1 V. La fleur létale de Mai 68 ou la dénégation du sens des institutions. S’il

1 V. La fleur létale de Mai 68 ou la dénégation du sens des institutions. S’il nous semble nécessaire de comprendre le mouvement de mai 68 à partir du concept d’anomie, c’est que ce mouvement se définissait comme une révolte contre l’organisation sociale et les normes culturelles des sociétés industrielles. Les individus se sentaient être des rouages devant assurer le bon fonctionnement de la société administrée. Le mot d’ordre de Mai, c’était de ne pas se laisser intégrer par la société identifiée à une machine enfermant l’individu dans les limites oppressives d’une fonction. Ce qui est remis en cause, c’est une forme de société jugée aliénante dont l’homme doit s’affranchir. L’anomie désigne ici une volonté de rupture avec l’organisation rationnelle d’une société qui remet en cause la liberté de l’homme. Ce qui est contesté, c’est un système d’organisation des valeurs et plus largement la société elle-même jugée aliénante. L’anomie résulte du décalage des aspirations libertaires de la jeunesse des années 60 avec le système social qui réprime ses désirs. « Ces faits de dérèglement correspondent à une situation globale caractérisée par l’effondrement du système d’organisation des valeurs et plus largement de la société elle-même, affectée par une mutation soudaine. »1 Ce que les acteurs refusent, c’est de perpétuer l’ordre castrateur d’un système de valeurs fondé sur l’obéissance à des règles jugées obsolètes. Mai a été une révolte de l’individu contre les normes, l’affirmation de la singularité de la subjectivité contre la prétention des normes à l’universalité. Cette obsolescence n’est pas que subjective : elle est aussi objective. « Les exigences d’une industrialisation accrue imposaient à la société française une 1 Irène Jonas, L’individu autodéterminé, L’Harmattan, 2003, page 98. 2 véritable révolution culturelle »2 qui transforme les valeurs qui étaient encore celles de la France rurale pour pouvoir favoriser le développement des forces productives. Anomie il y a, mais elle ne se situe pas seulement au niveau des acteurs, elle concerne aussi l’inadéquation de la société avec les exigences de fonctionnalité du système d’exploitation capitaliste. En croyant émanciper les individus, les acteurs de Mai « ont contribué à faire disparaître les ultimes contraintes qui retardaient encore l’extension de la marchandise à tout le champ social. »3 La société française se trouvait freinée dans son expansion économique par la nation, obstacle à l’internationalisation du capital et par la culture de la classe ouvrière ; aussi la nécessité d’une révolution individualiste semblait s’imposer pour que puisse se développer le libre épanouissement de l’idéologie libérale. A leurs dépens, les acteurs de Mai 68 « ont produit le contraire de ce qu’ils visaient. »4 Ils critiquaient la société de consommation ; ils ont contribué à sa généralisation. Ils remettaient en cause l’individualisme, ils l’ont renforcé. Ceux qui ont fait Mai 68 ont été malgré eux (?) les acteurs d’une modernisation de la société française qui, en revendiquant le droit à la jouissance, ont mis fin à l’ascétisme des sociétés proto-capitalistes qui valorisaient les normes de l’épargne et du travail. L’hédonisme, en généralisant le principe d’égalité, a enclenché un processus de légitimation de toutes les aspirations individuelles. Ce faisant, « en absorbant l’individu dans la course au niveau de vie, en légitimant la recherche de l’accomplissement de soi, la société du bien-être a généré une désocialisation radicale. »5 Elle a contribué à l’apparition d’un homme dont 2 Luc Ferry, Alain Renaut, La pensée 68, Gallimard, 1985, pp. 74-75. 3 Régis Debray, cité in Luc Ferry et Alain Renaut, La pensée 68, op. cit., page 75. 4 Luc Ferry, Alain Renaut, La pensée 68, op. cit., page 80. 5 Gilles Lipovetski, l’Ere du vide, Gallimard, 1983, pp. 119- 120. 3 l’indétermination de son être provient du fait que celui- ci est soumis à l’impératif du changement permanent sous peine d’inadaptation culturelle. Pour s’accomplir, le capitalisme avait besoin d’une culture qui soit fondée sur la satisfaction du désir ; l’hédonisme, l’apologie du plaisir des acteurs de Mai 68 ne pouvaient manquer de développer l’expansion de la marchandisation du monde. Ce qu’a promu le mouvement de Mai, c’est le droit absolu qu’ont les individus à être eux-mêmes. « Il ne s’agit plus pour eux de se mesurer à une quelconque norme extérieure, mais d’atteindre, dans l’auto-affirmation de leurs singularités, un degré d’expression aussi satisfaisant que possible. »6 Il en résulte un rejet des institutions parce qu’il revient à l’homme de s’inventer, d’être à l’origine de lui-même. L’individu n’entend plus être soumis à nul autre que lui-même. D’où le conflit entre les individus et les appareils de socialisation jugés être des systèmes de contrôle et de censure qui contraignent les individus à jouer un rôle (de citoyen, de père, de travailleur) auquel ils ne veulent plus obéir ni se soumettre. Cette non-coincidence de l’acteur et du système qui nous permet de qualifier le mouvement de mai 68 d’événement anomique sera de courte durée, le temps que soit légitimée la société de consommation et que l’Etat se modernise. Toute la critique d’un Vaneighem (« la richesse en biens de consommation appauvrit le vécu authentique. D’abord en lui donnant sa contrepartie en choses ; ensuite, parce qu’il est impossible de s’attacher à ces choses puisqu’il faut les consommer »7) d’un Henri Lefebvre (« Les citoyens abdiquent leur liberté et leur individualité »)8ou encore d’un Marcuse, sera annihilée « par la diffusion généralisée d’une technologie fonctionnelle propre à 6Luc Ferry, Alain Renaut, 68-86, Itinéraires de l’individu, Gallimard, 1987, page 65. 7 Raoul Vanegheim, Traité du savoir vivre à l’usage des jeunes générations, Gallimard, 1966. 8 Henri Lefebvre, Introduction à la modernité, Minuit, 1966. 4 induire un conformisme étouffant »9 légitimée par le Progrès qui la porte. Pas plus qu’en 1981, on ne changera la vie parce qu’« il se pourrait bien que mai 68, dans sa défense du sujet contre le système, ait davantage partie liée avec l’individualisme contemporain qu’avec la tradition de l’humanisme. »10 Loin d’être une libération, il se pourrait bien que le mouvement de mai 68 soit une défaite du sujet, au sens où l’entend Kant, que l’autonomie ait été remplacée par le souci de soi. C’est cette hypothèse que nous défendons. a. La libération de la parole comme revendication du droit à la vraie vie. L’articulation entre rationalisation, individualisme moral et fonctionnalisme institutionnel qui faisait correspondre l’intérêt particulier et l’intérêt général, ou plus précisément la réalisation de l’un (l’individu) par l’effectivité de l’autre (le progrès matériel), la génération cultivée issue de l’après guerre l’a comprise comme un leurre, et vécue comme une réalité insatisfaisante, asservissant une subjectivité qui fit entendre son refus du conformisme généralisé de la société « bourgeoise » qu’on lui proposait. Mai 68 vint exprimer cette sensibilité critique au moment où la société française accumulait les indices d’un progrès sans heurts : une forte croissance, l’égalisation des conditions sociales, une paix retrouvée après les mésaventures de la décolonisation (le traumatisme algérien est encore vivace dans les esprits), ainsi que la pacification des rapports de classe tournés vers le compromis social-démocrate. Rien, semblait-il, ne pouvait venir altérer la sérénité d’une société en plein essor économique, dans laquelle le progrès social, le bonheur individuel apparaissaient comme une promesse acquise, et 9 Jacques Donzelot, l’invention du social, Points Seuil, 1994, page 191. 10 Luc Ferry, Alain Renaut, La pensée 68, Gallimard, 1985, page 18. 5 ce d’autant que l’expansion de l’Etat-Providence venait parachever ce mouvement. Cette vie rangée, les « jeunes enragés de Mai » n’en veulent pas. Confrontée à un passé « qui paraît sans ressource et un avenir sans surprise »11, la jeunesse cherche un fondement à son existence, une contre-identité de substitution par laquelle elle résisterait à son destin de futur consommateur, de futur parent, « petit-bourgeois » rouage d’un système jugé aliénant. Cette jeunesse veut changer la vie sans vraiment savoir quelles formes pourraient prendre ses attentes, revendiquant une authenticité réactionnelle tournée contre la violence des institutions sans pouvoir affirmer un quelconque contenu existentiel. Sans véritable perspective, celle-ci doit faire face à un sentiment de vacuité et d’ennui suscité après le reflux de l’enthousiasme révolutionnaire issu de la critique marxiste. Comme l’indique Jean-Pierre Le Goff dans son essai consacré à Mai 68, « à son héritage impossible », « le manque à être des jeunes est moins lassitude et désoeuvrement que sentiment du vide à partir d’un trop- plein d’énergie orphelin des idéaux collectifs d’autrefois. »12 Devant un avenir déjà écrit, programmé, la jeunesse estudiantine ouvre « une brèche »13 dans laquelle s’insinue une passion de vivre, hic et nunc, remplaçant « la passivité existentielle par la construction des moments de la vie, le doute par l’affirmation ludique, créant des situations dignes de son désir. »14 Les graffitis et les slogans de Mai qui sont venus couvrir les murs de Paris en ce printemps turbulent, et carnavalesque, venaient rompre le silence d’une société cadenassée où les univers sociaux étaient vécus comme hermétiques. Du « jouissez sans entraves, vivez les temps morts » (Nanterre), à « ouvrez les 11 Jean-Pierre Le Goff, Mai 68, L’héritage impossible, La Découverte, 1998, page 37. 12 Idem, pp. 37-38. 13 uploads/Societe et culture/ mai-68.pdf

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