Marc Netter Approche d'une politique culturelle en France In: Communications, 1

Marc Netter Approche d'une politique culturelle en France In: Communications, 14, 1969. pp. 39-48. Citer ce document / Cite this document : Netter Marc. Approche d'une politique culturelle en France. In: Communications, 14, 1969. pp. 39-48. doi : 10.3406/comm.1969.1193 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/comm_0588-8018_1969_num_14_1_1193 Marc Netter Approche d'une politique culturelle en France A bien y regarder, on n'appelle culture que ce qui ne peut être nommé autrement. Le « culturel » est un résidu : dans les mentalités du grand nombre, c'est un luxe, dans les administrations, un domaine artistique, pour l'élite, un refuge. Je dois à la vérité de dire que si le mot de culture ne recouvrait réellement aucune autre réalité, je ne verrais pas pourquoi, pour qui, tâcher d'en définir la « politique ». Mais il se trouve qu'à mes yeux, le domaine culturel déborde très larg ement ce que l'on en reconnaît. Le champ culturel vécu de tout individu se compose, en premier lieu, de ce qu'il identifie comme la culture, de son domaine de références; puis, de ce qui n'est pas reconnu comme culture mais pèse sur lui, je veux parler de son environnement (au sens le plus large : télévision aussi bien qu'urbanisme); enfin, de ce qui est son potentiel de participation ou d'invention, de sa créativité. La culture concerne donc la vie tout entière. Cela vaut qu'on en discute. Mais qu'on cesse de parler sérieusement de la crise des arts et des lettres comme d'un problème culturel de fond. Les Beaux- Arts, au sens de la Répub lique, ne me paraissent pas poser de problèmes sérieux : leurs avatars sont fonction des mutations de l'homme et de la société. Les soutenir artificie llement de quelques millions ne les empêchera ni de mourir ni de survivre. Et il me paraît assez naïf de croire que leur sauvegarde détournerait notre époque de ses gouffres. Je veux dire que le préjugé aristocratique, hérité du xix* siècle, qui anime les artistes et les animateurs, malgré un certain gauchisme formel, les conduit à situer la crise culturelle dans l'opposition classique perçu-subi (la télévision, la publicité et tout ce qui exerce sur l'homme une action puissante prennent racine en lui, au détriment de la culture reconnue comme telle, et en particulier du domaine artistique auquel elle se résume le plus souvent, qui agonise faute de moyens financiers suffi sants), alors qu'il est manifeste qu'elle se place non au niveau des moyens d'action, mais au niveau de l'homme et de ce qu'il fait de ses moyens : alors que la crise vient de la rupture d'équilibre entre la culture subie et la culture vécue. Entre ce que le monde contemporain impose à l'individu et ce 39 Marc Netter que l'individu est à même de trouver au plus profond de lui-même et de communiquer. Ce fait est à mon sens le seul qui « fasse problème ». Au moment de parler de politique culturelle, il est bon de le rappeler pour ne pas égarer le débat dans les méandres si néfastes, et pourtant si fréquentés, de la sauve garde des six ou sept arts connus à ce jour. Rien n'est plus précieux que la création artistique, certes, elle est peut-être ce qui demeure quand tout a sombré, selon M. Malraux, le sublime témoignage de l'éphémère : mais je ne vois pas quel intérêt trouveraient nos contemporains à laisser des traces sublimes d'un monde où leur passage n'aurait été que sang et larmes. Les peuples heureux n'ont pas d'histoire. Rien ne dit qu'ils aient un art. Il est aujourd'hui question de savoir si l'homme peut assumer son temps, et c'est cela son problème culturel. Tout le reste n'est que visions mystiques ou querelles de boutiquiers. Rupture d'équilibre entre le vécu et le subi, voilà la cause de la crise. De cette rupture dépend l'avenir spirituel — peut-être l'avenir tout court — des hommes. Non que je déclare cette rupture obligatoirement néfaste pour eux. Je dis seulement qu'elle change tout. Et comme je constate que l'homme supporte difficilement la rapidité avec laquelle se produit la mutation, que cette accélération le désintègre — ou le dé-intègre, si je puis dire — littér alement, je m'interroge sur les transitions indispensables, afin d'échapper, s'il en est temps encore, aux aliénations qui, dans sa vulnérabilité actuelle, le guettent. Il ne s'agit donc pas de proposer un plan de sauvegarde de certaines valeurs culturelles par opposition à d'autres. (Je rejette la notion de « valeurs » dans la culture. Rien ne vaut que ce qui sert à l'Homme pour la conquête de son bonheur.) Mais je tâcherai de décrire certaines situations (sans pré tention à l'objectivité : telles que je les vis), puis de dessiner quelques ten dances ou d'évoquer quelques contradictions, afin de voir se profiler des prémices de solutions concrètes... « Tout l'art de la politique, disait Louis XIV, est de se servir des conjonctures... » Voyons donc la conjoncture culturelle. Mais ici, un problème se pose. Pourquoi l'Etat interviendrait-il dans le domaine de la culture? Il y a une contradiction flagrante à chercher une solution collective à un problème apparemment individuel. Faut-il prendre le risque d'une mainmise de l'Etat sur les esprits? A cela on répond ord inairement : le développement culturel, comme la recherche, nécessite beau coup d'argent, et ne rapporte rien, en apparence du moins. Dans notre société, aussi mal à l'aise dans son capitalisme décadent que dans son socia lisme embryonnaire, le mécénat privé a disparu, ou, s'il existe encore, c'est sous caution de rentabilité immédiate et non par goût de l'investissement à long terme, ni même du « standing ». A ce point, l'alternative est donc pour la collectivité de se substituer au mécène, ou de renoncer à sa vie culturelle. C'est en ce sens que l'Etat se reconnaît le devoir de supporter les charges matérielles du développement culturel, comme il a fait sienne en son temps la mission d'instruire. Notons au passage que cette justification concerne principalement les arts, depuis toujours tributaires des mécènes, et donc identifie la culture à ceux-ci; qu'elle ne recouvre en fait que la prise en charge par l'Etat de l'aide à la création artistique, partie vitale du dynamisme culturel, mais trop limitée par rapport au projet implicite, qui entend qu'il est normal pour chaque Approche d'une politique culturelle en France citoyen de se donner les moyens de développer sa propre culture par l'inte rmédiaire du service public. Mais cette seconde formulation implique sa conséquence logique, à savoir que le pouvoir culturel n'appartient pas à celui qui veille à l'application de la politique dans ce domaine et dispense les crédits. Il est à ceux qui en bénéficient. La définition elle-même de cette politique n'est pas le fait seulement de ceux qui se sont donné mission de l'instaurer, mais de tous ceux qui en vivront la réalité. Je vois là un préalable à toute réflexion sur une prise en charge de la culture par l'Etat. Car toute attitude technocratique ou paternaliste sans en avoir l'air, ne peut conduire qu'à l'aliénation de l'individu, et donc affaiblir sa résistance aux phénomènes de masses prétendus aliénants et stigmatisés comme tels par les hommes de culture. Ma première constatation sera que l'analyse de la situation culturelle passe par celle d'une importante série de micro-situations. Ce qui revient à noter, pour commencer, que nous sommes en présence d'un secteur, désigné d'un seul nom à tout faire, la « culture », ou le « culturel », mais composé en mosaïque : c'est l'ordre facultatif des éléments et leur autonomie qui permet leur combinaison, leur mécanique, et non leur mouvement propre qui obéit à un ordre, une dynamique générale. En France, la vieille culture est à l'image des campagnes : morcelée et bien gardée. Plus largement, dans tous les domaines porteurs ou générateurs de culture — c'est-à-dire que l'on n'appelle pas toujours culturels — chaque genre est un fief, chaque moyen technique une arme secrète, chaque public une milice de mercenaires. Sans faire la moindre polémique, je note que l'action des gens de culture, des moyens de culture, dans l'acception la plus large du mot — de l'information à l'art en passant par l'éducation — repose sur l'émiettement, — en est dépendante, certes, mais aussi en tire parti. On a séparé les genres — et cela depuis fort longtemps : Molière notait dans le Bourgeois gentilhomme l'incompatibilité de la Musique, de la Danse, des Lettres et des Armes — , les spécialistes se sont tourné le dos, les moyens techniques se sont ignorés, — les anciens méprisant les nouveaux autant, pour le moins, que les nouveaux méconnaissaient les anciens, — les publics ont été dissociés, les pouvoirs ont rivalisé, les temps ont été cloisonnés. Cette ségrégation à tous niveaux, consciente ou inconsciente, en tout cas pratiquée scrupuleusement, faisant partie du « jeu », comme on dit, est la plus stérilisante qui soit. Je n'en veux pour exemple, entre autres, que la complète ignorance dans laquelle les gens de théâtre se complaisent à l'égard de la télévision, cependant que cette dernière ignore encore tout — ou presque — des uploads/Societe et culture/ approche-d-x27-une-politique-culturelle-en-france.pdf

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