Techniques & Culture Revue semestrielle d’anthropologie des techniques 54-55 |

Techniques & Culture Revue semestrielle d’anthropologie des techniques 54-55 | 2010 Cultures matérielles L’Étude des systèmes techniques Une urgence en technologie culturelle Pierre Lemonnier Édition électronique URL : https://journals.openedition.org/tc/4989 DOI : 10.4000/tc.4989 ISSN : 1952-420X Éditeur Éditions de l’EHESS Édition imprimée Date de publication : 30 juin 2010 Pagination : 46-67 ISSN : 0248-6016 Référence électronique Pierre Lemonnier, « L’Étude des systèmes techniques », Techniques & Culture [En ligne], 54-55 | 2010, mis en ligne le 30 janvier 2013, consulté le 29 septembre 2022. URL : http://journals.openedition.org/ tc/4989 ; DOI : https://doi.org/10.4000/tc.4989 Tous droits réservés La technologie culturelle est la branche de l’ethnologie qui traite des systèmes techniques. Qu’est-ce à dire ? Plus que par des définitions aussitôt contestables ou un programme de travail impossible à tenir, c’est en relation avec une recherche concrète qu’une réponse est ici proposée à cette question. Pourquoi système technique ? D’abord en conformité avec l’usage ethnologique qui qualifie souvent de « système » telle ou telle partie de la réalité sociale, arbitrairement isolée pour les besoins de l’étude. On parlera de système technique comme on parle de système de parenté ou de système de représentations ; ainsi M. Mauss : « l’ensemble des techniques forme des industries et des métiers. L’ensemble : techniques, industries et métiers, forme le système technique d’une société » (1947 : 29). Ou encore Claude Lévi-Strauss, pour qui « même les techniques les plus simples d’une quelconque société primitive revêtent le caractère d’un système, analysable dans les termes d’un système plus général » (1973 : 20). Il va de soi que ces parrainages pres- tigieux ne sont pas évoqués ici pour leur efficacité 1 mais bien pour réaffirmer – et ne plus y revenir – que les phénomènes techniques sont des phénomènes sociaux à part L’ÉTUDE DES SYSTèMES TECHNIQUES Une urgence en technologie culturelle in Techniques et culture 1, 1983 : 11-26 Techniques & Culture 54-55 volume 1, 2010 : 49-67 Cultures matérielles 1 - I Pierre Lemonnier CNRS, Université de Provence, Marseille pierre.lemonnier@univ-provence.fr 50 Pierre Lemonnier entière et sont affaire d’ethnologue ; celui-ci n’étudiera les techniques que pour en faire apparaître les relations avec les autres phénomènes sociaux 2. Mais parler de système technique permet aussi de mettre l’accent sur l’interdépendance, l’interaction, des éléments qui le constituent, sans qu’il soit d’ailleurs possible d’aller plus loin dans le sens d’une référence à l’« analyse de systèmes » (Barel 1971) et, moins encore, à une « théorie générale des systèmes » (Bertalanffy 1973). La technologie culturelle se contente pour l’instant de leur emprunter quelques concepts (feed-back, interaction dynamique, régulation, loi de composition interne / adaptation au milieu…), sans tou- jours le savoir d’ailleurs, et, au mieux, un état d’esprit : adopter une démarche intégrative plutôt que sectorielle. Pas de quoi fouetter un chat, donc, même si historiquement, c’est dans le domaine technique que l’analyse des systèmes a connu ses premières réussites, la recherche opérationnelle balbutiante assurant l’approvisionnement simultané en tôles et en rivets de ce qui devait devenir char d’assaut ou liberty-ship. Le traitement « systé- mique » des systèmes techniques n’est pas encore au programme chez les ethnologues. Avant de voir en quoi et comment les techniques forment un système, il y a lieu de rappeler ce qu’on entend par « techniques » ou ce que l’on inclut sous les vocables « domaine technique », « phénomènes techniques », « culture matérielle », etc., souvent équivalents dans les faits. Pour parler simple, tout ce qui concerne l’action de l’homme sur la matière relève de la technique, au moins tant qu’on invoque le sens commun et qu’on ne s’embarrasse pas d’équivalences « pensée-matière » ou « énergie-information », qui transformeraient rapidement cette formule à l’emporte-pièce en une définition de toute activité humaine… Vaste domaine, donc, qui recouvre aussi bien les manières de faire fonctionner son propre corps que la transformation des ressources du milieu naturel en produits plus ou moins élaborés. Trois ordres de phénomènes s’offrent alors à l’analyse : des objets bien sûr, qui sont les moyens d’action sur la matière, et ce sans préjuger de leur dimension ou de leur origine naturelle ou artificielle ; des processus, eux-mêmes décomposables en chaînes opératoires regroupant des séquences gestuelles ; des connaissances enfin, exprimables ou non par les acteurs. Ainsi cernées, si ce n’est définies, les techniques présentent, à première vue, trois niveaux d’interaction leur conférant le caractère de système, et constituent autant de champs d’étude pour une ethnologie des techniques : interactions entre les éléments qui interviennent dans une technique donnée ; entre les diverses techniques développées par une société donnée, dont l’ensemble constitue son système technique proprement dit ; entre ce système technique et les autres composantes de l’organisation sociale. On doit d’abord noter que j’ai implicitement supposé qu’il était possible de saisir les limites d’une technique, ce qui n’a rien d’évident, mais n’est fort heureusement qu’affaire de définition. En effet, la dénomination des divers ensembles qui, tantôt juxtaposés, tan- tôt emboîtés, constituent un système technique, ne peut être qu’arbitraire, tout comme le niveau d’analyse adopté pour son étude, d’ailleurs (Lemonnier 1976). Pour un peu, on pourrait isoler autant de techniques qu’on perçoit de modes d’action sur la matière, suivant les besoins du moment et la pertinence du découpage : faire des nœuds, polir, construire une automobile, passer un fil à coudre dans le chas d’une aiguille, série dont la disparité indique le peu d’intérêt pour une quelconque analyse. Plusieurs attitudes sont ici possibles. Définir des types d’action sur la matière, communs à de multiples techniques, par exemple, qui sont autant d’instruments d’analyse internes aux techniques, et les utiliser pour établir une classification à vocation universelle, par rapport à laquelle chacun peut se retrouver. 51 L’Étude des systèmes techniques On reconnaît ici les « moyens élémentaires d’action sur la matière » d’A. Leroi-Gourhan et les « forces » qui les mettent en œuvre (préhension, percussion, feu, eau…). Sans doute discutable, ne serait-ce que parce que son degré de généralité la rend peu applicable à l’étude détaillée des techniques d’une seule société, cette méthode a néanmoins fait la preuve de son efficacité tout au long des quelque 800 pages de L’homme et la matière et de Milieu et Techniques (Leroi-Gourhan 1971, 1973), inégalées pour… longtemps. Une autre approche consiste à établir des critères de tri plus formels, en cherchant à caractériser les étapes et les composantes d’un processus technique, avec référence à un produit fini. Outre l’hétérogénéité des terminologies proposées – à la limite, chacun peut avoir la sienne 3 – ces tentatives présentent l’inconvénient plus grave d’introduire un semblant d’ordre là où il n’y en a pas encore. On enregistrera un indéniable progrès lorsque l’un d’entre nous aura appliqué sa propre terminologie à plus d’un exemple, voire aux matériaux d’autrui. En attendant, et compte tenu du problème abordé ici, on pourra admettre, avec un flou tout à fait volontaire, qu’on peut identifier une technique à l’ensemble des procédés permettant d’effectuer une action donnée sur la matière : chasser le lapin, tisser un filet, construire une maison, par exemple. Dire alors, pour une société donnée, qu’une technique forme système, c’est insister sur la complexité des interactions qui s’établissent, dès ce niveau, entre les éléments auxquels elle fait appel, qu’il s’agisse de la combinaison de chaînes opératoires, du couple geste-outil, ou de la mobilisation de connaissances spécifiques. Mais la plus simple des techniques implique généralement le recours à des chaînes opératoires ou des portions de chaînes opératoires présentes dans d’autres techniques. Ficher un pieu dans le sol, par exemple, implique non seulement le débitage d’un tronc d’arbre selon une technique particulière (sans parler de l’abattage de l’arbre), mais encore une éventuelle préparation du sol (avant-trou), la préhension du pieu (à une main, deux mains, en haut, en bas), une attitude du corps (prendre un élan, s’accroupir…), le rebouchage du trou et/ou le tassement du sol autour du pieu, etc. c’est rappeler que l’isolement d’une technique, à fin d’identification ou d’étude, sera généralement artificiel ; il serait a contrario intéressant de rechercher des techniques, qui, dans une même société, sont sans rapport aucun les unes avec les autres 4. On voudra bien admettre, cependant, que les logiques et les types d’interrelation ne sont pas identiques, ne serait-ce que pour une question d’échelle, sui- vant que l’on considère une technique arbitrairement isolée ou l’ensemble des techniques développées par un groupe donné, son système technique donc. Les diverses techniques d’une société – construction de maisons, modes de transport, travail du sol, techniques de chasse, techniques du corps, cuisine, etc., pour en énumérer quelques exemples concrets – peuvent en effet partager les mêmes ressources (matières premières et forces naturelles), les mêmes lieux, les mêmes connaissances, les mêmes acteurs. La réutilisation par les unes des produits des autres (qu’il s’agisse d’une matière première plus ou moins élaborée ou d’un outil), ou l’emprunt de principes techniques signifient qu’un système technique n’est que la combinaison de multiples processus, qui s’articulent les uns aux autres, avec autant d’ajustements et de dépendances réciproques, au gré de leur succession ou de leur uploads/Societe et culture/ lemonnier-2010a.pdf

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