Communication interculturelle, apprentissage du divers et de l’alterité 51 Comm
Communication interculturelle, apprentissage du divers et de l’alterité 51 Communication interculturelle, apprentissage du divers et de l’alterité Martine Abdallah-Pretceille Université Paris 8, France « Être homme, c’est être capable de transfert dans une autre perspective. » Cette formule de Paul Ricœur est sans doute une des meilleures, sinon la meilleure justification possible à l’apprentissage des langues à l’école. On peut toutefois légitimement s’interroger sur les moyens et les méthodes mise en œuvre pour atteindre cette finalité éducative. En effet, la priorité accordée à la dimension instrumentale de l’apprentissage (survalorisation des acquisitions linguistiques au détriment de la valeur communicative et relationnelle) entraîne un relatif effacement de l’expérience de la rencontre et de l’altérité. Si la langue est incontestablement un outil de communication, encore faudrait-il ne pas oublier que toute communication suppose la reconnaissance des interlocuteurs comme sujets universels et singuliers. Apprendre une langue étrangère ne saurait en ce sens être réduit à la seule maîtrise, aussi parfaite soit-elle, du canal linguistique, ni même de la culture. On poussera le paradoxe jusqu’à s’interroger sur la valeur effective, par rapport à cette finalité éducative de l’approche dite communicative et l’enseignement des civilisations ou des cultures (selon les dénominations en vigueur). Il est à craindre qu’outil et finalité ne soient confondus et que la dimension humaniste ne soit quelque peu occultée par rapport à l’instrumentalisation du savoir via une « langue-outil » ou encore de la « culture-outil ». Si les dimensions linguistique et culturelle constituent bien une condition nécessaire à la communication, elles ne sont cependant pas des conditions suffisantes. En effet, on ne redira jamais assez que le statut des langues ainsi que leurs conditions d’enseignement et d’apprentissage sont largement tributaires du contexte économique, social, historique et politique. Dès lors, il s’agit de poser la question de l’enseignement des langues et des cultures, non pas a priori mais par rapport à l’évolution actuelle. Pour ne pas alourdir le débat mais essentiellement dans un souci de clarification, nous nous contenterons de prendre en considération deux paramètres seulement : la mondialisation des échanges, la diversification et la complexification culturelles à travers notamment la construction européenne et le phénomène migratoire. Martine Abdallah-Pretceille 52 DE LA CULTURE A LA CULTURALITÉ Il convient de partir d’un constat, celui de la différenciation maximum du tissu social qui s’accompagne de processus de métissage, de bricolage et d’acculturation. Le modèle de la mosaïque, c’est-à-dire de la juxtaposition de groupes ethniques ou culturels supposés ou présentés comme homogènes, n’est plus valide. L’enfant est confronté dès son plus jeune âge à la diversité des références culturelles. Socialisation et enculturation se déclinent désormais au pluriel. Familles, écoles, quartiers, associations, médias, voyages, migrations sont autant d’occasions de rencontrer « l’Autre culturel », l’étranger et donc l’étrangéité. Plus aucun groupe n’échappe à la diversité culturelle. La multiplication des contacts directs et indirects pulvérise la notion d’acculturation qui sort de la logique binaire pour s’inscrire dans une multipolarité. Plus aucun individu ne se situe dans un cadre culturel unique. L’abolition des distances et du temps par la connaissance immédiate d’événements qui se passent à l’autre bout du monde banalise l’expérience de l’altérité. Banalisée certes, mais de plus en plus difficile à comprendre et à vivre. Par ailleurs, l’individu est de plus en plus autonome par rapport à son groupe d’origine ou plus exactement par rapport à son ou ses groupes d’appartenance (que ceux-ci soient provisoires ou définitifs). L’encouragement à l’autonomie et au développement de la personnalité de chacun conjugué à l’essor de l’esprit démocratique a induit une personnalisation de plus en plus forte des comportements et des conduites. L’individualisation des références est un contrepoids à ce que l’on appelle trop facilement la mondialisation des cultures. Cette complexification structurelle du tissu social n’est plus seulement conjoncturelle, provisoire, ponctuelle ou encore marginale. Elle ne peut donc se suffire d’une approche d’autrui sur le mode de la connaissance culturelle et encore moins sur le mode de l’évidence et de l’implicite. La reconnaissance d’entités culturelles distinctes valorisée par des études culturelles ne prend pas en compte cette situation de métissage qui est une composante à part entière des processus sociaux et culturels actuels. Les emprunts, provisoires ou non, les transgressions, les créations conduisent à des pratiques de « zapping culturel » et au butinage. On assiste ainsi à une définition de l’identité culturelle non par simple filiation mais au contraire par personnalisation et adhésion, fugitive ou durable. L’individu n’est plus le produit passif de sa culture mais il participe à son développement, à sa production d’autant qu’il n’est plus au cœur d’une seule identité mais de plusieurs (régionale, nationale, sexuelle, générationnelle, politique, syndicale, etc.). Identités qui ne sont ni exclusives les unes des autres, ni concurrentes sans être toutefois en totale harmonie. Cette situation d’hétérogénéité favorise les jeux identitaires, les stratégies voire les manipulations que ces dernières soient conscientes ou non. Le parallélisme avec les langues s’impose. Celui qui au sein d’une même langue ne maîtrise qu’un seul registre de langue vit une forme de « handicap » linguistique. Il en est de même pour les langues étrangères. On se trouve dans une réalité sociale et culturelle polychrome, labile et mouvante. C’est pourquoi, il devient de plus en plus difficile de définir un individu en dehors de lui, de le désigner autrui, de le catégoriser à partir de critères qui, dans le passé Communication interculturelle, apprentissage du divers et de l’alterité 53 permettaient cette identification : nom, nationalité, culture, âge, statut social et économique, etc. Ce que l’on avait pour habitude de considérer comme des caractéristiques groupales ne sont plus systématiquement partagées par les membres du groupe. Les marqueurs identitaires échappent et ne signifient plus rien a priori, ils ont perdu leur pertinence et n’autorisent plus le marquage et la catégorisation. La formule d’Emmanuel Lévinas « rencontrer un homme, c’est être tenu en éveil par une énigme »1 Il convient donc de définir un autre paradigme de la culture et de proposer un autre cadre opérationnel d’analyse et d’intervention sociale et éducative. En effet, les usages sociaux de la culture tendent à donner une réalité à la formulation « X appartient à telle culture, il a donc telle culture ». Les expressions comme « appartenance culturelle » et « identité culturelle » prises au premier degré renforcent la confusion. La culture pas plus que le langage ne reproduit la réalité. prend tout son sens. Toute culture n’est que l’expression d’un point de vue susceptible d’être confirmé ou infirmé par d’autres points de vue. En ce sens, la culture n’est pas le reflet d’une réalité objective mais le résultat d’une activité langagière et sociale. Les cultures n’existent pas en dehors des individus qui les portent et les actualisent, ni surtout en dehors des discours et des propos tenus sur elles. L’accent porté sur la culture proprement dite devrait plutôt être porté sur les sujets eux-mêmes, c’est-à-dire sur l’altérité. En focalisant l’analyse et l’action sur la culture, on occulte paradoxalement le rapport à autrui. Ancrée dans l’histoire, dans un contexte, dans une relation, la culture est un lieu de mise en scène de soi et des autres. Elle se joue des enfermements et des catégorisations. Les caractéristiques dites culturelles expriment une relation inter- individuelle ou inter-groupale, elles expriment une relation, une situation. De fait, la manière de décrire un fait culturel, de décrire une culture varie en fonction des interlocuteurs (émetteurs et destinataires), varie aussi en fonction des intentions, des attendus, etc. Il n’y a pas d’autonomie de la culture par rapport à ses conditions d’énonciation et de production. Le « fictionnel » et la subjectivité sont, en réalité, les registres d’expression de la culture et le « faux en écriture culturelle » affleure en permanence. Le culturalisme par son accentuation systématique sur la variable culture débouche sur une forme de « scientisme culturel », de dogmatisme voire parfois d’intégrisme culturel qui s’appuie sur la négation de l’homme. Il existe une distance indéniable entre les modèles théoriques et les usages de la culture dans le quotidien, dans la communication, dans les relations, en un mot dans toutes les formes et les occasions de rencontre d’autrui. C’est dans cet écart que se situe une éducation à l’altérité et à la diversité. L’enjeu ne peut donc être de connaître les cultures même celles des autres, mais de comprendre l’expérience humaine dans ses singularités et aussi dans sa totale universalité. Ce qui compte, ce sont moins les connaissances que l’expérience de l’altérité qui s’appuie inéluctablement sur l’éthique. Si la reconnaissance des cultures a, dans un premier temps, développé une demande de formation en ethnographie, une demande sur les spécificités culturelles des communautés et groupes, les perspectives 1 E Lévinas in Le Monde, 1996. Martine Abdallah-Pretceille 54 sont désormais davantage du côté de la reconnaissance de l’individu et donc d’une philosophie du sujet adossée à une éthique. L’objectif est d’apprendre à interpréter et à comprendre des informations culturelles qui sont ambiguës car manipulées par les acteurs et les locuteurs. En termes de formation, il s’agit d’apprendre à passer du stade descriptif à la compréhension de processus uploads/Societe et culture/ communication-interculturelle-apprentissage-du-divers-et-de-l-x27-alterite.pdf
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- Publié le Jui 15, 2021
- Catégorie Society and Cultur...
- Langue French
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