JACQUES DEMORGON Université de Reims j.demorgon@wanadoo.fr L’INTERCULTUREL ENTR

JACQUES DEMORGON Université de Reims j.demorgon@wanadoo.fr L’INTERCULTUREL ENTRE RÉCEPTION ET INVENTION. CONTEXTES, MÉDIAS, CONCEPTS Résumé. — Les problèmes culturels, internes et externes, des États-Unis sont le premier contexte d’origine de l’interculturel volontaire. En Europe, la réception de ces travaux a donné lieu à certaines réticences. Deux autres orientations de l’interculturel se sont développées : à partir de l’immigration et à partir de la construction européenne. Ces trois courants n’opèrent qu’en partie leur jonction. Au plan médiatique, les revues naissent et disparaissent ; les dictionnaires n’enregistrent pas vite les termes nouveaux ; les disciplines universitaires sont plutôt fermées. Une interrogation conceptuelle est dès lors nécessaire. Les cultures ne peuvent être invoquées au détriment des actions. L’interculturel volontaire ne peut ignorer qu’il est lié à l’interculturel factuel. Celui-ci, pacifique ou violent, nous enjoint de relier l’histoire et l’actualité. Enfin, l’interculturel doit savoir se situer par rapport au multiculturel et au transculturel. Mots clés. — Cultures, interculturel, multiculturel, transculturel, médias, revues, dictionnaires, disciplines universitaires, action, histoire, violence, invention, États-Unis, Europe. > DOSSIER questions de communication, 2003, 4, 43-70 43 N ous partons du champ notionnel nouveau des cultures et de l’interculturel et l’entendons au sens large avec ses adjectifs : pluriculturel, multiculturel, transculturel ; ses substantifs : multiculturalité, interculturalité, interculturation ; ou encore sa dénomination de doctrines et d’acteurs : multiculturalisme, multiculturalistes, interculturalisme, interculturalistes. Nous nous demandons d’abord quels sont les contextes d’origine de ce champ notionnel. Nous en avons retenu trois fort différents. Chronologiquement, le premier est le milieu d’invention de la communication interculturelle aux États- Unis. Le second est, en France, le milieu de l’école, bouleversé par les flux migratoires. Le troisième est le milieu politique et pédagogique, des échanges franco-allemands, puis européens. Nous nous demandons, ensuite, quelle est la réception de ces nouvelles perspectives interculturelles, en regardant du côté des médias et des disciplines universitaires. Des revues ont-elles accompagné, soutenu ces apports interculturels originaux ? Des dictionnaires de base et spécialisés ont- ils enregistré les mots représentatifs de cet univers mental et pratique ? Des disciplines universitaires ont-elles pris en compte et développé l’interculturel ? Ces deux types de constats – qui concernent les contextes d’origine et les médias d’accueil et de développement – laissent encore de côté l’analyse critique de ce champ. L’interculturalisme s’est vu reprocher une surestimation du rôle des cultures par rapport à celui des actions. L’interculturel paraît tiraillé entre le multiculturel de différences peu compatibles, et le transculturel, prometteur d’unité de la société. Que penser encore de la focalisation de l’interculturel sur l’actualité, et du délaissement consécutif de l’histoire ? Ne faut- il pas prendre acte de la genèse des grandes données culturelles historiques et actuelles ? Sans prise en compte et confrontation, théorique et pratique, avec cet interculturel factuel, l’interculturel volontaire ne risque-t-il pas de continuer à susciter des réserves légitimes, voire une franche hostilité ? L’invention américaine de la communication interculturelle Généralement, l’histoire de la communication interculturelle aux États-Unis commence, avec la création, à Pittsburgh, en 1947, du Foreign Service Institute, service de formation des diplomates. W. Leeds-Hurwitz (1993b : 1706) a présenté l’histoire de cet institut. Remontons le temps pour souligner quelques étapes. Dans les décennies antérieures, des études se mettent en place sur les Indiens, puis sur les populations noires en interaction plus diversifiée. De plus, du fait d’une nécessité inattendue, le besoin de savoir, de connaître, se porte sur un « autre », radicalement extérieur aux États-Unis, les Japonais. Ruth Benedict (1946, 1987) reçoit commande d’une étude sur leur culture qu’elle fait à partir de documents. De son côté, l’armée américaine commande un film sur les Japonais. Les circonstances exceptionnelles de la Deuxième Guerre mondiale J. Demorgon 44 DOSSIER mettent en évidence les échecs graves résultant d’une méconnaissance de l’adversaire. Dans le contexte de l’immédiat après-guerre, le Foreign Service Institute forme les diplomates américains à la connaissance des langues et cultures étrangères. En puisant leurs exemples dans les situations des diplomates en poste, ces formations se centrent sur les phénomènes interculturels. À Pittsburgh encore, l’extension de ce type de formation conduit à la création des « ateliers de communication interculturelle », pour permettre une meilleure adaptation des étudiants étrangers à l’Université. Ceux-ci insistent, auprès de Edward T. Hall, pour obtenir plus de ressources directement utilisables (Winkin, 1993 : 1713). En fait, un ensemble d’études se développe alors en faveur de la prise en compte des subjectivités et de l’amélioration des communications : sémantique générale (Korzybski, 1933), la carte n’est pas le territoire ; non-directivisme (Porter, 1962) ; analyse transactionnelle (Berne, 1970) et programmation neuro-linguistique. De telles situations, liées aux subjectivités et aux cultures, allaient se développer dans le contexte de concurrence économique exacerbée de l’économie mondiale, entraînant la nécessité de formations aux situations interculturelles : entrepreneuriales, managériales, productives, commerciales. Ainsi, la communication interculturelle bénéficie-t-elle d’un terrain favorable aux États- Unis (Leeds-Hurwitz, 1993a : 500). Devenue discipline spécifique, deux grandes revues lui sont consacrées : l’International and Intercultural Communication Annual (1974) et l’International Journal of Intercultural Relations (1977). Les titres l’indiquent, il s’agit de donner une extension internationale à la perspective interculturelle. D’ailleurs, dès 1974, des universitaires et des responsables internationaux (Banque mondiale) fondent la société pour l’éducation, la formation et la recherche interculturelles (Society for Intercultural, Education, Training and Research). Le réseau global Sietar International s’établit au Canada, au Mexique, en Europe, au Japon et en Indonésie. Les intitulés des dix-huit congrès de Sietar International, entre 1981 et 1998, soulignent la volonté de développer l’interculturel. Le terme lui-même apparaît dans onze intitulés sur dix-huit, « multiculturel » et « multiculturalisme » n’y étant présents qu’une fois chacun. Dans le quart de siècle qui va suivre, la communication interculturelle se construit comme discipline scientifique, tout en étant à la base de formations pratiques dans de multiples domaines. Pour ses futurs développements, de Triandis à Samovar, de Landis et Brislin, à Gudykunst, Gallois, Chen et Starosta, on se réfèrera, en français, aux exposés critiques détaillés de Tania Ogay (2000). Contexte international et concurrence économique L’interculturel, en Europe, est d’abord réception d’un champ notionnel édifié aux États-Unis. En témoignent, d’une part, le rôle de Sietar international dans la création de sociétés nationales européennes et, d’autre part, la diffusion massive, faite en Allemagne, par la Direction publicitaire du magazine Stern, des travaux de Edward L’interculturel entre réception et invention DOSSIER 45 T. Hall et Mildred Reed Hall (1984). Sietar France est créée en 1979, cinq ans après Sietar international, Sietar Allemagne, en 1982 et Sietar Hollande, en 1983. Sietar est aussi implantée en Grande-Bretagne, Autriche et Portugal. Ces influences américaines sont à comprendre dans la perspective mondiale qui englobe et dépasse les États-Unis. Les personnes, présentes aux premières rencontres de Sietar France, appartiennent à des institutions internationales (Banque mondiale, Ocde), de grandes entreprises (Shell, Renault, Elf Aquitaine), des instituts (Ined, Ina), des universités et centres de formation (Paris 9-Dauphine, Centre d’enseignement supérieur des affaires). À la sixième conférence de Sietar international, en 1980, les ateliers proposés portent sur : « Nouveau rôle du diplomate. Circulation libre de l’information à travers les cultures.Transfert de technologie à travers les cultures. Business à travers les cultures. Formation interculturelle pour l’assistance technique ». Ces intitulés stratégiques évoquent les cultures comme champs de ressources ou de résistances. C’est l’époque des cultures d’entreprises et des formations à l’expatriation. Les prises de position, inventées en Europe, n’allaient pas manquer. Ainsi, Geert Hofstede montre-t-il que l’importance accordée aux cultures d’entreprises a ses limites ; les cultures décisives des cadres des cinquante- six filiales IBM sont les cultures nationales. À la neuvième conférence annuelle de Sietar international, en Italie, on a déjà une table ronde sur les problèmes de la communication interculturelle dans la Communauté européenne. En 1991, Sietar Europa est créée. Un second événement est, lui aussi, éclairant sur la réception de l’interculturel américain en Europe : l’édition et la diffusion, à des milliers d’exemplaires, auprès d’institutions publiques ou privées, de deux ouvrages d’Edward. T. Hall et Mildred Reed Hall (1984). Sous le titre, Les différences cachées. Une étude de la communication internationale, deux livres existent : Comment communiquer avec les Allemands et Comment communiquer avec les Français. Stern Publicité, stratège de l’opération, inscrit l’étude de la communication interculturelle dans le courant de ses propres recherches. Elles ont porté sur les médias dans dix-sept pays européens, sur les magazines, sur les campagnes publicitaires nationales et internationales. Le contexte international ne peut se ramener au seul terrain de l’économie mondiale. Rappelons les prises de position de l’Unesco (1980) qui, dès sa conférence générale de Nairobi, en 1976, souhaite que soient posés ensemble le respect de la spécificité des cultures et la nécessité des relations interculturelles. Les immigrations et l’école En France, l’interculturel sera reconnu à partir de l’immigration et de ses conséquences pour l’école. Martine Charlot (1982) souligne que, dès 1975, il existe un premier projet franco-portugais et une publication : Esquisse d’une méthodologie interculturelle pour la formation des enseignants et des opérateurs J. Demorgon 46 DOSSIER sociaux. En 1976, l’Association française des arabisants s’engage aussi dans l’optique interculturelle. Les instances européennes soutiennent ces uploads/Societe et culture/ demorgnon-2004-invencion-de-l-interculturelle.pdf

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