nic ulmi la culture du champ de foire mémoire de diplôme en histoire économique

nic ulmi la culture du champ de foire mémoire de diplôme en histoire économique et sociale à l'université de genève 19 septembre 1995 1 INTRODUCTION "L'homme ne désire pas connaître mais sentir infiniment". (Giacomo Leopardi 1) "D'ailleurs, les bourgeois bouffent mal, parce qu'entre l'argent et le plaisir, ils préfèrent le pognon". (Claude Chabrol 2) "Il nous faudrait une bonne histoire de la foire comme instrument de connaissance, comme incitatrice d'un certain progrès technique, une sorte de grand concours Lépine à l'usage des foules". (Bertrand Gille3) "Il y avait encore un ange égorgeur, le choléra, un Apollon anatomique, un malheureux qui est mort de faim, des appareils ayant servi pendant l'inquisition" 4. "Pour n'oublier personne, signalons la loge d'“Ondine la reine des mers”, qui “surpasse les plus belles créations des contes de fées, mais dans un état plus en rapport avec les nouvelles découvertes de la science”" 5. 1in Zibaldone. 2In Les Inrockuptibles, 23 août - 5 septembre 1995, n. 21, p. 35. 3in Jacques PERRIAULT, Mémoires de l'ombre et du son. Une archéologie de l'audiovisuel , Paris, Flammarion, 1981, p. 10. 4Tribune de Genève, 31 décembre 1893 - 1 et 2 janvier 1894. 5Tribune de Genève, 16-17 décembre 1894. 2 échanges, mouvement, mimétisme, innovation Culture foraine ? Les forains, le champ de foire sont-ils les porteurs, le lieu d'une culture spécifique ? L'identification et l'étude des phénomènes observables sur les champs de foire peuvent-ils contribuer à la compréhension des dynamiques culturelles et sociales globales ? Autrement dit : l'introduction de cette nouvelle étiquette - "culture foraine" - est-elle pertinente ? Vaut-elle le détour ? Suivant l'hypothèse retenue ici, les manèges, musées forains, décapités parlants et autres jeux de massacre forment un ensemble culturel original et doté d'une certaine unité, qui se détache du fond foisonnant des pratiques ludiques et expressives populaires et qui éclaire le devenir de ces pratiques au fil de plusieurs siècles. Ainsi, le champ de foire peut nous renseigner sur la façon dont une culture intègre et assimile des apports disparates, fige et renouvelle son répertoire, se localise et se globalise en réponse à des besoins inchangés en même temps qu'à des sollicitations nouvelles. S'il peut nous en dire autant, c'est que le champ de foire est au coeur des échanges et du mouvement, du commerce et du voyage, de la recherche de plaisirs variés et de sensations nouvelles, d'exercices à la fois rassurants et risqués à la frontière du connu, du possible, du licite. Echange, commerce : la culture foraine est liée à ces rencontres marchandes périodiques que sont les foires. Son ancrage dans un lieu donné est donc intermittent, à la fois routinier - car réglé par des cycles annuels - et extraordinaire - car sortant du quotidien. Son cadre est urbain. Son caractère est foncièrement marchand : l'échange monétarisé ne définit pas seulement le contexte dans lequel elle s'installe mais aussi son fonctionnement propre. Tout y est objet de commerce. Le saltimbanque, le bateleur vendent des gestes et des paroles, des sensations, parfois aussi des produits - et l'on ne sait très bien alors si la vente d'un objet dérisoire vanté comme prodigieux sert à encaisser une rémunération pour le spectacle ou si le spectacle n'est que de la réclame pour le produit... Mouvement, voyage : la culture foraine se matérialise sur une place avec l'arrivée d'un groupe nomade : les forains. Elle n'a pas de lieu propre : en chaque lieu, elle vient d'ailleurs. Elle est familière, à force de revenir, et en même temps toujours étrangère, unheimlich, avec tout ce que cela 3 suppose d'excitant et d'inquiétant. Voyageuse, elle récolte et dissémine des apports divers qu'elle réélabore à travers ses codes propres : elle produit ainsi un cosmopolitisme populaire, facteur d'homogénéisation culturelle. Des nomades vendent du plaisir à des sédentaires lors de marchés périodiques. Quel est le contenu de ce commerce ? Quelle est la nature des sensations, des expériences que l'on retire des jeux et des spectacles du champ de foire ? Dans la plupart des cas, l'intérêt des attractions foraines semble résider dans le défi posé à une loi, naturelle ou humaine : on s'envole, on se tient en l'air sans tomber, on précipite sans s'écraser, on voyage chez les morts, on converse avec des femmes-poissons, on voit des objets disparaître dans le néant, on observe des corps se mutiler et rester intactes, on viole du regard le secret de lieux interdits, on est recompensé pour avoir frappé bien fort le gendarme d'une balle en pleine figure... Parfois, les limites que l'on dépasse par une expérience factice mais saisissante sont celles de la position sociale ou de la connaissance : on jouit à peu de frais des plaisirs du noble ou du riche, on découvre des pays éloignés et des événements du passé, on scrute des membres ravagés par des maladies à peine nommables, on connaît son avenir et on est instruit sur ses propres vices et vertus les plus enfouis... Le principe qui régit l'univers forain, et qui fonde sa capacité de déplacer des limites naturelles ou sociales, est celui du mimétisme, de l'imitation, du faire comme si illusionniste, fanfaron ou parodique. Grâce à cela, et à la très marchande boulimie de nouveauté qui le caractérise, le champ de foire met virtuellement toutes les expériences humainement imaginables à la portée de son public. En cela, il n'a pas de concurrents jusqu'à l'avènement du cinéma. Les caractéristiques de la culture foraine - marchande, voyageuse, mimétique, assoiffée de nouveauté, jouant à transgresser des limites imposées par la nature ou par les hommes - lui assignent un rôle pionnier dans l'assimilation et dans la diffusion sociale du changement, de la nouveauté, de l'altérité. Par là, elle jette un pont entre les rythmes lents des cultures populaires dans lesquelles elle reste ancrée et le changement technologique, économique et culturel de la société industrielle dans laquelle elle se développe. Restituons le mouvement à ce tableau jusqu'ici statique : entre le XVIIIe siècle et le début du XXe le champ de foire s'affranchit du marché et relègue la marchandise à ses marges, le spectacle vivant cède du terrain aux jeux et aux dispositifs mécaniques, le plaisir du vertige prend le dessus 4 et le visuel supplante l'oral comme langage structurant de la fête foraine. Laboratoire et rampe de lancement de la culture de masse, la culture foraine se replie enfin, dans la seconde moitié du XXe siècle, dans une marginalité hi-tech teintée de nostalgie. 5 la face en ombre des cultures populaires ? On a sans doute trop schématisé l'opposition entre des cultures populaires immobiles, toutes en racines, liées aux cycles agricoles ou aux multiples formes de l'appartenance collective, et une culture marchande et intellectuelle, mouvante et novatrice, dynamique et conquérante. Prenant le contre-pied de cette opposition, la "culture foraine" se profile comme une catégorie ou une modalité d'existence moins connue des cultures populaires, un peu leur face en ombre. A côté d'une culture populaire de l'enracinement, elle fait apparaître un univers populaire marginal, lié au voyage, au rejet par les sédentaires et aux échanges marchands. Malgré les emprunts nombreux à des formes de culture plus "hautes", la culture foraine se range sans équivoque du côté des cultures populaires, dont elle prolonge la dimension renversante et dont elle constitue une version déracinée et cosmopolite. Marginale mais construite autour de pratiques qui deviennent de plus en plus centrales à l'époque moderne (la mobilité, l'échange marchand, l'innovation), la culture foraine constitue dans l'univers populaire un facteur de tension et de changement au statut ambigu, à la fois endogène et exogène. Ce travail veut montrer la façon dont la culture foraine - culture populaire nomade et vénale - participe à la formation de notre culture commune contemporaine. 6 POUR UNE HISTOIRE DE LA CULTURE FORAINE le jongleur médiéval : un passeur (XIIe-XVIe siècle) COTE COUR, COTE PLACE, ENTRE-DEUX Le Moyen Age connnaît une figure d'amuseur professionnel polyvalent et nomade, à cheval entre les cours féodales et les mondes populaires, oscillant entre l'exercice d'un métier et la mendicité. Les contemporains le désignent en français par une série de termes dont la précision originelle se dissout en une relative interchangeabilité 6, qui témoigne du caractère hybride du métier et de la mobilité du personnage. Ainsi, le trouvère est proprement l'inventeur des rimes, le ménestrier est le chanteur-musicien, le ménestrel est le chef d'une ménestrandie, "composée de chanteurs, de conteurs, de musiciens, de farceurs et de joueurs de tours"7, et ce qui, côté cour, se nomme art de ménestrellerie s'incarne, côté place, dans la figure méprisée du jongleur. Mais l'usage brouille les cartes et utilise tour à tour chacun de ces termes 8 pour désigner toutes sortes d'amuseurs, jusqu'aux "baladins vagabonds du dernier ordre" 9. 6Le phénomène se retrouve dans les autres langues européennes. Cf Luciana STEGAGNO PICCHIO, "Lo spettacolo dei giullari", in Il contributo dei giullari alla drammaturgia italiana delle origini , Viterbo, Bulzoni, 1978, p. 188, 191. 7Victor FOURNEL, Tableau du vieux Paris. Les spectacles populaires et les artistes des rues , Paris, Dentu, 1863, p. 119. 8Auxquels on uploads/Societe et culture/ la-culture-du-champ-de-foire.pdf

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