Anne Béraud : Pour la vingt-cinquième rencontre du Pont Freudien, et au nom du

Anne Béraud : Pour la vingt-cinquième rencontre du Pont Freudien, et au nom du Pont Freudien, je suis très heureuse d'accueillir Anne Lysy. Psychanalyste à Bruxelles en Belgique, Anne Lysy est membre de la Nouvelle École Lacanienne (NLS), de l’École de la Cause Freudienne (ECF) et de l'Association Mondiale de Psychanalyse (AMP). Elle est Docteur en lettres et philosophie. Elle enseigne à la Section clinique de Bruxelles et travaille au Centre Psychanalytique de Consultations et de traitements (CPCT). Elle a été responsable du Kring voor psychoanalyse (qui est le cercle néerlandophone de la NLS) lors de sa fondation et y assure toujours un enseignement. Peut-on dire que tu es mi-flamande, mi-wallonne ? Elle a travaillé au Courtil (une institution très réputée pour jeunes psychotiques). Elle a écrit de nombreux articles, a participé à la rédaction de plusieurs revues. Elle est la directrice de la rédaction du bulletin de la NLS. Pour terminer ce tableau qui n'est qu'un résumé, elle fut la responsable du dernier congrès de la NLS sur « Le corps et ses objets » (en mars 2008 à Gand), ce qui lui confère une autorité d'expérience, pour assurer le séminaire de fin de semaine sur ce même thème qu'il lui a fallu longuement travailler. Ce soir, nous abordons le thème de l'anorexie, avec pour titre : « L'anorexie : je mange rien ». L'absence de négation est tout à fait volontaire, et vous allez bientôt savoir pourquoi. Une augmentation considérable des conduites anorexiques nous amène, une fois de plus, à réfléchir à ce qui se joue, pour chaque sujet, à travers ce symptôme contemporain et plutôt féminin. Nombre de jeunes filles se reconnaissent comme anorexiques et vont chercher dans certains groupes communautaires une réponse qui leur permette de fonctionner socialement à partir de ce trait identificatoire qu’est devenu leur symptôme. La psychanalyse apporte-t-elle un autre type de réponse ? La clinique psychanalytique nous enseigne que l’anorexie n’est pas une entité en soi. Ainsi, le symptôme alimentaire ne suffit pas pour décider de la marche à suivre sur le plan du traitement. Il existe plusieurs types d’anorexies en fonction de la structure subjective, et c’est à propos de l’anorexie sous sa forme lassique, lorsque la féminité est un enjeu primordial, que Lacan a pu dire que l’anorexique n’est pas celle qui ne mange rien, elle est celle qui mange « rien » (le « rien »). Ce symptôme n’est pas sans inquiéter son entourage et se manifeste essentiellement dans son rapport à l’Autre : elle ne demande rien, d’où la grande difficulté de mettre en place un traitement. Comment, si elle mange rien, comme le dit Lacan, peut-elle consentir à mettre ce rien en jeu dans le discours psychanalytique ? Je vais laisser Anne Lysy développer ces questions. Comme d'habitude, une période de questions suivra la conférence. Les séminaires de fin de semaine sur « Le corps et ses objets » auront lieu comme à chaque fois à l'Hôpital Notre-Dame. Nous vous y attendons nombreux. Je laisse la parole à notre invitée. Anne Lysy : Merci beaucoup. Je remercie Anne Béraud pour son invitation d’abord, et pour sa présentation. Son invitation me permet de me rendre pour la première fois ici au Québec. Je suis très heureuse de faire votre connaissance, la connaissance de personnes intéressées par la psychanalyse et aussi, dans la mesure du temps qui m’est disponible, de pouvoir découvrir un peu la ville de Montréal. Mais venons-en à notre sujet. La magnifique affiche qui a été créée pour cette soirée m’a frappée. Elle isole un détail d’un tableau classique, la tête de Méduse du Caravage, et zoome sur la bouche ouverte de ce personnage féminin. C’est une image qui dramatise un moment de surgissement de quelque chose d’éprouvé dans le corps, qui n’est pas sans m’évoquer le tableau de Munch,Le cri, ou encore la Sainte-Thérèse du Bernin en extase. Bouche ouverte sur rien, évocatrice de l’angoisse, voire de l’horreur, autant que d’une mystérieuse jouissance. Le titre est lapidaire, aussi, et est en résonance avec l’image : « L’anorexie : Je mange rien ». Il semble donner une définition de l’anorexie par cette formule, qui est d’autant plus forte qu’il y manque quelque chose. Je mange rien. Il manquerait en bon français la négation : « je ne mange rien ». C’est une élision voulue. Ce n’est pas une faute d’inattention. La formule est de Lacan, et je vais la commenter ce soir. Je la situerai dans son contexte. Mais je dis déjà qu’elle donne tout son poids au rien. Le rien n’est pas une absence de quelque chose, le rien est quelque chose, dit Lacan. Le rien est, pour Lacan, un objet. Étrange objet, certes, et paradoxal, nous le verrons, car il n’est pas non plus identifiable à l’aliment. Prenons donc cet énoncé pour une énigme : « l’anorexique mange rien ». Énigme que nous allons tenter de déchiffrer ensemble ce soir. Si j’ai choisi de parler de l’anorexie, aussi à l’invitation d’Anne Béraud, ce n’est pas pour céder aux sirènes de la mode, ni pour prendre un thème un peu racoleur ; c’est parce que j’ai rencontré ce thème dans mon travail de ces derniers mois sur le corps dans l’expérience psychanalytique, mais je n’ai pas eu l’occasion de l’approfondir. Quelques cas présentés au congrès de la NLS faisaient état de l’anorexie, mais me paraissaient relever de logiques différentes. Et j’avais lu il y a quelques mois des articles de collègues de l’École de la Cause Freudienne sur le sujet, et s’ils renvoyaient certes tous à l’enseignement de Lacan, ils ne disaient pas forcément la même chose sur tous les sujets ; bref, cela m’a intriguée. J’ai donc souhaité me pencher sur cette question. Qu’est-ce que l’anorexie vue par la psychanalyse ? Y a-t-il une anorexie, toujours pareille, une structure réductible à un modèle, qu’on peut retrouver dans une série de cas, fût-ce avec des accents particuliers, ou y a-t-il des anorexies qui ont une structure différente, même si elles présentent à peu près les mêmes phénomènes ? Cette question ne relève pas tant d’une passion de classification que d’un souci que je nommerai provisoirement thérapeutique. Quelle réponse apporter ? Quel traitement proposer, selon la façon dont on aborde l’anorexie ? Comme une ou comme multiple. Ou encore, comme symptôme à éradiquer ou comme phénomène qui peut avoir une fonction dans la vie d’un sujet, et auquel, le cas échéant, on ne touche pas à la légère. C’est poser la question aussi de ce qui spécifie l’abord psychanalytique et le distingue d’autres formes de thérapeutique, d’autres théories parfois tout à fait incompatibles avec la psychanalyse dans leurs présupposés. Je ne suis pas une spécialiste de l’anorexie, et dans ma pratique de psychanalyste, j’ai certes eu affaire à des phénomènes de cet ordre chez des analysantes dont il ne m’est néanmoins pas possible de faire état ici, mais je n’ai jamais eu affaire non plus aux cas lourds rencontrés en hôpital et dont le pronostic vital est en jeu. Je me suis donc plongée dans la lecture pour répondre à la question. Je m’appuie sur les textes de Lacan, je m’appuie sur les travaux théoriques et cliniques de collègues lacaniens qui ont été publiés, j’ai prospecté aussi dans la littérature abondante qui prend la chose d’un point de vue cognitivo-comportementaliste ou systémique et je m’appuie aussi sur des écrits – de plus en plus nombreux – d’anorexiques qui témoignent de leur souffrance et de leur parcours. J’évoquerai deux témoignages en particulier, que je vous recommande. D’une part, le livre paru en février dernier, de Jessica Nelson : Tu peux sortir de table1, titre évocateur. Jessica Nelson est journaliste et écrivain. Elle donne comme sous-titre : Un autre regard sur l’anorexie. Ce n’est pas seulement un écrit autobiographique, qui parle de sa propre expérience, mais il évoque également d’autres jeunes femmes, des parents qu’elle a rencontrés, des médecins, des psychologues qu’elle a interrogés. Elle a lu de nombreuses publications, d’orientation psychanalytique, mais pas seulement. Elle écrit d’ailleurs que faire ce livre a été pour elle une issue à l’anorexie, une création. À la fois une reconstruction de son parcours douloureux et une interprétation, la sienne. D’autre part, un petit livre, un témoignage paru l’an dernier, que j’ai lu parmi beaucoup d’autres publications, d’une jeune fille, Justine. Le titre est : Ce matin j’ai décidé d’arrêter de manger2. Elle raconte comment elle a été prise dans une spirale infernale l’amenant à l’hospitalisation, et a fait de nombreuses rechutes de forme boulimique. Elle veut sensibiliser d’autres adolescentes, tirer la sonnette d’alarme devant les effets dévastateurs de sites internet à la mode, qui, comme des clubs cherchant des adhérents, prônent l’anorexie et pratiquent l’émulation. C’est à qui ira le plus loin dans la perte de kilos et dans les moyens pour y parvenir. Depuis une vingtaine d’année, il faut bien le dire en effet, l’anorexie est devenue un phénomène très médiatisé. Comme le sont d’autres phénomènes : la toxicomanie, la boulimie, la dépression, les Troubles Obsessionnels Compulsifs (TOC)... Pas un uploads/Sante/ anne-lysy-l-anorexie-je-mange-rien.pdf

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  • Publié le Mar 25, 2022
  • Catégorie Health / Santé
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