Documents pour le Médecin du Travail N° 58 2e trimestre 1994 1 dmt TC 49 C. DEJ

Documents pour le Médecin du Travail N° 58 2e trimestre 1994 1 dmt TC 49 C. DEJOURS *, D. DESSORS **, P. MOLNIER** * Professeur de psychologie du travail, Conservatoire national des arts et métiers, Paris. ** Assistantes de recherche au laboratoire de psychologie du travail, Conservatoire national des arts et métiers, Paris. d o s s i e r m é d i c o - t e c h n i q u e Comprendre la résistance au changement Reproduction d’un extrait du dossier médico-technique « Spécial manutentions manuelles et mécaniques », publié dans la revue en 1994 S ituer cet article en tête de ce dossier ne signifie pas qu'une priorité doive être accordée à la personne sur ses organes, ou sa pensée sur ses activités. Ce choix est justifié par l'intérêt porté à la pratique de la pré- vention. À la différence de la médecine curative qui agit sur les organes ou les fonctions, la prévention vise, no- tamment, une inflexion des conduites humaines. Elle passe alors par la mobilisation active de la personne et non par la mobilisation passive de ses organes. Voilà où siège la difficulté principale des actions de prévention, nous semble-t-il. La médecine donne aux praticiens un savoir-faire sur le corps, mais elle ne leur donne pas de savoir-faire sur les conduites humaines. Et si l'on se sert de l'instrumentation médicale – la prescription, voire l'ordonnance – dans le domaine de la prévention, les ré- sultats sont décevants. Intervenir sur les conduites hu- maines, surtout lorsque les conduites sont envisagées avec leurs dimensions sociale et collective, suppose de posséder un métier (voire un art) particulier, qui doit davantage son inspiration aux sciences sociales qu'aux sciences biologiques. Toute conduite humaine a un sens La seule idée que nous voudrions ici défendre est la suivante : les gens, en général, les manutention- naires en particulier, ne sont pas des crétins sociaux [COULON A., 1987]. Même lorsqu'un travailleur refuse de porter son casque, même lorsqu'il prend des risques qu'il pourrait éviter, même lorsqu'il est réticent à une campagne de prévention, sa conduite n'est pas absurde, elle a tou- jours un sens. Ce postulat est au fondement des sciences hu- maines. Faute d'en respecter les implications théo- riques et pratiques, les actions du médecin du travail dans le domaine de la prévention perdent l'essentiel de leur puissance de transformation de la réalité. Lorsqu'on souhaite proposer, prescrire ou conseiller une conduite ou une attitude nouvelles, tenues légiti- mement pour justes, il faut savoir qu'on devra en même temps combattre une conduite ou une attitude préexistant à l'intervention. Pour qu'un travailleur adopte un nouveau comportement, il faut aussi qu'il accepte de renoncer à celui qu'il adoptait jusque-là. Mieux encore, pour qu'il accepte le principe d'un nou- veau comportement, il faut qu'il soit en mesure de cri- tiquer lui-même le comportement qui était le sien jusque-là. Agir, c'est donc d'abord mettre l'existant en discus- sion, le soumettre à la critique. En visant non la cri- tique formulée de l'extérieur, par l'expert, l'ingénieur ou le médecin sur le comportement du travailleur, mais en cherchant la critique du sujet lui-même sur son pro- pre comportement. Pour approcher de ce but, il est d'abord nécessaire de comprendre le sens du comportement que l'on se propose de mettre en question. Pourquoi ce travailleur refuse-t-il de porter le casque ? Pourquoi cet autre ré- siste-t-il aux conseils qu'on lui prodigue ? Sans réponse à cette question préalable, toute action implique le re- cours à la force, voire à la violence, dont l'efficacité, au Ce dossier est consacré aux risques physiques qu'impliquent les activités de manutention. Et pourtant, dans cet article introductif, il ne sera question ni des vertèbres, ni de rachis, ni de fractures, ni de douleurs, ni d'arrêts de travail, ni de techniques de soin. Dans les lignes qui suivent, la discussion portera exclusivement sur la personne à qui appartiennent ces vertèbres et qui risque sa santé. Documents pour le Médecin du Travail N° 58 2e trimestre 1994 2 niques comme ceux qui sont impliqués dans les activi- tés de manutention, on s'attaque aussi, nolens volens, aux techniques du corps et l'on touche alors au noyau central de ce qui fait que chacun de nous se reconnaît et est reconnu par les autres comme membre d'une communauté d'appartenance culturelle, sociale ou pro- fessionnelle. Voilà l'une des raisons principales pour lesquelles il est difficile de modifier les gestes techniques utilisés traditionnellement. C'est aussi un des contenus essen- tiel de ce que, faute d'analyse, on attribue trop facile- ment à la « résistance au changement », prise comme synonyme d'archaïsme, voire de bêtise. Il n'en est rien. En prônant un changement de gestes dans le travail, on bouleverse une modalité d'ins- cription du sujet dans la société et, au-delà, on atteint jusqu'à la personne et à son identité. C'est de cette der- nière question qu'il s'agit maintenant de discuter, non sans avoir préalablement signalé une difficulté sé- rieuse : en effet, les techniques du corps, bien que conscientes pour une part, échappent essentiellement à la conscience. D'abord, parce que pour saisir leur ca- ractère acquis, appris et donc non-naturel, il faut pou- voir les comparer avec d'autres techniques du corps, qui pour faire contraste doivent être recherchées dans des cultures lointaines. Mais surtout parce que, quand bien même ces techniques du corps peuvent être ob- jectivées et accéder à la conscience, leur dimension proprement sociale et psychologique, c'est-à-dire ce par quoi elles sont constitutives de l'appartenance so- ciale et de l'identité singulière, échappe presque totale- ment à la conscience. En d'autres termes, les raisons profondes de l'attachement à cet usage du corps ne sont pas conscientes et très difficilement accessibles à la conscience. Ainsi donc, se trouve posé le paradoxe du sens : si tout comportement, toute conduite, toute attitude a un sens, ce sens n'est pas toujours conscient pour le su- jet qui les met en œuvre. L'intelligence peut être en avance sur la conscience. De sorte que pour saisir le sens d'un comportement ou d'une conduite, il va falloir mettre en œuvre une stratégie de dévoilement dont nous traiterons plus loin. Qu’est-ce qu’une technique ? Par référence toujours à ce que nous savons par l'an- thropologie, la technique est définie comme un acte traditionnel efficace. Efficace, d'abord, car sans effet repérable sur le monde, un acte ne peut être qualifié de technique : c'est seulement alors une invocation ou une pratique ésotérique. Traditionnel ensuite, car sans rap- port avec une tradition, un acte ne peut être compris demeurant, est à son tour décevante et, éthiquement, d'un usage douteux. Or, accéder au sens d'un comportement est une af- faire difficile. Il est assurément plus aisé d'éviter la question en passant directement à l'étape de la pres- cription, Mais alors, en cas d'échec de cette prescrip- tion, revenir sur le sens du comportement de résistance au changement conduira immanquablement à conclure au non-sens et du non-sens au diagnostic de crétinisme social ou psychique du manutentionnaire auprès duquel on tente d'intervenir. Le geste est une « technique du corps » Avant donc de décider d'agir en vue de transformer les pratiques professionnelles de ces manutention- naires, il faudrait comprendre la nature et le sens des gestes que l'on veut combattre. Or les gestes de manu- tention sont une technique, et plus précisément une technique du corps, c'est-à-dire une manière d'engager son corps dans les activités, qui n'a rien de naturel. Elle est apprise, et comme pour beaucoup de techniques du corps, les gestes de manutention sont appris dès l'en- fance. Le port des enfants se fait en Europe occiden- tale d'une façon bien différente de celle qui est couramment utilisée en Afrique noire. Le port des charges lourdes au sommet de la tête en Afrique im- plique un entraînement de l'équilibration et un déve- loppement musculaire différents de ceux qu'implique le port sur les épaules ou à bras le corps que nous pra- tiquons chez nous. On peut ainsi procéder à l'analyse détaillée de tous les gestes, attitudes et postures ordinaires de la vie quotidienne et montrer qu'ils sont étroitement liés à la culture, qu'ils s'articulent à des manières de se vêtir, de manger, de parler, de communiquer, de faire l'amour... qui sont rigoureusement synthétisées dans ce qu'on appelle « habitus ». Et les habitus sont socialement et historiquement construits selon des normes assez ri- gides. C'est ce que nous apprennent les anthropo- logues depuis que MAUSS a montré ce fait essentiel que la technique ne concerne pas que l'usage d'instru- ments, d'outils et de machines, mais aussi l'usage du corps propre qui est, de ce fait, à la fois constitutif de la personne et instrument de son action sur le monde [MAUSS M., 1934]. On peut ainsi montrer que l'usage des outils est fondamentalement dépendant des usages du corps. Les techniques instrumentales sont étayées par les techniques du corps et dépendantes d’elles. De sorte que lorsqu'on s'attaque à des gestes tech- Documents pour le Médecin du Travail N° 58 2e trimestre 1994 3 par autrui, uploads/Societe et culture/ 1994-comprendre-la-resistance-au-changement-ok.pdf

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