Editions Esprit Nietzsche: Mais où sont les yeux pour le voir? Author(s): JEAN-
Editions Esprit Nietzsche: Mais où sont les yeux pour le voir? Author(s): JEAN-LUC NANCY Source: Esprit, Nouvelle série, No. 369 (3) (MARS 1968), pp. 482-503 Published by: Editions Esprit Stable URL: http://www.jstor.org/stable/24258239 Accessed: 04-11-2016 00:16 UTC JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact support@jstor.org. Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at http://about.jstor.org/terms Editions Esprit is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Esprit This content downloaded from 129.59.95.115 on Fri, 04 Nov 2016 00:16:19 UTC All use subject to http://about.jstor.org/terms Nietzsche Mais où sont les yeux pour le voire PAR JEAN-LUC NANCY Pourquoi Nietzsche ? Nous voici, en quelques années, bien loin du rapport à Nietzsche qui a régné si longtemps, et que lui-même décrivait ainsi en 1888 : « On se tire d'affaire (à mon sujet) en parlant d' « excentricité », de « pathologie », de « psychiatrie » 1. En une brusque flambée, livres et références prennent Nietzsche au sérieux — et plus qu'au sérieux. Philosophia facit saltus. Pourquoi ce réveil, et même cet éveil ? La question ne se poserait guère s'il ne s'agissait que d'un « renouveau des études nietzschéennes », comme il s'en produit pour tout auteur : indifféremment, mais îégulièrement, Tertullien, Cabanis ou George Sand reviennent à l'honneur, en raison de la piété des antiquaires, elle-même fonction de l'usure des fonds de librairie et des possibilités marchandes d'une curiosité publique prête à tout « redécouvrir ». Viennent alors les Centenaires, les Sommes critiques, les Editions philologiques, et des raisons d'allonger le catalogue sans Raison des livres de poche. Nietzsche paraît lui aussi dans ce tintamarre inévitable. Il faudra se demander s'il n'y court pas le risque de l'insigni fiance. Rares sont aujourd'hui ceux qui ne viennent pas à lui, mais « les jeunes filles les plus timides se montrent à demi nues, si la mode l'exige ; et même de vieilles femmes fanées n'osent pas s'opposer aux édits de la mode, si bonnes et si spirituelles qu'elles soient par ailleurs2. » Mais on peut aussi soupçonner qu'il s'agit pour Nietzsche X. Lettre du 12 février 1888. 2. Fragment posthume. 482 This content downloaded from 129.59.95.115 on Fri, 04 Nov 2016 00:16:19 UTC All use subject to http://about.jstor.org/terms NIETZSCHE d'autre chose que de la mode et de la grande récollecti culturelle. Plus que, et bien que ressuscité par nos arbitres de élégances, Nietzsche semble rencontré sur notre route. A l'im proviste, mais comme une nécessité, aux détours de ces chemins que la pensée — qu'elle se nomme « science » « philosophie », ou ne se nomme pas — se fraye pour pens l'épaisseur de notre monde. Il ne s'agit pas ici d'étudier, même sur un point, la pens de Nietzsche; assez d'ouvrages se recommandent aujourd'h à l'attention, par leurs contenus ou leurs promesses3, pou que l'incompétence ne s'en mêle pas. Mais d'esquisser une question de biais, en quelque sorte, par rapport à ces travaux une question suscitée par leur présence, et à laquelle i apportent, implicitement, des réponses diverses, que l'on risqu de mieux entendre si l'on explicite la question : pourquo Nietzsche ? L'interrogation nietzschéenne « de l'utilité et inconvénients de Nietzsche pour la vie4 ». Nietzsche est Mais nous est-il nécessaire ? Pourquoi, et pour quoi ? Hélas ! qu'ites-vous devenues, une fois écrites et peintes, ô mes pensées ?... Déjà vous avex dépouillé votre nouveauté, et quelques-unes d'entre vous sont prêtes, je le crains, à se changer en vérités. (Par delà le bien et le mal, § 296.) Retour à Nietzsche, invention d'un ancêtre, et d'une tra dition ? A bien des égards, c'est ainsi que l'événement se propose. Toutes nos traditions défaillent. « Ce qui est le plus attaqué de nos jours, c'est l'instinct et la volonté de persister dans la traditions. » Nietzsche nous avertirait-il d'avoir à renouer avec la tradition ? A nous donner un sol, une origine, dans notre vagabondage, et cette noblesse première, qui ne doit rien à l'héroïsme ou au sens moral, mais tout au lieu et au sang ? Peut-être. A ce compte, de qui sommes-nous issus, nous, sans histoire ni Dieu, sans bien ni mal, ni vérité — sinon de Nietzsche lui-même, du plus nihiliste des nihilistes ? 3. Bataille, dont l'actualité est récente, Heidegger, Fink, Granier, Deleuze, Blanchôt, Derrida ; présence de Nietzsche chez Foucault, Althusser ; édition critique en cours des œuvres de Nietzsche. 4. Deuxième Considération inactuelle : De l'utilité et des inconvé nients de l'histoire pour la oie. 5. Fragment posthume. 483 This content downloaded from 129.59.95.115 on Fri, 04 Nov 2016 00:16:19 UTC All use subject to http://about.jstor.org/terms JEAN-LUC NANCY Il y a sans doute, dans l'actualité de Nietzsche, quelque chose de cette assurance et de cette délectation propres au retour aux sources, fussent-elles amères. Qu'importe que le lieu de ma naisance soit ruine et silence, si je puis dire : ici je suis né. Qu'importe, si Platon ou Hegel nous échappent sans appel, que notre origine soit la catastrophe même ? La tradition de la catastrophe réconforte encore, quand l'absence de tradition désole et affole. Sans doute, Nietzsche n'est promu par personne comme Père d'une tradition, puisque nous nous méfions des Pères. Mais, de façon plus insistante, n'est-il pas là, à plusieurs titres, comme celui qui authentifie notre propre nihilisme ? Celui qui, l'ayant déjà dit, nous permet de nommer à nouveau ce nihilisme, satisfaits de pouvoir au moins perpétuer la fidélité du constat. Il nous invite à cette fidélité, puisque « l'événe ment énorme », la mort de Dieu, ce que nous nommons, avec l'affadissement de la tradition, la destitution de la métaphy sique, « est encore en chemin 6 » pour parvenir à nos oreilles. C'est cette tradition de la mort et de la dérision qui nous occupe, chaque fois que le propos au sujet de Nietzsche est du type « Nietzsche pour Nietzsche », le retour à l'intégrité de l'œuvre, ou « Nietzsche le savait déjà » : propos latent de plus d'un discours où Nietzsche, d'être simplement évoqué, suffit à justifier notre pensée « errant comme par un désert infini6 ». Initiateur de l'errance : il nous suffit de nous trouver un maître. Ce rôle, Nietzsche ne peut éviter de le jouer. Pourtant, il s'y dérobe. Car il la dit aussi, déjà, la tradition que notre errance cherche en lui. Mais il a dit pour la dépouiller de son autorité : « On envisage la tradition comme une fatalité ; on l'étudié, on la constate (sous forme d' « hérédité »), mais on ne la veut pas 5. » Lui, qui est « une fatalité 7 », est notre tradition comme hérédité. L'hérédité est la face froide de la tradition. Le fatum du fait accompli. Mais « le fait est toujours absurde et a toujours ressemblé à un veau plutôt qu'à un dieu 8 » : c'est la gifle de Nietzsche aux « apologètes de l'histoire 8 », dont nous faisons toujours partie. Nietzsche ne peut, ne veut pas constituer le fait accompli de notre décadence. Pas même de cette décadence en tant qu'elle est aussi aurore, libération, évasion des filets du passé et des dogmes, conquête de terres nouvelles dans l'ivresse d'une lucidité où plus d'une fois se 6. Gai Savoir, § 125. 7. Ecce Homo. 8. Considérations inactuelles, II, § 8. 484 This content downloaded from 129.59.95.115 on Fri, 04 Nov 2016 00:16:19 UTC All use subject to http://about.jstor.org/terms NIETZSCHE reconnaît aujourd'hui la marque de Nietzsche le « psycho logue », le symptomatologue, le clinicien. Il ne se réduit pas à cette lucidité, car, écoutons-le : « Ne pas nous lier à notr propre détachement, à cette volupté des lointains espaces, des sphères nouvelles, qui est celle de l'oiseau, volant de plus e plus haut pour voir au-dessous de lui s'élargir de plus en plus l'étendue : c'est le danger d'avoir des ailes9. » La vérité plu haute, à laquelle il faut revenir, mais qui ne se mesure pas en altitude métaphysique est celle-ci : « nous sommes de terre 10. Vérité qui n'a pas encore sa place dans notre nihilisme. Aussi Nietzsche nous arrache-t-il sa propre tradition, la véné ration qui nous permettrait de nous respecter nous-mêmes « Je n'ai rien, en dépit de tout, d'un fondateur de religion La religion, c'est l'hérédité. La tradition comme Nietzsche l'entend, c'est la subversion permanente du religieux. C'est un vouloir. L'aristocrate de Nietzsche ne l'est pas de nais sance, mais de volonté. Nous le savons, cela nous sert à séparer Nietzsche du racisme : encore un geste de piété. Mais il nou faut l'apprendre pour nous-mêmes, pour que la tradition soit ce que nous inaugurons nous-mêmes. La tradition chez Nietzsche est le vouloir actif qui embrasse le uploads/Societe et culture/ nietzsche-mais-ou-sont-les-yeux-pour-le-voir.pdf
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- Publié le Jui 08, 2021
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