Revue Sciences/Lettres 1 | 2013 Transferts culturels La notion de transfert cul

Revue Sciences/Lettres 1 | 2013 Transferts culturels La notion de transfert culturel Michel Espagne Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/rsl/219 DOI : 10.4000/rsl.219 ISSN : 2271-6246 Éditeur Éditions Rue d'Ulm Référence électronique Michel Espagne, « La notion de transfert culturel », Revue Sciences/Lettres [En ligne], 1 | 2013, mis en ligne le 01 mai 2012, consulté le 10 décembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/rsl/219 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rsl.219 Ce document a été généré automatiquement le 10 décembre 2020. © Revue Sciences/Lettres La notion de transfert culturel Michel Espagne 1 Tout passage d’un objet culturel d’un contexte dans un autre a pour conséquence une transformation de son sens, une dynamique de resémantisation, qu’on ne peut pleinement reconnaître qu’en tenant compte des vecteurs historiques du passage. On peut donc dire d’emblée que la recherche sur les transferts culturels concerne la plupart des sciences humaines même si elle s’est développée à partir d’un certain nombre de points d’ancrage précis. Aller au-delà de cette définition minimaliste suppose de fermer un certain nombre de fausses pistes que semble impliquer le vocable lui-même. Transférer, ce n’est pas transporter, mais plutôt métamorphoser, et le terme ne se réduit en aucun cas à la question mal circonscrite et très banale des échanges culturels. C’est moins la circulation des biens culturels que leur réinterprétation qui est en jeu. 2 La notion de transfert culturel s’est développée dans le cadre d’études de l’Allemagne du XIXe siècle dans ses liens avec la France1. La référence à l’Allemagne tient alors une place structurelle dans le développement des sciences de l’homme. De Victor Cousin, qui établit durablement le cadre de la philosophie française en se réclamant de ses liens avec Hegel ou Schelling, jusqu’à Jacques Offenbach, dont la musique accompagne la fête du Second Empire, l’Allemagne devient un élément constitutif de la vie intellectuelle française. Le positivisme ou le saint-simonisme ne sont pas exempts d’une pénétration qui caractérise les études romanes ou les sciences de l’Antiquité2. 3 Pour aborder cette référence, il fallait, d’une part, se rendre compte que la connaissance objective de l’aire culturelle allemande était moins importante que les remaniements auxquels elle pouvait donner lieu et, d’autre part, explorer les vecteurs de la translation. Les transferts culturels se situaient dès lors au point de rencontre d’une recherche de type herméneutique, centrée sur la détermination de sens nouveaux, et d’une enquête historico-sociologique concernant tous les vecteurs de transferts entre les deux pays. On pouvait tout à la fois reconnaître les traces d’une connaissance de Hegel chez les saint- simoniens, observer les reconstructions tout à fait originales auxquelles elles avaient donné lieu et suivre de près la fréquentation des universités prussiennes par ceux qui transmettraient des éléments de savoir. La recherche sur les transferts culturels devait admettre qu’on peut s’approprier un objet culturel et s’émanciper du modèle qu’il La notion de transfert culturel Revue Sciences/Lettres, 1 | 2013 1 constitue, c’est-à-dire qu’une transposition, aussi éloignée soit-elle, a autant de légitimité que l’original. En conséquence, dans les sciences humaines et sociales, la comparaison comme principe additionnel d’ouverture à des espaces différents perdait de son intérêt et devait être relayée par l’observation des formes de métissage et d’hybridité3. Penser en termes de transferts culturels conduisait ainsi à relativiser la pertinence de la comparaison. Celle-ci tend en effet à opposer des entités pour comptabiliser leurs ressemblances et leurs dissemblances, mais elle ne tient guère compte de l’observateur qui compare, oppose pour rassembler, projette son propre système de catégories, crée les oppositions qu’il réduit et appartient lui-même en général à l’un des deux termes de la comparaison. Fondé notamment sur la grammaire comparée des langues indo- européennes, le comparatisme en épouse les limites. Il semble tout particulièrement délicat d’aborder par le biais d’une histoire comparée les territoires extra-européens et, de façon générale, de mettre en relation des territoires, des cultures ou des littératures entre lesquels une différence qualitative radicale est implicitement présupposée. 4 De même, la catégorie de l’influence, dont l’étymologie suffit à montrer la dimension magique, devait être remplacée par une approche critique des contacts historiquement constatables et des adaptations ou réinterprétations auxquelles ces contacts avaient donné lieu. Il convenait également de faire l’économie des concepts d’authenticité dans la transmission ou de supériorité de l’original sur la copie. On sait qu’un disciple secondaire de Schelling, Krause, a donné lieu dans le monde hispanique à une école de pensée, le « krausismo », qui relègue dans l’ombre le reste de la philosophie allemande et repose sur une connaissance au fond assez sommaire des textes. Il n’en reste pas moins que cette forme de pensée libérale, marquant accessoirement un glissement disciplinaire de la métaphysique schellingienne à une pensée politique, est tout aussi légitime que l’impulsion qui lui a donné naissance. On ne mesure pas le krausisme à son degré de fidélité à Schelling, pas plus qu’on ne juge la traduction de Sophocle par Hölderlin au degré d’exactitude avec lequel les segments textuels ont été transposés. À la limite, la connaissance d’une tradition précédant son importation et sa reconstruction peut être extrêmement succincte. 5 Tous les groupes sociaux susceptibles de passer d’un espace national ou linguistique ethnique ou religieux à l’autre peuvent être vecteurs de transferts culturels. Les commerçants transportant des marchandises ont toujours véhiculé également des représentations ou des savoirs. Les traducteurs, les enseignants spécialistes d’une aire culturelle étrangère, les émigrés politiques, économiques ou religieux, les artistes répondant à des commandes, les mercenaires, constituent autant de vecteurs de transferts, et il convient de tenir compte de leurs différentes médiations. Toutefois, on peut fort bien se représenter aussi des transferts reposant sur la circulation d’objets comme des livres ou des œuvres d’art. L’histoire des bibliothèques, de la constitution des fonds étrangers, de la diffusion des produits éditoriaux et de la traduction, comme l’histoire des collections et du marché transnational de l’art, font évidemment partie de la recherche sur les transferts culturels. Et lorsqu’on passe des médiations humaines aux médiations associées à des livres ou à des archives, la question des transferts culturels rencontre celle de la mémoire. En effet, les bibliothèques ou les archives, dont les modes d’organisation méritent souvent qu’on en établisse l’histoire, tendent à conforter des identités. Elles sont généralement organisées suivant un principe de pertinence qui correspond aux représentations de l’identité d’un groupe, la plupart du temps national. Devenir attentif aux transferts culturels implique de réviser, au moins de façon virtuelle, La notion de transfert culturel Revue Sciences/Lettres, 1 | 2013 2 les structures de la mémoire collective des bibliothèques et des archives en recherchant des éléments importés, souvent marginalisés. Au demeurant, la mobilisation d’un élément de mémoire étrangère n’a rien de fortuit. Lorsqu’on va chercher dans les strates de la mémoire un élément étranger au contexte d’accueil, c’est en général pour répondre à une constellation de ce même contexte d’accueil. Il convient de distinguer entre mémoire accumulée, encore inutilisée, et mémoire effective. 6 Un transfert culturel n’a jamais lieu seulement entre deux langues, deux pays ou deux aires culturelles : il y a quasiment toujours des tiers impliqués. On doit donc plutôt se représenter les transferts culturels comme des interactions complexes entre plusieurs pôles, plusieurs aires linguistiques. On fait du passage en Allemagne des Lumières françaises un phénomène bien étroit si on néglige ses racines anglaises et ses prolongements russes. Et aborder la culture de la Russie à l’époque de Catherine II, c’est comprendre l’interaction entre l’Empire russe, la culture allemande de l’impératrice, son intérêt pour la France et pour une Italie souvent revue à travers le prisme de la littérature française. Toutefois, s’il est facile de reconnaître des lieux où se rencontrent de nombreux espaces culturels, des lieux qu’on pourrait considérer, en utilisant un néologisme, comme des « portails de globalisation », la description ne peut s’opérer que sur des rencontres d’un nombre réduit de termes. La représentation de croisements généralisés reste inopérante. 7 Même lorsqu’on aborde un transfert entre deux espaces culturels, on ne peut en aucune manière les considérer chacun comme homogènes et originels : chacun est lui-même le résultat de déplacements antérieurs ; chacun a une histoire faite d’hybridations successives. Il convient de garder cela à l’esprit quand on s’efforce de décrire par exemple un transfert culturel franco-allemand. Ni l’Allemagne ni la France ne sont des essences. Toutefois, aussi discutables que soient ces entités, la nécessité d’une description oblige à supposer pour un moment fugitif l’existence d’un système qu’on baptisera Allemagne ou France, hellénisme ou latinité. Mais on s’attachera immédiatement à montrer que ces entités sont élaborées à partir d’importations. La France c’est l’Allemagne, comme la latinité est grecque ou la scolastique médiévale est arabe, le bouddhisme chinois est indien, etc. Les aires culturelles, dont la recherche sur les transferts culturels révèle les imbrications, sont donc des configurations provisoires, mais nécessaires à la compréhension des phénomènes de circulation culturelle. 8 De façon générale, les sciences humaines correspondent à des récits nationaux, limités à des espaces linguistiques particuliers. Elles fabriquent des identités à partir d’importations et des reformulations qui les accompagnent. La révision systématique de ces constructions identitaires offre aux recherches sur les transferts uploads/Societe et culture/ michel-espagne-2013.pdf

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