Horizons Maghrébins - Le droit à la mémoire Aspects de la science des lettres :

Horizons Maghrébins - Le droit à la mémoire Aspects de la science des lettres : la « risâlat al-hurûf» de Sahl b. Abd Allah al-Tustarî Henri Martinot Résumé Dieu a créé le monde par Sa parole ; chaque mot constitue l'essence même de la chose existenciée, et les lettres prononcées le frissonnement de sa venue à l'être. L'« épître sur les lettres » de Sahl al-Tustarî (818-896 è. chr.) propose sur ce thème une ample méditation qui conduit, à partir de l'interprétation mystique de la réalité qu'il suppose, à un enseignement théologique des plus édifiants. En plus d'une traduction complète de cette oeuvre précédée d'une introduction sur l'histoire de la science des lettres, quelques commentaires permettront d'apporter des précisions sur les principaux points évoqués : mystères du langage humain, sa relation avec le langage divin, les noms divins «Huwa» et «Allah» et leurs attributs respectifs. Citer ce document / Cite this document : Martinot Henri. Aspects de la science des lettres : la « risâlat al-hurûf» de Sahl b. Abd Allah al-Tustarî. In: Horizons Maghrébins - Le droit à la mémoire, N°51, 2004. Vingt ans de médiation interculturelle euro-méditerranéenne - II - Horizons Maghrébins (1984-2004) pp. 29-39; doi : https://doi.org/10.3406/horma.2004.2227 https://www.persee.fr/doc/horma_0984-2616_2004_num_51_1_2227 Fichier pdf généré le 05/02/2019 L'Épître sur les lettres (risâlat al-hurûf) du célèbre mystique musulman Sahl b. vAbd Allah al-Tustârî (203-283 h./818- 896 è. chr.), dont nous présentons ici une traduction suivie de quelques points de commentaire, s'inscrit dans une très riche tradition. La science des lettres apparaît chez les penseurs musulmans comme une activité rattachée à la théosophie, c'est-à-dire à l'étude et à la compréhension de ce qui relève de la Sagesse divine, et constitue même pour la plupart des mystiques le sommet de la science que l'on peut atteindre à travers l'itinéraire spirituel. Pierre Lory fait remarquer que « la foi islamique dans sa totalité est engagée dans la méditation sacrée du langage, puisque c'est par la parole coranique que Dieu révèle aux hommes le message fondant la Justice et menant à une vie plus vaste1. » De plus, le texte sacré met l'accent sur la fonction sacrale de chaque lettre prise isolément par la présence de quatorze combinaisons de lettres placées en tête de vingt-huit sourates coraniques. Le mystère qui s'en dégage a suffi pour faire de la science des lettres l'une des disciplines obligées de la mystique musulmane. Quelques idées fondamentales président à l'élaboration d'une telle science, et en premier lieu l'idée que le langage est inséparable Q QftOf^f Q de la Création, que c'est bien au moyen du langage et de lui seul que I la divinité a créé le monde et lui a donné vie. Le langage correspond r\r\ \r\ donc directement à l'objet nommé de sorte que connaître le nom c'est vJw IQi connaître la chose et posséder le nom c'est posséder le pouvoir de la . . chose, comme celui de ressusciter ou de donner vie par la parole. De Q GS 1 611 IwS ceci découle l'idée qu'il existe un langage universel ou plutôt un fondement universel du langage qui peut permettre une compréhension Q « flÇ^rît Pi\m miraculeuse des différents habitants du monde créé. Enfin et surtout, I A f ce qui fonde vraiment la science des lettres, c'est l'idée que chaque MUTUT ^ lettre séparée possède en elle-même une ou plusieurs significations et que, de plus, l'efficacité créatrice, magique ou miraculeuse du lan- Q0 Sclfll D • gage réside, à l'origine, dans les lettres séparées2. S'il est vrai donc que la science des lettres est indissociable de la civilisation arabo-musulmane, il est néanmoins indéniable qu'elle A était déjà présente dans des civilisations antérieures. Ses origines CU"TUSlclN semblent se confondre en fait avec l'invention de l'écriture, en Baby- lonie et Egypte anciennes. Certains hiéroglyphes représentant des animaux dangereux ou des êtres humains apparaissent en effet percés d'un couteau ou mutilés, attestant ainsi la relation étroite existant entre le nom et la chose, et donc entre le hiéroglyphe et ce qu'il représente. Mais c'est avec l'avènement de l'alphabet (chaque lettre correspondant à un son), inventé par des sémites du nord-ouest cherchant nGriïl IvIdliinOt 29 à simplifier les caractères égyptiens et assyro- babyloniens, que l'on verra pour la première fois les lettres associées à des nombres : sans doute en raison de la crainte inspirée par la puissance magique de ces derniers, l'ordre et les noms des vingt-deux lettres d'origine ont curieusement été conservés à peu près intacts dans la majorité des alphabets (phénicien, hébreu, syriaque, arabe, grec...)- Cette relation directe entre les nombres et les lettres a sans doute donné naissance à toutes sortes de spéculations sur la création du monde. C'est ainsi que le livre hébraïque « Séfer Yétsira » (traité attribué à Abraham) préférera à la théorie pythagoricienne de la création au moyen des nombres celle de la création au moyen des dix nombres associés aux vingt-deux lettres de l'alphabet hébraïque3. Pour les raisons précédemment évoquées, la science des lettres a connu avec l'avènement de l'Islam un essor sans précédent. C'est en milieu shTite qu'elle apparaît tout d'abord, et cela n'a rien d'étonnant si l'on sait que, selon la doctrine shîite, Dieu guide les hommes par deux moyens complémentaires : le Coran et l'Imam. Ce dernier est le guide unique dont le savoir infaillible, garanti par Dieu, fait de lui l'herméneute par excellence du Coran. L'Imam est lui-même le sens ésotérique du Coran. Il est donc un «Coran parlant», de même que le Coran est un «Imam silencieux». La connaissance des lettres et des versets coraniques sera donc la science imamique par excellence, grâce à laquelle les Imams accéderont à un savoir caché et à un pouvoir ésotérique sur toute chose. Les plus anciennes attestations de cette science datent du ih-viih siècle et sont consignées dans l'hérésiographie. Nous y apprenons l'existence d'un certain Mughîra ibn Savîd, mystique qui vécut à Kûfa et fréquentait le milieu du cinquième Imam Muhammad al-Bâqir. «Nous ne connaissons que quelques bribes de sa doctrine. Il affirmait avoir eu la vision de Dieu sous la forme d'un homme de lumière dont le corps était composé des lettres de l'alphabet arabe : YAlif constituait ses jambes, le ^Ayn son œil, le Hâ' son sexe. Sous l'impulsion donnée par la prononciation de son propre Nom, ce Dieu se mit à écrire le destin des créatures sur sa main4. » Nous voyons ainsi comment les premières spéculations sur les lettres en milieu shfite, aux origines diverses et mal aisées à situer historiquement, se présentent sous forme d'une cosmogénèse évoquant les premières lettres proférées par le Créateur. Le moment initial en est l'en- gendrement de Muhammad, vAlî et parfois Salmân dans un flux de lumière issu de Dieu, avec plus tard la création d'Adam et de sa descendance5. Le milieu shfite, enclin à donner une interprétation ésotérique du monde et du Coran, verra naître et se développer toutes sortes de sciences divinatoires, parmi lesquelles la science du jafr occupe une place centrale. Le monde étant non seulement intelligible mais constitué par des lettres, les temps du monde, tant horizontaux que verticaux, se déroulent donc comme d'innombrables discours. Puisant leurs significations multiples dans les relations qu'elles entretiennent entre elles, les lettres forment en quelque sorte les constellations d'un ciel sémantique où la grammaire sacrée remplace les calculs des astrologues6. Apparue dès la naissance du shiMsme, la science du jafr aurait été transmise par le biais des Imams depuis Muhammad jusqu'à Ja'far al-Sâdiq (6e Imam). Celle-ci déborda dans les milieux sunnites dès le 111e ou IVe siècle de l'Hégire. Il s'agissait à l'origine de prédire la date et les modalités d'accomplissement des grands événements politiques et notamment de la venue du Mahdî; puis elle fut utilisée dans des consultations individuelles ou plus triviales, ainsi que dans des pratiques de magie talismanique. La science du jafr est intimement liée à cette autre science également détenue et transmise par les Imams shntes, l'alchimie. Figure embléma- 30 tique de cette science, Jâbir ibn Hayyân met en évidence une étroite relation entre les «Balances naturelles » (harmonie à l'intérieur d'un corps des quatre Qualités que sont la siccité, l'humidité, la calidité et la frigidité), et la « Balance des Lettres » (harmonie du nom). Pour lui, en effet, le langage est analogue à l'alchimie. Celle-ci correspond très exactement à une morphologie (déclinaison-conjugaison) des éléments (tasrîf al-Kanâsir). La vraie science du langage est proprement « l'alchimie du verbe » : le langage est lié à la structure la plus intime de l'objet considéré, et en exprime l'essentiel7. LE TEXTE DE L'EPÎTRE SUR LES LETTRES (RISÂLATAL-miRÛF) TRADUCTION (Les eulogies sont traduites la première fois et ne sont pas répétées ensuite) Au nom de Dieu, le Clément, le Miséricordieux. Que la prière et le Salut de Dieu soient sur notre maître Muhammad. Sahl b. N Abd Allah a dit au sujet des lettres : « Dieu, dans Sa Sagesse, a fait des lettres une base afin que la parole se construise à partir d'elles. En effet la parole se subdivise en de nombreuses parties, dont chacune se uploads/Science et Technologie/horma-0984-2616-2004-num-51-1-2227.pdf

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