théologie évangélique, vol. 15, n° 2, 2016 44 | Être chrétien en Afrique noire

théologie évangélique, vol. 15, n° 2, 2016 44 | Être chrétien en Afrique noire à l’époque coloniale Le cas du protestant dan de Côte d’Ivoire Lékpéa Alexis Dea1 Résumé : La rencontre du christianisme et des croyances tradition- nelles africaines eut pour conséquence majeure l’apparition et l’émer- gence d’un type particulier d’ Africain. Le protestant dan est le prototype parfait de ce nouveau personnage, cynique, qui s’est dépouillé volontiers de sa tradition pour embrasser les principes de sa nouvelle religion. Considéré par sa société d’origine comme un déraciné, il donne, par ses agissements, la preuve qu’il s’est réellement soustrait aux règles et exigences de la tradition pour laquelle il constitue désormais un danger, un ennemi à combattre. Cet article est une contribution à la connaissance de l’impact moral du choc de la rencontre de l’Occident chrétien et de l’ Afrique noire dite animiste, laquelle rencontre continue d’alimenter les débats dans les milieux religieux et scientifiques depuis le XXe siècle. Abstract : The main consequence of the encounter of Christianity and traditional African beliefs was the appearing and emergence of a cer- tain type of African. The Protestant Dan is the perfect prototype who, cynical, has willingly rid himself of his tradition to embrace the prin- ciples of his new religion. Considered uprooted by his society of origin, 1. Lékpéa Alexis Dea est titulaire d’un doctorat unique en histoire des religions de l’Université Félix Houphouët Boigny d’Abidjan (Côte d’Ivoire). Il est, depuis juillet 2015, enseignant-chercheur à l’Université Jean Lorougnon Guédé (UJLoG) de Daloa (Côte d’Ivoire), Département d’histoire, où il est le responsable du Parcours histoire des religions. ThéoEvang_2016-15-2.fm Page 44 Mercredi, 21. septembre 2016 3:33 15 Être chrétien en Afrique noire à l’époque coloniale | 45 he proves, by his actions, that he has truly abandoned traditional rules and exigencies. Being a threat to tradition, he thus becomes an enemy to overcome. This article contributes to the understanding of the moral impact of the clash encounter between the Christian West and Animist Black Africa, an encounter which has continued to fuel debate in reli- gious and scientific circles since the XXth century. Introduction Exception faite de l’Éthiopie, le christianisme, introduit par les Européens sur les côtes occidentales en même temps que la traite atlantique, portera longtemps le fardeau de sa collusion avec les négriers2. Le christianisme est arrivé en Afrique noire au même moment que la conquête coloniale. Lorsqu’il a tenté de rejeter en bloc les croyances et religions des peuples africains, il a été perçu comme une des facettes d’un même phénomène d’aliénation : la seconde tête d’un monstre dévasta- teur. Dès lors, il s’est attiré la méfiance, voire le mépris des peuples noirs, dans leur grande majorité. Dans ce contexte, devenir chrétien, pour l’Africain, était synonyme d’engagement dans un combat : combat contre lui-même quand il s’auto-soupçonne de trahison, mais aussi et surtout combat contre la tradition qu’il a décidé malgré tout d’abandon- ner. Vivre pleinement sa foi dans la société traditionnelle devient alors son plus grand défi quotidien. C’est de cette nouvelle vie de l’Africain chrétien de l’époque coloniale que tente de rendre compte cet article à travers le cas du protestant dans la société dan de l’ouest de la Côte d’Ivoire, un peuple longtemps resté hostile à la domination coloniale française. Comment le Dan devenu chrétien, de surcroît protestant, s’organise- t-il pour vivre pleinement sa nouvelle foi et comment cette nouvelle conception du monde influence-t-elle son comportement dans la société? Telle est la question essentielle à laquelle tente de répondre cet article en trois parties. Dans un premier temps, il sera question de pré- senter la société traditionnelle dan, dans un deuxième temps d’expliquer l’implantation du protestantisme en pays dan, puis dans un troisième et dernier temps, de décrire le vécu quotidien du protestant dan. 2. O. JOURNET-DIALLO, « Religions africaines », in J.-C. ATTIAS, E. BENBASSA, Encyclopédie des religions, éd. revue et corrigée, Paris, Fayard/Pluriel, 2010, p. 595. ThéoEvang_2016-15-2.fm Page 45 Mercredi, 21. septembre 2016 3:33 15 théologie évangélique, vol. 15, n° 2, 2016 46 | I. Aperçu de la société traditionnelle dan Si l’origine des Dan continue de susciter encore des débats entre spé- cialistes de sciences sociales, leur organisation politique et sociale et leurs croyances religieuses sont néanmoins bien connues grâce à la tradition orale, aux observations directes de chercheurs et aussi grâce à des recherches documentaires très poussées. L’univers politico-social des dan Les Dan sont un peuple présent dans trois pays voisins de la sous- région ouest africaine. En Guinée, on les identifie sous l’appellation de Mannon et au Libéria sous celle de Gio. En Côte d’Ivoire, ils sont situés à l’ouest, dans le district des montagnes qu’ils partagent avec le peuple Wê. Ils appartiennent à l’aire culturelle mandé : ce sont les Mandé du sud. Ils sont plus connus sous l’appellation contestable de Yacouba3 : Ce terme […] fait l’objet de beaucoup de controverses quant à son origine, dont la plus plausible semble être le quiproquo intervenu entre le premier colon à avoir foulé le sol dan, sans doute le capitaine Laurent, et son hôte. En effet, alors que le premier demandait au second comment s’appelle son peuple, celui-ci aurait répondu « ya peu bhaa » ce qui signifie « il dit que ». Les Dan font partie des premiers habitants de cette région du pays où ils seraient arrivés en deux phases, par la région de la ville de Nzérékoré en Guinée4. Déjà présents vers le VIIIe et IXe siècle dans la région de Touba, au nord-ouest du pays, ils seront ensuite refoulés par les Malin- kés5 vers 1550. Certains s’enfuirent en Guinée pour former ceux qu’on appelle aujourd’hui Mannon et Gio au Libéria. En Côte d’Ivoire, l’ethnie dan se compose de deux sous-groupes : les Manmennou6, au nord, dans le massif de Man, et les Boutyoulemenou ou blukpoleumenu7, qui occupent la partie sud dans les régions de Danané, Zouan-Hounien et Bin-Ouyé. 3. Gilbert GONNIN et René KOUAMÉ ALLOU, Côte d’Ivoire, les premiers habitants, Abidjan, CERAP, 2006, p. 55. 4. Gilbert GOUENTOUEU, Les conflits tribaux dans les Églises africaines, cas de l’Union des Églises Évangéliques du Sud-ouest de la Côte d’Ivoire, mémoire de maîtrise en théo- logie, FATEB, 1993, p. 37. 5. Gilbert GONNIN et René KOUAMÉ ALLOU, op. cit., p. 56. 6. Ce qui signifie « les gens de Man ». 7. « Les gens de la Forêt ». ThéoEvang_2016-15-2.fm Page 46 Mercredi, 21. septembre 2016 3:33 15 Être chrétien en Afrique noire à l’époque coloniale | 47 Au plan socioculturel, les Dan sont organisés selon le système de lignages autonomes qui constituent l’unité politique de base. Ils ont pour caractéristique majeure la solidarité et la fraternité, qui ne reposent pas forcément sur des liens consanguins mais sur l’appartenance à un même groupe humain8. Par ailleurs, les Dan sont un peuple guerrier. Aussi leur voisinage avec les Wê a-t-il souvent été émaillé de conflits sanglants dont la tradition orale et les vestiges rendent parfaitement compte. À l’époque coloniale, les Dan sont restés longtemps hostiles à la domination française. Ils ne furent soumis qu’en 19219. Cette conquête tardive du pays dan va à son tour y retarder l’arrivée des missions chré- tiennes en général et des missions protestantes en particulier. Après ce bref aperçu de l’organisation sociale et politique, il apparaît important de décrire plus en détail l’environnement religieux des Dan de Côte d’Ivoire. Comment se présente l’univers religieux et quelle place la religion occupe-t-elle dans la société dan? Répondre à cette question nous permettra de mieux saisir les fonde- ments des conflits auxquels sont confrontés les protestants dans leur vie quotidienne. L’univers religieux des Dan de Côte d’ivoire Deux grandes entités distinctes mais complémentaires dominent l’univers religieux traditionnel dan : le culte des ancêtres et celui des divi- nités du terroir. Gilbert Gouentoueu affirme que : « Chez les Dan, la religion consiste d’une part en l’adoration des esprits du terroir, et d’autre part en celle des ancêtres10. » On ne peut donc comprendre le fonctionnement de la société dan si l’on ignore le rôle central des ancêtres et des esprits du terroir incarnés dans les fétiches. 8. Raymond BORREMANS, Le grand dictionnaire encyclopédique de la Côte d’Ivoire, tome 2, Abidjan NEA, 1986, p. 3. 9. Comme le note Borremans, à la période coloniale, « foncièrement opposés à la pré- sence française, ils menèrent de durs et longs combats contre elle avant d’être désar- més en 1921 » (ibid., p. 173). 10. Gilbert GOUENTOUEU, Conversion à Christ : étude des continuités et ruptures entre la foi chrétienne et des aspects de religions traditionnelles africaines (cas du peuple Dan de la Côte d’Ivoire), mémoire de maîtrise de théologie, Université du KwaZulu-Natal, 2000, p. 38. ThéoEvang_2016-15-2.fm Page 47 Mercredi, 21. septembre 2016 3:33 15 théologie évangélique, vol. 15, n° 2, 2016 48 | Le culte des ancêtres est la première et la plus importante des formes de religiosité dan. L’ancêtre apparaît comme le parent défunt qui, de son vivant, a participé à l’édification ou à l’épanouissement de la famille, de la tribu uploads/Societe et culture/ etre-chretien-en-afrique-noire.pdf

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