1. S. Freud, Totem et tabou, préface, 1913. L’anthropologie à l’épreuve de la p

1. S. Freud, Totem et tabou, préface, 1913. L’anthropologie à l’épreuve de la psychanalyse L’envers inconscient du lien social • Paul-Laurent Assoun • Entre anthropologie et psychanalyse, existe un lien que l’on peut dire sulfu- reux. On sait que ce sont ceux qui, à l’examen, se révèlent les plus nécessaires. À preuve le contraste radical apparent sur ce point, quant au discours, entre la position de Freud et celle de Lacan, qui va introduire un malaise préalable utile dans la question et à ce titre nous fournir un bon point de départ pour localiser, en son juste lieu, la conjonction entre « psychanalyse » et « anthropologie ». Le créateur de la psychanalyse lance un appel, daté solennellement de la préface de Totem et tabou, à la collaboration des sciences du social et du savoir de l’inconscient. Il s’agit d’« appliquer à certains phénomènes encore obscurs de la psychologie collective les points de vue et les données de la psychanalyse », en s’efforçant de « créer un lien entre ethnologues, linguistes, folkloristes, etc. d’une part, et psychanalystes, de l’autre 1 ». Cela va donc dans les deux sens : la psychanalyse ne peut pas se passer des ressources de l’anthropologie sociale et les sciences dites sociales ne peuvent que s’enliser, à reproduire la méconnais- sance de l’inconscient, inclus dans leur objet même. Le produit stupéfiant de cette rencontre, lisible à travers ce texte intitulé Totem et tabou (titre littérale- ment anthropologique) et sous-titré « quelques concordances entre la vie psychique des primitifs et des névrosés » (qui en montre l’envers et la portée cliniques) ne se déparerait donc pas en se qualifiant d’anthropologie… psycha- nalytique. Du moins s’y démontre-t-il, par une navette ainsi instituée entre le savoir du symptôme singulier (de la névrose obsessionnelle à la phobie) et celui 44 • FIGURES DE LA PSYCHANALYSE 17 • 2. J. Lacan, Le Séminaire, Livre XVI, D’un Autre à l’autre, 13 novembre 1968, Paris, Le Seuil, 2006, p. 12. 3. S. Freud, Une difficulté de la psychanalyse. du collectif (du tabou au totem), via la question de l’inceste, toutes les ressources pour féconder le savoir du collectif par l’inconscient et atteindre donc l’« anthropo-logique », en son cœur obscur. Or de son côté, Lacan oppose une fin de non-recevoir personnelle et formelle à l’anthropologisation de la psychanalyse, ou à tout le moins à qui citerait son nom à l’appui d’un tel projet, avertissant que, quant à lui, l’on serait bien mal inspiré de lui attribuer « ce qui s’appelle ridiculement anthropologie psychanalytique 2 ». Et pourquoi ? Parce qu’« il n’y a pas d’union de l’homme et de la femme » ! Voilà un saut dans l’argumentation dont l’auteur du « Séminaire » est coutumier. Là où l’on attendrait une réfutation terminologique et épistémologique de la discipline, le voilà qui en appelle, à cette occasion, à l’impossible du rapport sexuel. Qu’est-ce que cela a à faire ici, qu’est-ce que cela a à voir ? En quoi l’impossible de l’union homme/femme objecte-t-il à ce qui se baptise « science de l’homme » ? Qu’y a-t-il d’illégitime, et plus encore de « ridicule » là-dedans ? Anthropologie vs analyse Il faut entendre qu’encore faudrait-il, pour qu’il y ait anthropologie psycha- nalytique, qu’il y ait de l’anthropos. Or, ce qu’expérimente et démontre la psychanalyse, c’est que le supposé factum anthropique est divisé par le sexuel. C’est bien après tout l’annonce freudienne que l’homme, destitué de sa position centrale dans le cosmos, puis dans le bios, n’est pas même maître dans sa propre demeure, « psychique 3 ». L’anthropos est proprement et centralement dés-axé. Il ferait bien en effet de ne pas « la ramener » avec une croyance à l’Homme, et c’est même le meilleur moyen de se névrotiser en méconnaissant l’altérité pulsionnelle. L’invocation de l’Homme serait un déni de ce savoir de ce qui juste- ment « manque à l’homme ». La psychanalyse qui ne cesse d’expérimenter ce hiatus, étant par la force des choses le seul savoir qui se fasse fort de ne pas en être dupe, ne saurait donc venir « couvrir » une telle croyance anthropologique, fût-ce en la requalifiant. En ce sens, l’anthropologie se couvrirait plutôt de ridicule de se dire psychanalytique et la psychanalyse décrédibilisée d’accréditer, justement, une anthropologie rallon- gée d’inconscient. 45 L’ANTHROPOLOGIE À L’ÉPREUVE DE LA PSYCHANALYSE 4. P.-L. Assoun, « L’enfant père de l’homme. Figures freudiennes de l’infantile », dans L’enfant dans l’homme, Penser/rêver. Le fait de l’analyse, n° 1, printemps 2002, p. 89-110. 5. G. Roheim, Psychanalyse et anthropologie, Paris, Gallimard, 1950. 6. G. Devereux, Ethnopsychanalyse complémentariste (1972), Paris, Flammarion, 1985. 7. P.-L. Assoun, Freud et les sciences sociales. Psychanalyse et théorie de la culture, 1993 ; 2e éd., 2008, Paris, Armand Colin, coll. « U ». Le « cercle anthropologique » Ce qui pourrait passer pour un persiflage s’avère, ainsi lu, un avertissement salubre, mais non une objection dirimante pour faire se rapprocher anthropo- logie et psychanalyse. Car effectivement un tel rapprochement ne peut se faire qu’en pratiquant d’abord cette espèce d’epokhè, de mise entre parenthèses de toute notion iden- titaire de l’anthropologie, comme croyance à l’humain. Tautologie bavarde de l’homme identifié à lui-même : si rien d’humain n’est étranger à l’homme, comme l’énonce le « cercle anthropologique » sous la référence à l’adage téren- cien, il y a bien de l’étranger au cœur de l’humain, qui fait l’homme, plus encore que loup pour l’homme, étranger à l’homme comme à lui-même. Il faut entendre en toute sa portée que « l’enfant est le père de l’homme 4 », car il signifie l’in- fantile, noyau de l’inconscient, comme l’originaire qui vient subvertir l’identité de l’homme à lui-même, fondée sur la bévue majeure du « le rapport sexuel ». Ce serait ainsi le comble que l’inconscient serve de réfection identitaire et offre à l’anthropologie sa « résilience » imaginaire et sa béquille inconsciente ! Ce qui s’est pratiqué de Geza Roheim – qui, lui, accrédite sans réserves la conjonction 5 – à Georges Devereux, quelles qu’en soient les avancées suggestives, reviendrait bien à instituer en ce sens un mariage forcé : ce n’est pas un hasard si la métaphore « complémentariste » vient à l’occasion doter cette épistémê de son baptême 6. Il faut donc plutôt chercher le lien dans une décomplémentation réciproque. Toute la psychanalyse se joue en expérimentant le côté anomique de l’inscription du sexuel dans l’espèce dite humaine. Il n’y a pas d’autre définition du « psycho- sexuel ». Cela posé, il y a bien un impressionnant déploiement freudien sur le collectif dont nous avons pris la mesure ailleurs 7. Au-delà du sigle, il y a donc bien une contribution considérable du savoir de l’inconscient au savoir anthropologique. C’est en pensant solidairement la coupure et le lien que l’on avancera donc. 46 • FIGURES DE LA PSYCHANALYSE 17 • 8. S. Freud, L’homme Moïse et la religion monothéiste, Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais », 1993. 9. P.-L. Assoun, « Topiques freudiennes du mythe. Thèses sur la Mythenforschung analy- tique », dans Topique n° 84, « Mythes et anthropologie », L’esprit du temps, 2003, p. 173-184. L’anthropologie dé-mythifiée Ce que l’on trouve au seuil de cette confrontation, c’est le spectre de l’« inconscient collectif » jungien. Ce n’est pas un hasard si déni du sexuel et anthropologisation du collectif vont de pair. Freud en fait une mise au point laco- nique mais essentielle : l’expression ne nous fait pas avancer, mieux, elle nous trompe, dans la mesure où l’inconscient est collectif 8. Le « pléonasme » est la faute majeure en ce domaine : c’est dire « l’inconscient est l’inconscient », ce qui, au passage, l’hypostasie. Un corrélat en est que l’Inconscient collectif noie le pois- son, soit le sexuel – la prise la plus précieuse du réel clinique. Il faut impérative- ment repasser par le « petit » sujet pour rencontrer le collectif, au lieu de l’immerger dans un bain de mythes. Au reste, cela se vérifie par le trajet de Jung : c’est à partir du moment où il a « lâché la libido », ce que Freud a vu irrésistible- ment venir, qu’il s’est livré à la puissance des mythes et à la jouissance de s’en faire le grand Mythologue. Récit qui ne finit jamais, faute d’affronter son point de capiton sexuel. C’est alors la mythologique qui donne la clé d’une sorte d’an- thropologie absolue : et dès lors, tout est perdu, « veaux, vaches, cochons, couvées », entendons toute la clinique du sujet. Chez Freud, on va le voir, c’est au contraire à moissonner les symptômes dits « individuels » que l’on trouve la percée anthropologique majeure sur le collectif. Voici donc en effet une clé : la vérité mythologique est inoculée comme anti- dote à l’impossible du rapport sexuel et fournit l’alchimie de sa réunification. Il est clair que l’anthropologie freudienne ne mange pas de ce pain-là. Elle récuse l’In- conscient du mythe : le mythe n’est pas formation de l’Inconscient, sa vérité est atteignable via le travail uploads/Societe et culture/ assoun-paul-laurent-l-x27-anthropologie-a-l-x27-epreuve-de-la-psychanalyse-l-x27-envers-inconscient-du-lien-social.pdf

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