Cahiers d’ethnomusicologie Anciennement Cahiers de musiques traditionnelles 14

Cahiers d’ethnomusicologie Anciennement Cahiers de musiques traditionnelles 14 | 2001 Le geste musical Vers une culture musicale du corps Lothaire Mabru Édition électronique URL : http:// ethnomusicologie.revues.org/106 ISSN : 2235-7688 Éditeur ADEM - Ateliers d’ethnomusicologie Édition imprimée Date de publication : 1 décembre 2001 Pagination : 95-110 ISBN : 2-8257-07-61-9 ISSN : 1662-372X Référence électronique Lothaire Mabru, « Vers une culture musicale du corps », Cahiers d’ethnomusicologie [En ligne], 14 | 2001, mis en ligne le 10 janvier 2012, consulté le 30 septembre 2016. URL : http:// ethnomusicologie.revues.org/106 Ce document a été généré automatiquement le 30 septembre 2016. Tous droits réservés Vers une culture musicale du corps Lothaire Mabru 1 La question du geste, et plus globalement celle du corps dans la musique commence depuis quelques années à susciter des travaux de recherche, mais il faut bien avouer qu’elle est encore aujourd’hui un terrain sinon neuf, du moins peu exploré. Pourtant, dès 1936 André Schaeffner, dans son ouvrage désormais classique, intitulé Origine des instruments de musique. Introduction ethnologique à l’histoire de la musique instrumentale avait largement ouvert la voie, en postulant pour une origine corporelle de la musique, contre la thèse de l’origine linguistique. Ce faisant, il montrait l’importance du corps dans la pratique musicale et avançait des notions d’une grande pertinence, telle que celle de « lisibilité corporelle » de la musique, dont la portée n’a pas été assez mesurée, me semble-t-il. Mais André Schaeffner opposait les « musiques primitives » à notre « musique des ‘conservatoires’, musique trop souvent de papier » (1936 : 11), reconduisant ainsi l’inévitable opposition oralité/écriture. D’où la question d’un dosage différent du poids du corps dans les diverses modalités de la transmission et de la fixation du savoir. Jean Molino, dans un article relativement récent (1988), opposait lui aussi les pratiques musicales sans écriture à celles qui l’utilisent, en plaidant encore une fois pour une moindre importance du corps dans le cas des secondes. J’ai montré ailleurs (Mabru 1999) qu’il n’en était rien, à travers l’exemple du violon dans la musique dite savante. Quoi qu’il en soit, l’article de Molino permettait de renouer avec cette question et il mettait en évidence la nécessité de redonner au corps la place qu’il a toujours eue mais que, du fait de la construction dans notre culture de la notion de musique comme pureté sonore, on avait la fâcheuse tendance à occulter. Peu de travaux ont été suscités par cette contribution capitale de Molino. Et lorsque la question du corps est traitée, c’est le plus souvent dans une perspective psychologisante, avec notamment la notion de geste intérieur qui a fait fortune, et ne me paraît pourtant pas d’une grande utilité. La musique n’est pas une entité pure (comme le fait si justement remarquer Jean Molino) qui aurait quelque emprise sur le corps, mais je dirai plutôt qu’elle est un comportement : un comportement soumis à certaines règles et contraintes, déterminant ainsi ce que j’appelle une culture musicale du corps. En effet, nul ne doute du caractère culturel du comportement du musicien. Pour s’en convaincre, il suffit de penser à la tenue du violon Vers une culture musicale du corps Cahiers d’ethnomusicologie, 14 | 2011 1 dans différentes pratiques musicales : le violoniste indien joue assis en tailleur, le violon tenu entre la poitrine et l’un des pieds, le violoniste dit classique se tient debout, avec le violon sur la clavicule et maintenu horizontalement. Le ménétrier de village des siècles passés le porte à hauteur de poitrine etc. Et je ne considère ici que la tenue de l’instrument, au sens strict de prise en main, mais il faut aussi prendre en compte toute la gestuelle du musicien – qu’il soit instrumentiste ou chanteur – qui concerne aussi bien les mouvements nécessaires à l’obtention des sons que la dynamique du corps dans son entier. 2 Si, dans les pratiques actuelles de la musique, ce que l’on nommera (en réactivant la notion jadis forgée par Marcel Mauss (1985) de techniques du corps) les techniques du corps musicien semblent naturelles et paraissent n’obéir qu’à des impulsions intérieures, il n’en demeure pas moins qu’elles relèvent d’une incorporation (terme préférable me semble-t-il à celui d’intériorisation) de règles comportementales culturellement déterminées et s’inscrivant dans une histoire du corps. Aussi, dans les pages qui suivent, je souhaite montrer comment s’est constituée dans notre société cette culture musicale du corps. Une histoire longue 3 L’objet que l’on entend questionner ici, la conjonction du corps et de la musique, impose de lui-même les limites chronologiques de l’investigation. En effet, c’est aux XVIe et XVIIe siècles que s’intensifie et se développe la pratique musicale instrumentale dans la société européenne ; et c’est à cette même époque que la question du corps dans l’espace public reçoit une attention particulière. Si, comme l’a fait remarquer Norbert Elias, la question des convenances corporelles a toujours fait l’objet de débats, au XVIe siècle elle se voit renouvelée, avec notamment la parution du traité de Didier Erasme de Rotterdam, qui « marque un changement et constitue la concrétisation de certains processus sociaux » (Elias 1973 : 79). Autrement dit, se constitue un nouvel espace du corps, qui affectera progressivement toutes les couches de la société. Je poserai donc en préalable la question du corps dans l’espace public de façon globale, dans la société de l’Ancien Régime, pour situer historiquement le problème. En effet, toujours selon Elias, le nouvel espace du corps qu’instaure le traité d’Erasme se développera tout le long de l’Ancien Régime. Autrement dit, une culture du corps se constitue qui conduira à une normalisation des comportements sur une longue durée. Et si les couches supérieures de la société sont d’abord les seules concernées, le processus touchera progressivement l’ensemble de la population, avec bien sûr des variations. 4 Mais la civilité ne sera pas le seul lieu de prise en charge du corps. Le XVIIe siècle est aussi l’âge de l’éloquence qui englobe aussi bien « l’art de la harangue, l’art de la conversation, sans compter la « tacita significatio » de l’art du geste » (Fumaroli 1994 : 30). Aussi, et dès lors que la musique vocale et le langage auraient une origine commune, comme le veut la vulgate lettrée, il faudra considérer la question de la rhétorique. Et si l’on peut parler d’une culture du corps éloquent, celle-ci ne serait-elle pas passée dans le domaine musical ? Pour examiner la question il convient de considérer les différents lieux d’exercice de la voix : le barreau et la chaire, mais aussi le théâtre, qui distingue diverses modalités vocales : la déclamation, le récitatif, le chanter. Du parler au chanter, pourra-t- elle passer au jouer ? Vers une culture musicale du corps Cahiers d’ethnomusicologie, 14 | 2011 2 Fig.1 : « Maître à danser » portant son violon sur le bras. Gravure de N. Bonnart (1682). Convenances et contenances 5 « Externum corporis decorum » : la civilité corporelle a pour objet les convenances extérieures du corps. La période qui s’étend du XVIe au XVIIIe siècle peut se comprendre, nous dit Elias, comme une phase de transformation des comportements, cela du fait de la reconfiguration sociale :« Ce sont les bouleversements sociaux, la refonte des relations humaines qui finissent par entraîner des changements : on ressent plus que naguère l’obligation de s’imposer l’autocontrôle »(1973 : 117). Cette nécessité d’un autocontrôle révèle l’importance que l’on accorde au regard de l’autre, désormais déterminant dans le comportement de l’homme. La multiplicité des rencontres, le brassage des classes sociales, engendrent de nouvelles normes de conduites, en un mot, des convenances, ici corporelles. Une économie du corps, exposé au regard de l’autre, se met en place par un dressage de ce corps : d’un dressage du corps qui s’opère en toute conscience, pour ensuite laisser la place à des comportements qui seront qualifiés d’« intériorisés », et que l’homme conçoit dès lors comme naturels. Et l’on comprend alors que les manuels de civilité peuvent sembler aujourd’hui naïfs, voire surprenants, dans la description de conduites devenues naturelles. En d’autres termes ces manuels et traités ont élaboré des techniques du corps, selon le sens qu’en donne Marcel Mauss. 6 Mais avant de devenir techniques du corps, c’est à dire comportements reçus comme naturels, il a fallu un long travail de dressage, travail que décrivent les manuels et traités de civilités. En effet, aux XVIIe et XVIIIe siècles, ces ouvrages détaillent précisément le comportement que doit adopter l’honnête homme. Mais « il n’est pas question de la Vers une culture musicale du corps Cahiers d’ethnomusicologie, 14 | 2011 3 bonne grâce ou d’un certain air et attrait qui est naturel dans les actions de certaines personnes, lesquelles ont un talent particulier de la nature pour plaire en tout ce qu’elles font […]. On ne saurait donner de préceptes pour acquérir cet heureux agrément, puisque c’est une libéralité de la nature. Mais comme c’est fort peu de choses de plaire seulement aux yeux du corps, si nous n’avons en même temps le bonheur de plaire aux yeux de l’âme, ce n’est uploads/Societe et culture/ ethnomusicologie-106 1 .pdf

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