir sur la signification des résultats obtenus. A-t-on expliqué neurophysiologiquement la conscience? Ou bien lui a-t-on assigné une place dans un vaste réseau de relations qui inclut celui de la science expérimentale neurophysiologique mais ne s’y réduit pas? Je défendrai cette dernière option. En lisant le dernier livre de G. Edelman et G. Tononi, on trouve de nombreux énoncés de la plus importante difficulté de principe parmi celles que rencontre l’étude scientifique de la conscience. La difficulté, très simple, 2 est celle-ci: décrire les conditions neuronales nécessaires et suffisantes de la conscience n’est pas la même chose que les vivre. Ce constat se décline en deux composantes; l’une épistémologique, et l’autre métaphysique. Epistemologique: décrire, opération de distanciation, n’équivaut pas à vivre, acte d’identification. Métaphysique: l’Être (du descripteur) précède sa description et l’excède de toutes parts. Il serait facile d’étouffer rapidement cette perplexité en rappelant qu’elle ne fait guère obstacle à la recherche scientifique. Mais mon rôle de philosophe est au contraire de l’augmenter, voire de la cultiver, afin de donner envie d’aller plus loin. Je vais le faire à travers une série d’aphorismes qui illustrent cet écart entre vivre et théoriser ; des aphorismes que j’ai collectionnés et remaniés à partir de penseurs de toutes époques et de toutes tendances confrontés à la difficulté de définir la conscience. Commençons par l’un des plus récents et des moins suspects de complaisance spiritualiste: John Searle. Ce philosophe réplique vertement à ceux de ses collègues (particulièrement D. Dennett) qui rétrogradent la conscience au rang de simple apparence en l’opposant à l’Etre qu’ils supposent matériel. Il note que l’opposition être/apparence n’a fait ses preuves que dans le cas où il s’agit de découvrir une “ réalité cachée ” (c’est-à-dire en fait un invariant) derrière la multiplicité des phénomènes. Mais une telle opposition reste manifestement inapplicable à la conscience. Car la conscience n’est pas un phénomène; elle est le fait de la phénoménalité. Elle n’est pas une apparence; elle est l’apparition elle-même. La conscience est un “ quelque chose ” d’unique en son genre dont l’être est apparence: “ là où il est question de la conscience, l’existence de l’apparaître est la réalité ”. Après ce premier aphorisme, en voici bien d’autres, qui déploient son aperçu dans d’autres directions. La conscience (primaire) est la présence de toute chose sans être quelque chose de présent. La conscience 3 est ce qui va sans dire. La conscience est l’expérience, l’apparaître du monde, le monde comme apparaître. La conscience est ce qui peut être habité, mais pas perçu. La conscience n’est pas thème mais ambiance. La conscience est ce qui ne s’oppose à rien d’autre, à moins (contradiction?) d’être pensée de l’extérieur. La conscience est aussi visible dans le champ visuel que le champ visuel lui-même. La conscience n’est jamais vécue qu’au singulier (son pluriel est le fruit d’un raisonnement). La conscience est ce qui défie l’explication : expliquer suppose de montrer la nécessité d’un lien entre des événements ... objectifs. La conscience est le point d’arrêt des questions et réponses, parce qu’elle préconditionne toute question et toute réponse. “ La conscience est... ”: c’est encore trop dire car ce qui est doit pouvoir être pour une conscience, alors que dans ce cas il n’y a pas de recul. Le problème quand on essaie de formuler quelque chose sur la conscience, c’est qu’en utilisant le langage, on ne fait jamais que parler. On ne fait que décrire en laissant la vie à l’arrière- plan, comme le souligne G. Edelman. De telles phrases oraculaires mises bout à bout peuvent il est vrai laisser croire, si elles sont prises au sérieux, qu’il n’y a pas de science possible de la conscience. Mais la seule chose qu’il faut en inférer est que la conscience ne saurait être l’objet d’une science... Cette remarque sur l’absurdité qu’il y aurait à faire de la conscience l’objet d’une science ne semble pas étrangère à G. Edelman. Mais à mon sens, il n’en prend pas la pleine mesure. Au chapitre 2 de Comment la matière devient conscience, Edelman signale que lorsque nous étudions la base neuronale de la conscience, notre situation épistémologique est très particulière. Ce que nous étudions ici “ (...) renvoie à nous-mêmes - c’est nous- mêmes en tant qu’observateurs conscients. Nous ne pouvons donc pas nous exclure en tant qu’observateurs conscients comme nous le faisons dans d’autres 4 domaines scientifiques ”. L’opération d’objectivation, ou de détachement du connaissant et du connu, est donc ici inaccomplie. Nous, connaissants, sommes partie prenante de ce curieux champ de connaissance qui a été désigné sous le nom de conscience. Mais ne pas pouvoir détacher une région d’étude, en être irrémédiablement partie prenante, exclut par définition qu’on la traite comme un objet. La conclusion la plus évidente à tirer de là est que la conscience (primaire) n’est pas assimilable à un objet de science, ni par elle-même ni par délégation. Or, plusieurs propositions qu’on trouve ailleurs dans le livre ne tiennent pas compte de cette limite de l’objectivation. C’est le cas par exemple des phrases “ la conscience est une forme particulière de processus physique ”, ou encore “ la conscience est une propriété dynamique qui caractérise une certaine forme morphologique (neuronale) ”. En identifiant la conscience à tel ou tel processus physiologique objectivable, G. Edelman et G. Tononi font en effet de la conscience un objet par transitivité. Ils violent ainsi, également par transitivité, la frontière de l’objectivité qu’ils ont eux-mêmes tracée. Soit la conscience est objet et alors rien n’empêche en principe qu’elle soit assimilée à un objet, par exemple physiologique, soit elle n’est pas objet et alors elle n’est identifiable à aucun objet, pas plus un objet neurophysiologique qu’un autre. Je reconnais à présent qu’en affirmant qu’il peut y avoir une science de la conscience mais que la conscience ne peut pas être l’objet d’une science, on laisse un petit arrière-goût de paradoxe. Y-a-t-il vraiment une différence entre nier qu’il puisse exister une science de la conscience et nier qu’il puisse exister une science ayant la conscience pour objet? La réponse à cette question est catégorique: oui, il y a une différence. Il est vrai que si la science se donne pour but unique de décrire un objet détaché du descripteur, les deux dénégations semblent revenir au même. Par contre, dès qu’on élargit la définition de la science, tout change. Il suffit de penser 5 à la science comme à une entreprise générale de coordination des points de vue éprouvés plutôt que comme à un essai exclusif de forger des représentations d’objet, pour que les contenus de la conscience entrent tout naturellement dans son domaine de compétence. Coordonner les contenus de conscience, les mettre en rapport avec des objets pertinents (les cerveaux et les corps), n’implique pas forcément qu’on les prenne eux- mêmes pour objets! Une science de la conscience qui n’ait pas la conscience pour objet est donc concevable. Non seulement elle est concevable, mais elle est quotidiennement pratiquée, le plus souvent à leur insu, par les spécialistes de neurosciences. Car, pour pouvoir à bon droit affirmer que leurs travaux portent sur la conscience, ces spécialistes ne peuvent éviter de montrer la corrélation entre des contenus d’expérience exprimés en première personne et des descriptions neurophysiologiques en troisième personne. Ils établissent des liens multiples entre vécu et décrit. Ils agissent sur les contenus conscients en agissant sur l’état neuronal d’un patient par des moyens pharmacologiques ou électrophysiologiques, et ils modifient réciproquement cet état neuronal en demandant au patient de se concentrer sur une tâche mentale. Ils mettent en place des correspondances systématiques entre structures d’expérience et structures neurologiques. Ceci étant acquis, ils n’ont rien fait qui ressemble de près ou de loin à l’explication de l’émergence d’un objet conscience à partir d’un objet cerveau. Ils sont en possession de ce que j’appelle une technologie de l’incarnation, c’est-à-dire un ensemble uploads/Science et Technologie/ vivre-ou-decrire-un-dilemme-pour-les-the.pdf
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- Publié le Dec 11, 2022
- Catégorie Science & technolo...
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