Techniques & Culture Revue semestrielle d’anthropologie des techniques 54-55 |
Techniques & Culture Revue semestrielle d’anthropologie des techniques 54-55 | 2010 Cultures matérielles La Formule de Mauss Mauss’formula François Sigaut Édition électronique URL : https://journals.openedition.org/tc/5007 DOI : 10.4000/tc.5007 ISSN : 1952-420X Éditeur Éditions de l’EHESS Édition imprimée Date de publication : 30 juin 2010 Pagination : 357-367 ISSN : 0248-6016 Référence électronique François Sigaut, « La Formule de Mauss », Techniques & Culture [En ligne], 54-55 | 2010, mis en ligne le 30 janvier 2013, consulté le 29 septembre 2022. URL : http://journals.openedition.org/tc/5007 ; DOI : https://doi.org/10.4000/tc.5007 Tous droits réservés Cultures matérielles 1 - IV in Techniques & culture 40, 2002 : 153-168 Techniques & Culture 54-55 volume 1, 2010 : 357-367 François Sigaut École des Hautes Études en Sciences Sociales sigaut@cnam.fr LA FORMULE DE MAUSS Les ethnologues et les historiens s’interrogent évidemment fort souvent sur la validité des connaissances qu’ils produisent. Les expérimentations et les raisonnements logiques sont en principe reproductibles à volonté, à la seule condition d’en avoir le temps et les moyens matériels : c’est ce qui donne leur « dureté » – il vaudrait mieux dire leur solidité – aux sciences de la nature. Dans la plupart des sciences sociales au contraire, seuls les raisonnements sont aisément reproductibles, les faits le sont difficilement ou pas du tout. On pourrait de ce point de vue distinguer des faits singuliers, qui par défi- nition n’arrivent qu’une fois et qui ne sont donc accessibles que par l’intermédiaire des témoignages ou des indices matériels qu’ils laissent, et des faits réguliers, qui bien que non reproductibles à volonté, se répètent assez souvent pour qu’on puisse les observer à loisir. L’intérêt pour les faits singuliers est à l’origine d’une abondante littérature de fiction, alors que les sciences sociales ont toujours marqué leur préférence pour les faits réguliers. Reste que la distinction entre les deux est assez artificielle. La statistique s’em- ploie depuis longtemps à faire apparaître des régularités dans les faits les plus singuliers. Quant aux faits réguliers, il est notoire que plus on les observe de près, plus ils tendent à s’individualiser et à devenir dissemblables les uns des autres. Si bien qu’en fin de compte, la qualification des faits de cette façon ne nous aide guère à résoudre le problème. Une autre distinction possible est basée sur le caractère intentionnel ou non des faits dont on s’occupe. Il s’agit de la distinction philosophique classique entre causalité et intentionnalité, et même faudrait-il dire, intentionnalité consciente. Le domaine de la causalité est celui des faits matériels, soumis au déterminisme des lois de la nature, dont s’occupent les sciences proprement dites. Le domaine de l’intentionnalité est celui 358 François Sigaut des choses de l’esprit, et il ne peut être objet de science dans la même acception du terme, parce que la science proprement dite suppose le déterminisme matériel, alors que l’esprit humain est censé se déterminer librement. On se souvient que c’est pour cette raison qu’Auguste Comte refusa de faire une place à la psychologie dans son système des sciences (quoiqu’il y acceptât la sociologie). D’autres parleront de « sciences de l’esprit », d’autres encore introduiront la distinction entre explication et interprétation. Expliquer un fait, c’est le rapporter à des causes matérielles comme cherchent à le faire les sciences de la matière. L’interpréter, c’est découvrir le sens qu’il a pour un sujet. Et lorsque les faits sont des actions humaines, c’est l’interprétation qui est pertinente, parce que c’est elle qui nous en donne la clef 1. Ces généralités sont aujourd’hui bien connues et je ne voudrais pas m’y attarder. Il me semble pourtant qu’elles ne sont pas sans implications sur le thème qui nous occupe. Parler d’interprétation suppose, bien sûr, qu’il y a quelque chose à interpréter, c’est-à-dire l) que telle conduite d’autrui m’apparaisse comme ayant un sens mais 2) que ce sens ne me soit pas évident. Lorsque quelqu’un me parle dans une langue que j’ignore, je comprends qu’il me parle mais je ne comprends pas ce qu’il me dit, et c’est probablement cette combinaison spécifique de compréhension (d’une forme) et de non- compréhension (d’un contenu) qui crée le besoin d’interpréter. [...] Deux dernières remarques me paraissent utiles sur le couple explication/interprétation. La première est que l’interprétation n’a rien de spécifiquement scientifique. Dans la vie courante, nous passons notre temps à interpréter les faits et gestes de nos contemporains, ce qui est à la fois nécessaire socialement parlant et légitime sur un plan épistémologique – même si nombre de nos interprétations sont fausses, ce qui est une autre histoire. Mais nous passons aussi beaucoup de temps à interpréter des faits qui, eux, demanderaient plutôt à être expliqués. On pourrait parler d’animisme pour désigner cette tendance, qui n’est pas propre aux sociétés dites primitives, tant s’en faut. L’animisme correspond peut-être à quelque chose de spontané chez l’homme, bien que la conception d’une causalité spécifiquement mécanique le soit sans doute aussi. (Un des premiers à avoir proposé l’hypothèse d’une causalité directement perçue a sans doute été le psychologue A. Michotte vers 1950). Quoi qu’il en soit, il est généralement admis que les sciences de la nature se sont construites sur le rejet de l’animisme au profit de la causalité. Et comme les sciences sociales se sont elles-mêmes construites sur le modèle des sciences de la nature, on peut se demander si l’interprétation n’est pas un principe résiduel, dont le domaine d’application est voué à se réduire jusqu’à peut-être disparaître tout à fait. Je ne suis pas de cette opinion, bien que je croie qu’il ne faille pas la sous-estimer. Ce qui est indéniable, c’est que dans la mesure où elle s’est voulue une discipline entiè- rement interprétative, l’anthropologie dite postmoderne (je me demande bien pourquoi) s’est enfermée dans une impasse. Car les activités humaines ne sont pas seulement intentionnelles, elles sont aussi et d’abord matérielles, le plus souvent même elles sont intentionnellement matérielles. Croire qu’on peut se contenter de les interpréter, c’est croire qu’on peut séparer l’intention de son objet, de ses moyens, de ses déterminations. C’est, en somme, réduire l’intentionnel à l’irrationnel, c’est-à-dire à l’arbitraire, au symbolique, pour ne pas dire au fantasme. Or, cette réduction est assez courante chez les ethnologues, et pas seulement chez ceux qui se rangent sous la bannière de l’anthropologie interprétative. Dans leurs conversations de couloir par exemple (c’est quelque chose qui m’a toujours étonné), les faits qui ne s’expliquent pas d’eux-mêmes sont souvent qualifiés de « culturels », 359 La Formule de Mauss comme s’il y avait le culturel d’un côté et le rationnel de l’autre – une opposition qui est d’ailleurs devenue d’actualité en sociologie des sciences. [...] C’est ainsi que dans le gros volume sur l’Ethnologie générale, paru dans La Pléiade en 1968, Jean Poirier écrit sans ambages que « l’univers du rationnel échappe à l’anthropologie » (p. 562). [...] Dans la perspective interprétative, chaque culture est une entité sui generis, avec ses concepts, ses valeurs et même sa rationalité propres, qu’on ne peut comparer à d’autres. Rien n’est vrai ou faux, juste ou injuste, logique ou illogique que selon les critères de telle ou telle culture. Et dans ces conditions, la seule validation possible est l’accord interne entre ceux qui s’en réclament. On aboutit à une sorte de solipsisme de groupe qui certes a toujours trouvé des adversaires et qui est aujourd’hui de plus en plus vigoureusement critiqué, mais qui n’en a pas moins gagné des positions dont l’importance se mesure, par exemple, à celle de l’idéologie dite du « politiquement correct ». [...] Une autre idée à la mode aujourd’hui est que ce sont les controverses qui font avancer les sciences ; je n’en suis pas tellement sûr. Tout dépend de ce qu’on entend par « controverse ». Il y a des pratiques de controverse qui stérilisent la pensée, comme celles qui s’étaient imposées dans l’université européenne à la fin du Moyen Âge. La science moderne n’a pu se développer, au début du XVIIe siècle, qu’après que ces pratiques, dites scolastiques, eurent été dûment critiquées et rejetées 2. Les deux principales critiques qui ont été faites à l’anthropologie interprétative – exclusivement interprétative – ont été, me semble-t-il, d’autonomiser l’interprétation, c’est-à-dire de la séparer de l’explication, et de réifier la culture, c’est-à-dire d’en faire un facteur causal ou explicatif dans les conduites humaines (voir par exemple Keesing 1987). Ces critiques me semblent tout à fait pertinentes et nécessaires, mais je me demande si elles ne se situent pas à un niveau trop abstrait. Je ne crois pas, en effet, que les compor- tements des chercheurs obéissent à une logique aussi explicite. Et ce n’est pas avec des raisonnements qu’on expliquera le fait massif que les ethnologues, de quelque courant qu’ils se réclament, ne s’intéressent que marginalement aux techniques. En Afrique Noire, des millions de femmes passent plusieurs heures chaque jour à piler dans un mortier les grains ou les tubercules qui feront l’ordinaire quotidien de la famille. Or nous n’avons que très peu de descriptions ethnographiques détaillées de cette activité. On pourrait multiplier de tels exemples, qui vérifient fâcheusement le mot de Poirier. Plus uploads/Societe et culture/ tc-5007.pdf
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- Publié le Dec 12, 2021
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