Jean-Pierre Olivier de Sardan Le culturalisme traditionaliste africaniste Analy

Jean-Pierre Olivier de Sardan Le culturalisme traditionaliste africaniste Analyse d’une idéologie scientifique Le comportement des agents publics en Afrique s’éloigne bien souvent des normes officielles. Certes, partout dans le monde, on constate l’existence d’écarts entre les prescriptions et les pratiques, entre ce que sont censés faire les fonctionnaires, et ce qu’ils font réellement. Mais l’écart est parti- culièrement prononcé dans les fonctions publiques africaines. On peut le dire autrement : en Afrique, plus qu’ailleurs, l’État réel est très éloigné de l’État formel. L’accord est assez général sur ce constat. Mais comment l’interpréter, comment l’expliquer ?1. C’est ici qu’intervient le concept de « culture », qui est souvent invoqué, tant par le sens commun que par des chercheurs en sciences sociales, pour rendre compte de ce qui serait une « spécificité africaine ». Dans une telle perspective, l’État en Afrique serait d’abord un État à l’africaine, autrement dit un État immergé dans une culture africaine bien éloignée des normes occidentales de l’État. L’écart aurait pour cause le placage de règles occi- dentales (légales-rationnelles) organisant le fonctionnement officiel de l’État sur des sociétés africaines définies par des règles informelles tout autres, qui suivraient des lignes de pente culturelles fort différentes de celles qui, en Occident, sous-tendent la construction de l’État. Si les comportements des agents de l’État en Afrique sont si peu conformes aux normes officielles, 1. Cet article reprend diverses analyses développées lors du colloque « Culture et développement : la culture fait-elle la différence ? » organisé par l’Agence fran- çaise de développement (AFD) et European Development Research Network (EUDN) à Paris en décembre 2007, et lors du colloque « Socio-anthropologie et science politique face à l’espace public en Afrique : pour un dialogue productif » organisé par le Laboratoire d’études et recherches sur les dynamiques sociales et le développement local (LASDEL) à Niamey en octobre 2008. Il développe aussi quelques arguments esquissés dans un document de travail sur les « normes pratiques » rédigé pour le programme African Power and Politics, géré par Overseas Development Institute (texte mis en ligne sur son site <www.institutions-africa. org>). Je remercie David Booth, Philippe Lavigne Delville, Mangoné Niang et Valéry Ridde pour leurs remarques. Cahiers d’Études africaines, L (2-3-4), 198-199-200, 2010, pp. 419-453. 420 JEAN-PIERRE OLIVIER DE SARDAN ce serait au fond parce qu’ils suivraient des normes sociales issues pour une bonne part de leur culture ancestrale... Cette position culturaliste érudite, largement répandue, qui est assumée et argumentée de façon très variable, n’est pas nouvelle (on en retrouve de très nombreuses traces dans les archives coloniales), mais elle est régulièrement réaffirmée, sous des habillages théoriques divers, et a connu un renouveau récent en science politique. Par exemple, Chabal et Daloz (1998) en ont déve- loppé une variante, avec un certain succès, en particulier en milieu anglophone, mais aussi en suscitant de nombreuses réactions critiques, face auxquelles ils ont tenu à réaffirmer plus théoriquement leur position dans un second ouvrage au titre significatif : Culture Troubles ! (Chabal & Daloz 2006). Il y a en effet débat, au moins indirect et parfois direct, chez les polito- logues, autour de la posture culturaliste, qui a ici ou là été vigoureusement attaquée, en particulier par Jean-François Bayart (1996) dans un livre au titre lui aussi éloquent L’illusion identitaire. Nous nous appuierons dans un premier temps sur ce débat pour décrire à quel point la notion de « culture africaine » est un haut lieu de projection de clichés et de stéréotypes, sans ancrage empirique, qui prennent la forme d’une idéologie scientifique qu’on pourrait appeler le « culturalisme traditio- naliste africaniste » (CTA). Ceci nous conduira à réexaminer l’histoire même du concept de « culture » dans le champ spécifique de l’anthropologie et de la sociologie, où l’on trouvera trace de tensions analogues récurrentes. La réorganisation sémantique de ce concept par Talcott Parsons et Clifford Geertz a ainsi pavé la voie à l’idéologie culturaliste, en décrochant le concept de ses ancrages empiriques. Enfin, nous tenterons de définir les conditions d’un usage alternatif mesuré, empiriquement fondé, du concept de « culture », aussi éloigné que possible du culturalisme. Culture africaine et services publics : le débat Le culturalisme peut, à propos de l’Afrique, prendre des formes multiples : au-delà d’un fonds commun, qui affirme l’existence d’« une » culture afri- caine enracinée dans le passé et relevant de « valeurs » spécifiques, et qui insiste sur son rôle central dans le présent, on trouve d’innombrables varia- tions. Les uns font l’apologie de ce que d’autres dénoncent. Le registre litté- raire se distingue fortement du registre politique. Le monde des médias mobilise à longueur de journée des stéréotypes que le monde scientifique justifie ou récuse, selon les auteurs. Les arguments culturalistes chez les responsables politiques africains sont fréquents et anciens : on pense par exemple aux théories de l’« authenticité » des années 1960, promues en particulier par Mobutu au Zaïre et Tombalbaye au Tchad, qui reviennent régulièrement à la surface, sous des formes certes moins excessives. Mais on pourrait aussi évoquer des rhétoriques plus LE CULTURALISME TRADITIONALISTE AFRICANISTE 421 intellectuelles et élaborées, comme les références à la charte médiévale du Mandé dite de Kurukan Fuga, proposée parfois comme modèle politique pour l’Afrique contemporaine2. Les traditions, les cultures nationales, la culture africaine, les savoirs endogènes sont régulièrement mobilisés dans les rhétoriques publiques par des entrepreneurs politico-identitaires. Par ailleurs, face à ce culturalisme militant « positif » (qui promeut le retour aux « valeurs africaines » comme solution) se dresse un culturalisme essayiste « négatif » (qui dénonce la prégnance des « valeurs africaines » comme pro- blème) : l’ouvrage très contesté et très contestable du journaliste Stephen Smith (2003) Négrologie en est l’illustration. L’afro-pessimisme n’est qu’un culturalisme inversé qui impute aux « mentalités africaines » le « refus du développement » (Kabou 1991). Le culturalisme traditionaliste africaniste apparaît donc, pour ceux qui croient en la réalité de ses clichés, soit comme la source possible d’un développement enfin réussi ou d’une politique alter- native, soit comme une malédiction qui enferme l’Afrique dans son passé et bloque tout changement. Il débouche, en termes normatifs, sur une extrême ambivalence, ce qui est un trait typique des idéologies : il est loué par les uns, honni par les autres, mais sur la base de clichés identiques. Il est frap- pant de voir que les hérauts d’un retour à la tradition africaine comme les contempteurs de sa permanence se retrouvent d’accord sur la nécessaire réhabilitation du phénomène ethnique : « Aux yeux de Smith enfin [...] “le tribalisme et l’ethnicité [...] sont les signes sous lesquels le continent naît à la modernité et ses élites à la démocratie”, qu’il serait temps de rendre légitime » (Courade 2006 : 25). Mais nous ne nous intéresserons ici ni au culturalisme populaire, ni au culturalisme littéraire, ni au culturalisme politique. Seul nous concernera le culturalisme savant, issu des milieux de la recherche, lorsqu’il s’exprime de façon argumentée, érudite, théorique, sur la question de la spécificité des États et de l’action publique en Afrique. Le CTA Les postulats de base de ce culturalisme savant sont relativement simples. Le faible respect en Afrique des règles du jeu formelles serait dû au poids des pratiques informelles, d’origines sociale et culturelle, qui s’inviteraient en permanence dans les dispositifs étatiques. La pression « communau- taire », les coutumes locales, les valeurs traditionnelles, les représentations magico-religieuses, les habitudes clientélistes et patrimonialistes, les solida- rités primordiales, les identités ethniques sont ainsi régulièrement invoquées. Seule une analyse de la culture africaine, et de son ancrage dans le passé, pourrait permettre de comprendre les pratiques politiques en vigueur. 2. Cette charte (CELHTO 2008) a non seulement donné lieu à de nombreux débats entre historiens, mais a aussi été « réappropriée » par un mouvement politico- culturel malien, le kô (ou nko) ; sur l’idéologie du nko, voir AMSELLE (1996). 422 JEAN-PIERRE OLIVIER DE SARDAN Le recours au passé est en effet au cœur de l’argumentation, même si divers changements et adaptations sont bien sûr concédés à la culture tradition- nelle en ses manifestations contemporaines. Car c’est le passé qui fournirait le socle du répertoire moral et symbolique des représentations des dirigeants et fonctionnaires africains aujourd’hui, c’est dans le passé que s’ancreraient les systèmes de sens et les structures de référence qui seraient au principe des pratiques politiques africaines : « This pre-colonial past provided the foundation for ideas about power, accountability, morality and society that remain terrifically powerful in Africa today » (Kelsall 2008 : 633). « The key features of the social grain in Africa today flow from a tradition, rooted in an economy, that is thousands of years old » (ibid. : 629). C’est cette référence omniprésente, sur un mode latent ou explicite, à la tradition africaine qui est la marque spécifique du culturalisme africaniste. D’où notre expression de « culturalisme traditionaliste africaniste », CTA. Car, en effet, le concept de « culture » est en soi particulièrement polysémique, et peut évidemment avoir des acceptions non traditionalistes et circonscrites (on y reviendra) et par uploads/Societe et culture/ cea-198-0419.pdf

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