SUIVI THÉRAPEUTIQUE PHARMACOLOGIQUE Thérapie 2014 Mai-Juin; 69 (3): 223–234 DOI
SUIVI THÉRAPEUTIQUE PHARMACOLOGIQUE Thérapie 2014 Mai-Juin; 69 (3): 223–234 DOI: 10.2515/therapie/2014026 © 2014 Société Française de Pharmacologie et de Thérapeutique Médicaments et grossesse : modifications pharmacocinétiques et place du suivi thérapeutique pharmacologique Alice Panchaud1,2, Etienne Weisskopf 2, Ursula Winterfeld1, David Baud 3, Monia Guidi2, Chin B. Eap2, Chantal Csajka1,2 et Nicolas Widmer1,5 1 Centre suisse de Teratovigilance et Division de Pharmacologie clinique, Centre hospitalier universitaire Vaudois et Université de Lausanne, Lausanne, Suisse 2 École de Pharmacie Genève-Lausanne, Universités de Genève et Lausanne, Genève, Suisse 3 Médecine materno-fœtale, Département de Gynécologie obstétrique et Génétique médicale, Centre hospitalier universitaire Vaudois et Université de Lausanne, Lausanne, Suisse 4 Unité de Pharmacogénétique et de Psychopharmacologie clinique, Département de Psychiatrie, Centre hospitalier universitaire Vaudois et Université de Lausanne, Lausanne, Suisse 5 Pharmacie des Hôpitaux de l’Est Lémanique, Vevey, Suisse Texte reçu le 18 novembre 2013 ; accepté le 3 février 2014 Résumé – Suite à la tragédie de la thalidomide, la recherche en pharmacothérapie chez la femme enceinte s’est concentrée avant tout sur la sécurité des médicaments pour l’enfant à naître et très peu sur l’efficacité ou la sécurité des traitements pour la mère. Les changements physiologiques importants pendant la grossesse peuvent pourtant influencer la pharmacocinétique des médicaments et ainsi compromettre leur efficacité et/ou sécurité. Le suivi thérapeutique pharmacologique (STP) permet- trait d’optimiser l’efficacité de certains traitements, tout en minimisant le risque potentiel de toxicité materno-fœtale. Tou- tefois, en raison de l’absence d’études concentration-réponse chez la femme enceinte, le STP ne peut reposer actuellement que sur l’évaluation individuelle (rapporté à une concentration efficace prégrossesse) et reste réservé uniquement à certaines situations particulières, incluant notamment des signes de toxicité ou une inefficacité inexpliquée. Abstract – Pharmacokinetic Alterations in Pregnancy and Use of Therapeutic Drug Monitoring. Following the thali- domide tragedy, pharmacological research in pregnant women focused primarily on drug safety for the unborn child and remains only limited regarding the efficacy and safety of treatment for the mother. Significant physiological changes during pregnancy may yet affect the pharmacokinetics of drugs and thus compromise its efficacy and/or safety. Therapeutic drug monitoring (TDM) would maximize the potential effectiveness of treatments, while minimizing the potential risk of toxi- city for the mother and the fetus. At present, because of the lack of concentration-response relationship studies in pregnant women, TDM can rely only on individual assessment (based on an effective concentration before pregnancy) and remains reserved only to unexpected situations such as signs of toxicity or unexplained inefficiency. Abréviations : voir en fin d’article. Mots clés : grossesse ; pharmacocinétique ; suivi thérapeutique des médicaments ; réponse thérapeutique, tératogène Keywords: pregnancy; pharmacokinetics; therapeutic drug monitoring; treatment outcome; teratogen 1. Introduction De nombreuses études observationnelles ont montré qu’une proportionimportantedefemmesaurontbesoindeprendreaumoins un médicament durant leur grossesse.[1-4] Suite à la tragédie de la thalidomide, la recherche dans ce domaine s’est concentrée avant tout sur la sécurité des médicaments pour l’enfant à naître et très peu sur l’efficacité et/ou la sécurité des traitements pour la mère. Si les craintes de nuire à leur enfant peuvent pousser les mères à diminuer, voire arrêter leur traitement, malgré une indication clairement posée et un rapport bénéfice/risque favorable,[5] la mauvaise observance thérapeutique pourrait toutefois ne pas être la seule cause possible d’échecthérapeutiquechezlafemmeenceinte.Leschangementsphy- siologiques et biochimiques importants qui s’opèrent pendant cette Article publié par EDP Sciences 224 Panchaud et al. © Société Française de Pharmacologie et de Thérapeutique Thérapie 2014 Mai-Juin; 69 (3) période peuvent influencer le devenir d’un médicament dans l’orga- nisme et ainsi compromettre son efficacité ou sa sécurité dans cer- tains cas. D’une façon générale, ces changements physiologiques peu- vent entraîner une diminution de l’exposition au médicament. Cette diminution est probablement sans impact clinique significatif dans une majorité de cas, en raison de l’importante marge thérapeutique dont bénéficient la plupart des médicaments. Une modification des concentrations attendues pour les médicaments qui possèdent une marge thérapeutique plus étroite pourrait par contre ne pas rester sans conséquences cliniques. Par ailleurs, une majorité de ces der- niers bénéficie d’un programme d’optimisation des posologies sur la base de mesures de concentrations sanguines proposées dans la population générale (approche de suivi thérapeutique pharmacolo- gique[STP])enraisondurisqueplusimportantd’atteindredesconcen- trations infra- ou supra-thérapeutiques aux posologies usuelles.[6,7] Ainsi, le but de cet article est de passer en revue les différentes modificationsphysiologiquesliéesàlagrossesseainsiquelesmodi- fications pharmacocinétiques attendues ou observées, puis d’analy- ser dans cette population la pertinence du recours au STP de certains médicaments susceptibles d’être utilisés en thérapie chronique pen- dant la grossesse. 2. Impact des modifications physiologiques sur la pharmacocinétique des médicaments Les changementsphysiologiquesquis’opèrent pendantlagros- sesse peuvent influer sur la pharmacocinétique des médicaments au niveau de leur absorption, distribution, métabolisme et excrétion.[8,9] Cesmodificationssuiventunprocessusdynamiqueetpeuventappa- raitre dès le 1er trimestre de grossesse. Les données publiées sur le sujet sont toutefois très limitées. Elles permettent seulement de pré- dire la tendance générale, à savoir que les modifications liées à la grossesse diminuent l’exposition aux médicaments dans un très grand nombre de cas (tableau I). 2.1. Absorption 2.1.1. Administration orale Théoriquement, la grossesse peut affecter la vitesse d’absorp- tion et la biodisponibilité totale des médicaments. La réduction de la motilité gastro-intestinale ainsi que l’augmentation de la durée de transit[10,11] pourraient en effet augmenter la vitesse d’absorption (temps pour atteindre la concentration plasmatique maximale [Tmax] #) et diminuer la concentration maximale (concentration plasmatique maximale [Cmax] $). L’élévation du pH gastrique due à une diminution de la production de protons et à une augmentation de la production de mucus (# 40 %) pourrait, quant à elle, diminuer la biodisponibilité totale des acides faibles (biodisponibilité totale $ et Cmax $).[12] Les nausées et les vomissements fréquents au 1er trimestre de grossesse semblent également réduire l’absorption des médicaments (biodisponibilité totale $ et Cmax $). Les données cliniques disponibles sont cependant très limitées et permettent sou- vent difficilement de conclure quant à une modification de l’absorp- tion des médicaments (p. ex. ampicilline avec Cmax $ mais bio- disponibilité totale et Tmax équivalents).[13] Sur une base théorique, on peut aussi penser que l’impact sur la biodisponibilité totale reste limité,[14] avec des conséquences cliniques probablement minimes pour les traitements qui nécessitent des prises répétées. Le raison- nement est en revanche différent pour les médicaments administrés en prise unique et dont l’effet est fortement lié au Tmax et/ou Cmax (p. ex. les antiémétiques ou les analgésiques). Une altération de la réponse clinique n’est alors pas à exclure. Quant aux vomissements survenantpeuaprèslaprised’untraitement,ilspeuventaltérerl’effet thérapeutique en diminuant avant tout la biodisponibilité totale. 2.1.2. Autres voies d’administration La perfusion cutanée et tissulaire augmentée durant la gros- sesse, conséquence de l’augmentation du débit cardiaque observée dès son début, pourrait faciliter l’absorption des médicaments lipo- philes administrés par voie transcutanée ou intramusculaire.[15] De même, l’augmentation du débit sanguin pulmonaire et l’hyperven- tilation,induitesparl’augmentationdudébitcardiaqueetduvolume pulmonaire courant, pourraient favoriser l’absorption des médica- ments administrés par inhalation chez la femme enceinte.[14] 2.2. Distribution 2.2.1. Volume de distribution Lagrossesseentraîneuneaugmentationduvolumeplasmatique (# 50 %) et de celui de l’eau corporelle totale (# + 8 L). Environ 60 % de ce volume est distribué au niveau placentaire, fœtal et du liquide amniotique et 40 % se retrouve dans les tissus mater- nels.[8,14,16] Cette augmentation du volume dans lequel les médica- ments peuvent se distribuer est susceptible d’impacter avant tout les médicaments hydrosolubles qui ont un petit volume de distribution (Vd) et dont l’affinité pour les tissus est faible. Pour ces médica- ments,lesconcentrationsplasmatiquespeuventêtreréduitespendant la grossesse (p. ex. céphalosporines, aminosides, vancomycine).[17] 2.2.2. Liaison protéique L’impact de la grossesse sur la liaison protéique des médica- ments est double. Premièrement, on observe une diminution des concentrations de certaines protéines, principalement l’albumine Grossesse et suivi thérapeutique 225 © Société Française de Pharmacologie et de Thérapeutique Thérapie 2014 Mai-Juin; 69 (3) ($ 20-30 % à partir du 2e trimestre), probablement due à l’augmen- tation du volume plasmatique non compensée par la synthèse pro- téique.[18,19] D’autres protéines liant des substances endogènes, telle la thyroglobuline, semblent en revanche être présentes en plus grande quantité.[20,21] Les concentrations d’α1-glycoprotéine acide, protéine qui lie de nombreux médicaments basiques (p. ex. opiacés, antidépresseurs tricycliques, β-bloquants) ne semblent cependantpasêtremodifiéesdurantlagrossesse.Àcelas’ajouteune compétition pour les sites de liaison protéiques entre les médica- ments et les hormones stéroïdiennes et placentaires ainsi que les acides gras, dont les concentrations augmentent tout au long de la grossesse.Cesdifférentscomposésendogènesselientauxprotéines plasmatiques et déplacent les médicaments de leur site de liaison. Par conséquent, les proportions de fraction libre des médicaments, Tableau I. Modifications pharmacocinétiques en lien avec la grossesse. Changements physiologiques en lien avec la grossesse Paramètres pharmacocinétiques affectés Médicaments potentiellement affectés Système digestif[10-14] pH gastrique h Biodisponibilité $ acides faibles h bases faibles Ibuprofène( ?), aspirine ( ?) Motilité gastro-intestinale$ Vitesse d’absorption $ Cmax h Tmax Tous les médicaments pris per os avec une résorption systémique souhaitée Vomissements Absorption $ AUC $ Cmax Clairance (déshydratation) h AUC Lithium Système respiratoire[14] Débit sanguin pulmonaire h Absorption $ dose d’induction Gaz anesthésiants Hyperventilation Système rénal[16,32,33] Débit sanguin rénalh Filtration glomérulaireh h CL Aminosides, béta-lactamines, lithium, sotalol, daltéparine, enoxaparine Système sanguin[8,14,16-22,47] Volume plasmatiqueh Distribution h Vd $ Cmax Médicaments hydrosolubles tels que aminosides, vancomycine, céphalosporines Albumine$ Distribution $ Ctot mais hClib Valproate Thyroglobulineh Distribution $Clib Lévothyroxine Placenta, sang fœtal et uploads/Sante/ article-9.pdf
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- Publié le Sep 05, 2021
- Catégorie Health / Santé
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