ANUARIO DE ESTUDIOS MEDIEVALES 43/1, enero-junio de 2013, pp. 27-52 ISSN 0066-5

ANUARIO DE ESTUDIOS MEDIEVALES 43/1, enero-junio de 2013, pp. 27-52 ISSN 0066-5061 doi:10.3989/aem.2013.43.1.02 LE COUTEAU DE BOHÉMOND ET LA THÉRIAQUE À VILAIN. LA VÉNÉNOLOGIE SAVANTE FACE AUX REMÈDES “MERVEILLEUX” OU “POPULAIRES”1 BOHEMOND’S KNIFE AND THERIAC À VILAIN. LEARNED VENENOLOGY IN THE FACE OF “MARVELLOUS” OR “POPULAR” REMEDIES FRANCK COLLARD Université de Paris Ouest Nanterre 1 Abréviations utilisées : BAV = Biblioteca Apostolica Vaticana; BNF = Bibliothèque natio- nale de France. Résumé: Éclos en Occident à la fi n du XIIIe siècle, les traités des poisons vi- sent à protéger ou soigner les patients des périls ou des effets du poison. Ils se rangent parmi les écritures médicales sco- lastiques. Mais le domaine de la toxicatio conduit les auteurs à traiter d’antidotes à première vue éloignés des sphères de la médecine savante, soit qu’ils se rattachent aux “merveilles de la nature”, soit qu’ils proviennent de la culture vulgaire. Après avoir inventorié ces anti-poisons mention- nés par les docteurs, l’article s’attachera à montrer pourquoi et comment ils sont intellectuellement intégrés à la scientia venenorum. Mots-clefs: poison; antidotes; écriture mé- dicale; culture savante. Abstract: Originating in the western world at the end of the 13th century, trea- tises about poisoning aim to protect pa- tients against poisons or to heal the poiso- ned. They must be considered as medical writings belonging to scholasticism. But the subject of toxicatio leads the authors to speak about antidotes that seem, at fi rst sight, far from the world of learned medi- cine because they are linked with “mar- vels of nature” or with popular culture. After listing those things mentioned by doctors, the paper will try to show why and how they were intellectually integra- ted in the scientia venenorum. Keywords: poison; antidotes; medical writings; learned culture. SOMMAIRE 1. Introduction.– 2. Res et verba éloignant, détectant ou neutralisant le poison.– 3. Remèdes “populaires”, remèdes “merveilleux” aux poisons pris par le corps.– 4. Rai- sons et modalités d’intégration des anti-poisons “merveilleux” ou “populaires” a la vénénologie savante.– 5. Conclusion.– 6. Bibliographie citée. 28 FRANCK COLLARD ANUARIO DE ESTUDIOS MEDIEVALES, 43/1, enero-junio 2013, pp. 27-52 ISSN 0066-5061, doi:10.3989/aem.2013.43.1.02 1. INTRODUCTION Les poisons constituent une matière au carrefour de la culture sa- vante, en l’occurrence philosophie naturelle et médecine, et de la culture non savante, parce qu’ils apparaissent, parfois avec la sorcellerie, dans des affaires criminelles et politiques rapportées dans les chroniques et les archives de jus- tice2. Toutefois, depuis Galien, la materia venenorum est rattachée à la pensée médicale par la voie de la pharmacologie3. C’est pourquoi, à l’exception près de Juan Gil de Zamora4, ce ne sont pratiquement que des médecins lettrés qui ont produit des écrits de “vénénologie” (néologisme permettant, nous semble- t-il, de mieux intégrer la dimension de philosophie naturelle que le vocable “toxicologie”) à partir des années 1300, essentiellement en Italie, après une phase où les venena furent abordés dans des écrits médicaux généraux ou dans des encyclopédies5. Ces textes forment un corpus6 assez hétérogène par la taille mais homogène par leur destination majoritairement princière et leur orientation préventive et curative (defensio cum cautela, destructio cum vir- tute7). Ils consistent en une réfl exion sur la nature et les effets du poison ainsi qu’en une description plus ou moins exhaustive des venena débouchant sur la présentation de leurs antidotes post assumptionem et de ce qui les révèle ou les éloigne ante venenationem. Parmi ces cautelae et ces remedia se trouvent à la fois des éléments relevant des “merveilles de la nature”, ce qui ne les exclut pas de la sphère savante puisqu’ils regardent la philosophie naturelle dont la médecine est une branche, et des éléments provenant au contraire de ce que l’on pourrait appeler, avec moult précautions, la “culture populaire”, aujourd’hui moins nettement séparée de la culture savante qu’autrefois8. La question se pose de savoir comment, sur un sujet pareil, à forte dimension pratique9, et devant l’impératif de porter à tout prix secours aux empoisonnés ou susceptibles de l’être, les doctores prirent en considération des moyens ni puisés à une 2 F. Collard, Le crime de poison. 3 Synthèse remarquable par A. Touwaide, Galien et la toxicologie. 4 J. Gil de Zamora, Liber contra venena. 5 F. Collard, Poison et empoisonnement. 6 Présenté par F. Collard, Écrire sur le poison. 7 Formule de Gilbertus Anglicus, Compendium medicine, f. 350, reprise par Pietro d’Abano, De venenis, Padoue, ch. V, début. S. Ardoini da Pesaro, Opus de venenis, illustre cette double orientation en dotant ses notices des rubriques praeservatio et cura. 8 Il ne saurait être question de reprendre ici toute la question. Dans le domaine de la mé- decine, voir M. Grmek (dir.), Histoire de la pensée médicale; N. Siraisi, Medieval and Early Renaissance Medicine; T. Hunt, Popular Medicine. 9 “Statim ad practicam partem, de theorica non multum curantes, vellent devenire” écrit en 1422 Antonio Guaineri à propos des lecteurs de son De peste ac venenis, Lyon, f. 231. LE COUTEAU DE BOHÉMOND ET LA THÉRIAQUE À VILAIN 29 ANUARIO DE ESTUDIOS MEDIEVALES, 43/1, enero-junio 2013, pp. 27-52 ISSN 0066-5061, doi:10.3989/aem.2013.43.1.02 pharmacologie savante qui les explique (substances aux qualités premières ou aux propriétés occultes) ni fondées sur des manipulations physiques consa- crées par la médecine (saignée, clystère), mais consistant en des produits, éléments et objets matériels ou immatériels sortant de la rationalité médicale scolastique, tels les moyens que décrit à la fi n du XIIIe siècle sans vouloir les expliquer un Nicolas de Pologne dans ses Experiencia10. On s’interrogera sur le statut donné à ces anti- et contrepoisons par la médecine savante: éléments à ignorer? Impostures à dénoncer? Moyens à intégrer de manière critique? Ou à recommander en les justifi ant? De quelles catégories culturelles rele- vaient-ils? Se situaient-ils à ces “espaces-frontières” qu’invite à explorer le présent recueil de contributions? 2. RES ET VERBA ÉLOIGNANT, DÉTECTANT OU NEUTRALISANT LE POISON Les us en vigueur dans les palais et les cours se refl ètent dans les chroniques ou les inventaires qui signalent la possession d’objets détecteurs de venin par les puissants. Selon William of Malmesbury, le fi ls de Robert Guiscard, Bohémond, détient un couteau dont le manche –sans doute en corne de serpent– révèle la présence de poison par un suintement11. Thomas de Cantimpré indique, dans son encyclopédie des premières décennies du XIIIe siècle, que les empereurs (byzantins) posent des couteaux emmanchés de cette matière sur leurs tables12. Le 8 mars 1317, le pape Jean XXII remer- cie Marguerite de Foix de lui avoir fait parvenir une corne serpentine cujus virtus dicitur ad detegendas insidias veneni valere13. Rien d’étonnant si les écrits vénénologiques donnent un écho à ces pratiques. Le médecin du duc d’Autriche prend soin de toujours faire poser un languier sur la table de son maître, précise Niccolò Falcucci14. Conrad Vendl mentionne cette réalité générale: Ex hiis cornibus manubria cultellorum fi unt qui cultelli ad mensas imperatorum atque regum ante cibum ponebantur ut illi manifes- tarent sudorem si quis cibus fuisset veneno infectus15. 10 Nicolas de Pologne, Experiencia; W. Eamon, G. Keil, Plebs amat empirica: Nicholas of Poland; N. Palmieri (ed.), Rationnel et irrationnel. 11 William of Malmesbury, De gestis regum Anglorum, IV, 387, t. 2, p. 455. 12 Thomas de Cantimpré, Liber de natura rerum, p. 44. 13 R. Lentsch, La proba, p. 161. 14 N. Falcucci, De dispositione venenorum, f. 85. 15 C. Vendl von Weyden, De pestilentia et venenis resistendis, f. 28v. 30 FRANCK COLLARD ANUARIO DE ESTUDIOS MEDIEVALES, 43/1, enero-junio 2013, pp. 27-52 ISSN 0066-5061, doi:10.3989/aem.2013.43.1.02 En Italie, Pietro Tommasi, très bavard sur la question, dit avoir vu un lapis buffonis à la cour de François le Jeune, tyran de Padoue, qui avait l’habitude de dire, montrant le haut prix qu’il lui accordait: si quis mihi daret rem quae caeteris a generibus malae mortis securum me redderet quemadmodum lapis hic a veneno, plus quam dimidium dominatus mei contribuerem16. Le même Tommasi écrit que beaucoup de médecins des puissants tel Gentile da Foligno conseillent à ceux-ci la possession d’objets prophylac- tiques, chose très ancienne chez les princes du Midi et de l’Orient (des Infi - dèles) qui font affl uer devant leurs tables toute une série d’animaux révélant la présence du poison. Le roi Robert de Naples possédait un magnifi que objet fait de gemmes montés en candélabre et liés à des salières. Les puissants de- vraient s’en inspirer s’ils veulent faire fabriquer ce genre de chose17. Malgré ces allusions à des pratiques présentes dans quelques écrits vénénologiques, ce genre d’objet a-t-il vraiment sa place dans la production savante de la fi n du Moyen Âge? Avant la détection et la neutralisation vient d’abord l’éloignement des venena, un peu comme on éloigne le mauvais sort. Guglielmo da Marra, dans le Sertum papale de venenis (1362), présente d’abord à Urbain V ce qui empêche les poisons de s’approcher des tables18. Ce sont des éléments de plusieurs ordres. Selon Guglielmo da Saliceto, dans la partie de sa Summa conservacionis sanitatis (vers 1275) qui passa parfois pour un traité des poi- sons à part19, l’émeraude tenue en main ou incrustée en un anneau uploads/Sante/ 434-441-1-pb.pdf

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  • Publié le Jui 20, 2021
  • Catégorie Health / Santé
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