1 Le texte suivant est tiré de Perspectives : revue trimestrielle d’éducation c
1 Le texte suivant est tiré de Perspectives : revue trimestrielle d’éducation comparée (Paris, UNESCO : Bureau international d’éducation), vol. XXIII, n° 1-2, 1993, p. 305-322. ©UNESCO : Bureau international d’éducation, 2000 Ce document peut être reproduit librement, à condition d’en mentionner la source. ÉMILE DURKHEIM (1858-1917) Jean-Claude Filloux 1 Émile Durkheim a « pensé » l’éducation dans le cadre du projet de construction de ce qu’il voulait être une véritable science sociale. Le projet lui-même s’inscrivait dans un contexte multiple : le milieu dans lequel Durkheim passa son enfance, la situation historique de la France après la guerre avec l’Allemagne et la défaite de 1870, la longue période de conflits sociaux et politiques que vivait son pays. Né en 1852, d’un père rabbin, à Épinal, dans l’Est de la France, il choisit dès l’adolescence d’abandonner la religion judaïque et décida de son futur métier : professeur de philosophie. Entre 1879 et 1882, il fréquenta la prestigieuse École Normale Supérieure (ENS) à Paris. La tragédie de la Commune (mars-mai 1871), sorte de guerre civile après la défaite, l’avait marqué très jeune ; il en vint à se persuader que s’il devait un jour enseigner, sa mission serait d’aider ses compatriotes à frayer le chemin vers une société qui, unie et solidaire, dépasse ses propres conflits, — et de contribuer à l’impulsion de changements sociaux allant dans le sens d’une cohésion qui permettrait à ses concitoyens de vivre ce qu’il a appelé le « bien par excellence » : la communion avec autrui. Époque de troubles et de crise profonde en France, en effet. Politiquement, la III e République parvient à naître en 1875 après d’âpres luttes entre Républicains et Royalistes. Economiquement, l’essor du capitalisme industriel se heurte à une prise de conscience de plus en plus aiguë des classes ouvrières qui s’organisent, notamment sous l’influence des thèses socialistes et du marxisme. A cela s’ajoute l’émergence progressive de l’esprit « laïque », qui cherche à faire pièce à la mainmise de l’Église sur l’éducation. A l’époque, les sciences physiques et naturelles font d’immenses progrès, renforçant la confiance dans le pouvoir de l’esprit scientifique. Le jeune Émile a le sentiment qu’il a un rôle à jouer dans le devenir de sa société et qu’en choisissant d’être professeur, il pourrait contribuer, par l’éducation, à ce devenir. Mais, enseigner le groupe, faire voir aux hommes ce que peut être une « bonne société », présuppose une réflexion fondamentale et scientifique sur ce que c’est qu’une société. Avant même qu’il ne rejoigne l’ENS, Durkheim se posait déjà la question clef des rapports de l’homme et du groupe, du fondement des sociétés et pensait que, pour édifier une sociologie scientifique, il était urgent de dépasser les idéologies politiques et sociales. A cet égard, son séjour à l’ENS a été déterminant : là en effet se nouent les fils de ce projet d’une action à la fois politique et pédagogique, mais une action d’abord fondée sur un détour scientifique de connaissance, en l’occurrence l’introduction d’une variable nouvelle dans le processus de changement social : la prise de conscience sociologique dans la représentation que la société se fait d’elle-même. En 1882, sa décision est prise. C’est le début d’une carrière où le labeur du sociologue renforce celui du missionnaire (voire du prophète) soucieux de définir les conditions d’existence d’une société respectueuse des personnes, et d’élaborer les modèles d’école et de pédagogie qui rendent possible la réalisation de ces conditions. 2 La question d’où il part était celle-là même qui se posait aux doctrines politiques et sociales de l’époque : faut-il privilégier le bien de l’individu ou celui de la société ? Faut-il être « individualiste », comme le voulaient les libéraux et les économistes, ou « socialiste », au sens où l’entendaient Proudhon et Marx ? Dès sa sortie de l’ENS, Durkheim n’aura de cesse de montrer que l’intégration d’une société moderne, issue de l’essor du capitalisme, est conditionnée par une nouvelle définition de l’individualisme et du socialisme que seule la science sociale pouvait donner. Après quelques années d’enseignement de la philosophie dans l’enseignement secondaire, Durkheim est nommé en 1887 à la Faculté des lettres de Bordeaux où il est chargé d’un cours de « science sociale et pédagogie », avant de venir à Paris, en 1902, occuper à la Sorbonne la chaire de « science de l’éducation », transformée en « science de l’éducation et sociologie » qu’il occupera jusqu’à sa mort en 1917. Institutionnellement, la constitution d’une science de l’éducation est ainsi inséparable de la formalisation durkheimienne de la sociologie elle-même. Le « père » de la sociologie française sera ainsi le premier sociologue de l’éducation, à l’époque même où, entre 1882 et 1886, le ministre Jules Ferry jette les bases d’une école laïque, obligatoire et égalitaire 2. Située dans le cadre de l’élaboration d’une science sociale appelée, selon lui, à jouer un rôle éminent dans le devenir des sociétés, la « pensée » durkheimienne de l’éducation doit être, de ce fait, articulée au modèle d’analyse des faits sociaux que Durkheim a construit, — modèle qui doit permettre de penser l’éducation tant dans sa nature que dans son évolution. Modèle structuro-fonctionnaliste et sociologie de l’éducation Le modèle de Durkheim pose d’emblée la spécificité des phénomènes sociaux, non-réductibles en particulier à des faits d’ordre psychologiques. Même si le sociologue a besoin de faire référence à la psychologie, la règle est d’expliquer le social par le social. Par ailleurs, c’est un modèle qui se réclame de l’apport des « premiers sociologues » que revendique volontiers Durkheim : l’analogie d’une société avec un organisme vivant, constitué d’organes (structure) remplissant des fonctions. 3 Comprendre un fait social consiste d’abord à en identifier les causes et les fins qu’il sert. L’originalité de Durkheim tient à qu’il a engagé l’analyse structuro-fonctionnaliste dans deux voies parallèles. La première identifie le groupe (ou la société), ainsi constitué d’organes, à une totalité systémique : on parlera d’un système social, de sous-systèmes, répondant à des besoins sociaux. La seconde voie envisage le système social, à un moment donné, comme analysable sous forme d’une superposition de paliers entre lesquels il s’agit de dégager les rapports et les interactions : le substrat du social (sa matérialité), les institutions, les représentations collectives. Ajoutons que l’analyse en termes de « réponses à des besoins » privilégie la recherche de causes efficientes ou finales et que l’analyse en termes de « paliers » cherche une causalité qu’on pourrait qualifier de causalité d’expression. Pour bien comprendre la sociologie de l’éducation durkheimienne, il convient donc de référer les textes fondamentaux que sont Éducation et sociologie, L’éducation morale et L’évolution pédagogique en France à ces deux modalités de l’approche structuro- fonctionnaliste, qui ne sauraient d’ailleurs être considérées en discontinuité. LA FONCTION DE L’ÉDUCATION Pour déterminer la « fonction » que remplit un phénomène social, dit Durkheim dans Les règles de la méthode sociologique, il faut avant tout établir « s’il y a correspondance entre le fait considéré et les besoins généraux de l’organisme social et en quoi consiste cette correspondance » (p.95). 3 Dans un texte de 1911 intitulé « L’éducation, sa nature et son rôle » paru dans Éducation et sociologie Durkheim invoque l’ « observation historique » pour affirmer que « chaque société, considérée à un moment déterminé de son développement, a un système d’éducation qui s’impose aux individus ». Chaque société se fixe un certain « idéal de l’homme », de ce qu’il doit être du point de vue intellectuel, physique et moral: cet idéal est le pôle même de l’éducation. La société ne peut vivre « que s’il existe entre ses membres une suffisante homogénéité ». L’éducation perpétue et renforce cette homogénéité en fixant à l’avance dans l’âme de l’enfant les apparentements fondamentaux qu’exige la vie collective. Par l’éducation, l ’« être individuel » se mue en « être social ». Il s’agit cependant d’une homogénéité relative: dans des sociétés caractérisées par la division du travail social, plus les professions sont différentes et solidaires, davantage une certaine hétérogénéité est indispensable : « Nous arrivons donc à la formule suivante. L’éducation est l’action exercée par les générations adultes sur celles qui ne sont pas encore mûres pour la vie sociale. Elle a pour objet de susciter et de développer chez l’enfant un certain nombre d’états physiques, intellectuels et moraux que réclament de lui et la société politique dans son ensemble et le milieu spécial auquel il est particulièrement destiné...Il résulte de la définition qui précède que l’éducation consiste en une socialisation méthodique de la jeune génération » (Éducation et sociologie, p. 51). Cette « socialisation méthodique » qu’est l’éducation, correspond au besoin pour toute société de s’assurer les bases de ses « conditions d’existence » et de sa pérennité. Elle s’opère dès la naissance, au sein de la famille, certes, mais c’est à l’école qu’elle est systématisée, de sorte que celle-ci devient le lieu central de la continuité sociale lorsqu’il s’agit de la transmission des valeurs, des normes et des savoirs. De là l’intérêt quasi exclusif de Durkheim pour l’École, l’Université uploads/Societe et culture/ memoire-emile-durkheim-3.pdf
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- Publié le Sep 26, 2021
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