Lieux d'apprentissage et dynamiquesdessavoirs apicales au Maroc AntoninAdam*, G

Lieux d'apprentissage et dynamiquesdessavoirs apicales au Maroc AntoninAdam*, Geneviève Michon**, Jean-Michel Sorba***, Lahoucine Amzil**** Partout où elle est présente, l'abeille Apis mellifera fait l'objet d'un élevage riche de savoirs. À la diversité des milieux où cet élevage est pratiqué se combine une variété de cultures techniques, au Nord comme au Sud. Il implique de maîtriser toute une série d'opérations visant à orienter la colonie, dans son environnement de l'habitat aux floraisons, vers la production de miels et d'autres produits de la ruche. Ces opérations mettent en œuvre différents types de savoirs dont l'ensemble a fait, depuis longtemps, l'objet de formalisations diverses: depuis les érudits 1 qui ont, dans l'histoire, érigé et diffusé les bases d'un savoir apicole universel jusqu'à la consignation par certains apiculteurs 2, sous des formes variées et avec une visée universaliste, de leur expérience et de leurs « méthodes ». Cette longue histoire faite d'innovations et d'échanges d'expériences sur la pratique apicole a vu émerger à la fin du XIX" une apiculture dite « moderne» qui impose une norme d'élevage à partir de la diffusion de plusieurs standards de ruches aux dimensions précisément codifiées. L'avènement de l'apiculture moderne transforme en profondeur les traditions apicoles locales. Alors que ces dernières employaient des ruches à rayons fixes (d'où l'appellation d'apiculture « fixiste », même si les ruches sont parfois dépla- cées à l'intérieur des territoires concernés), et donnaient une place importante aux savoirs empiriques liés aux territoires villageois, l'apiculture moderne, qualifiée de « mobiliste », car elle utilise des ruches à cadres amovibles, parvient en partie à s'extraire des conditions locales et autorise la mécanisation des méthodes d'extraction. Le succès de la diffusion et de l'adoption de ce modèle apicole dans * Doctorant en géographie, UMR GRED, LMI MediTer, IRD. ** Ethnobotaniste, université Paul-Valéry Montpellier 3, IRD, UMR GRED 220 *** Sociologue, LRDE, INRA-Corte. **** Géographe, E3R, LM! MediTer, université Mohammed V-Rabat. 1. Aristote, Virgile, Columelle, Ibn Al-Âwwâm, etc. [Crane, 1999; Marchenay, 1979]. 2. Voir infra 1-2. Autrepart (82), 2017, p.69.85 70 Antonin Adam, Geneviève Michon, Jean-Michel Sorba, Lahoucine Amzil le monde entier a laissé dans l'ombre les apicultures traditionnelles et les savoirs qui leur sont liés. Elle a aussi bouleversé les modes anciens d'apprentissage. Les menaces sanitaires et écologiques qui pèsent actuellement sur l'abeille et l'intensification de l'activité font de l'apiculture un problème public et global qui ne peut plus ignorer l'extrême diversité des contextes de production ni la multipli- cité des savoirs apicoles. Se pose alors la question de la coexistence de ces contextes et de ces savoirs, mais aussi de leur possible hybridation et de leur transmission. Dans le cas du Maroc, ces deux apicultures, fixiste et mobiliste, coexistent sans qu'il soit possible de juger des dynamiques respectives des savoirs qui leur sont attachés. Historiquement, l'élevage des abeilles repose sur un modèle fixiste, marqué, au-delà de constantes universelles, par des particularités locales fortes aussi bien en ce qui concerne des types de ruche que des miels, ou encore des savoirs et des pratiques et de leur transmission. La ruche à cadres mobiles, introduite par les colons lors du protectorat [Crane, 1999, p.441] est aujourd'hui multipliée à travers les projets de développement agricole portés par l'État marocain, ou par diverses organisations non gouvernementales (ONG). La rencontre d'un modèle à vocation universelle et d'une apiculture dont les savoirs sont à la fois situés et distribués constitue le cœur de notre questionnement sur les modalités et les condi- tions d'apprentissage, ainsi que sur la circulation et l'hybridation des savoirs. Le caractère central de la ruche, habitat de la colonie d'abeilles et objet tech- nique, dans l'histoire des changements de l'apiculture constitue une entrée parti- culièrement pertinente pour identifier et comprendre les dynamiques des savoirs apicoles. La ruche, par les médiations qu'elle rend possibles, constitue à la fois le point de départ et le point d'arrivée des apprentissages. C'est à partir d'elle, sa configuration et ses déplacements qu'il est possible d'appréhender de façon tan- gible les savoirs liés aux milieux-ressources (la lecture de la miellée) et c'est à partir d'elle que s'opère l'évaluation de la production. Aussi, nous abordons les dynamiques des savoirs apicoles en prenant pour centre la ruche considérée comme un objet technique au sens du programme de la sociologie des techniques. Loin d'être seulement le support de savoirs, empiriques ou académiques, la ruche par- ticipe à leur constitution en même temps qu'elle les oriente et les transfonne [Akrich, 1987]. Tout comme cela a été dit au sujet des outils [Mahias, 2002], l'objet technique est, particulièrement dans le cas de l'apiculture, un moyen de transmission de savoirs. La présente contribution expose dans une première partie les fondements cogni- tifs et techniques des apicultures fixistes (aussi qualifiées dans ce texte de « locales », « traditionnelles », « villageoises », ou « domestiques») et mobilistes (<< modernes»), ainsi que les conséquences de ces deux modèles sur les appren- tissages. Une deuxième partie interroge, à partir du cas de l'apiculture marocaine, la façon dont ces modèles coexistent et agissent sur la manière d'apprendre l'éle- vage d'abeille. Une troisième partie s'intéresse aux dispositifs d'apprentissage dans toute leur étendue, depuis les transmissions familiales jusqu'aux enseigne- ments fonnels ou aux fonnations liées à l'expérience pratique« au rucher ». Une Autrepart (82), 2017 Apprentissages et savoirs apicales au Maroc 71 quatrième partie s'interroge sur l'émergence de savoirs hybridés, et sur les condi- tions de circulation et de transmission de ces derniers. Il s'agira enfin de de dis- cuter du devenir, c'est-à-dire la transmission et la durabilité, d'une activité apparemment peu stabilisée, reposant sur des savoirs et des transmissions multiples. Cette recherche 3 est issue de travaux menés par une équipe 4 pluridisciplinaire, entre 2012 et 2015, qui associent l'ethnographie (description des ruchers et des pratiques associées, appréhension des savoirs), l'anthropologie des techniques (analyse des outils et des modes de conduite des ruchers), la géographie (études sur les relations entre ruchers et végétations, analyse de la transhumance), la socio- logie (caractérisation des acteurs et de leurs interactions), incluant de nombreuses enquêtes et observations sur la transmission et l'apprentissage 5. Les résultats pré- sentés ici reposent sur plusieurs campagnes d'observations et des études «en immersion» longues sur divers terrains marocains, entre Rabat au nord et Guelmim au sud. De l'élevage domestique des abeilles à« l'apiculture moderne» Le rucher domestique: la cueillette des essaims et du miel Dans la plupart des pays européens de tradition apicole, il ne reste plus que des traces de l'élevage d'abeilles traditionnel. Même s'il arrive encore de voir sur les marchés et dans les campagnes les anciennes ruches (ruche-tronc, en liège, etc.) celles-ci sont souvent utilisées par des amateurs ou comme argument commer- cial. Si ce mode d'élevage a presque disparu d'Europe, il est encore très présent dans les autres régions du monde de tradition apicole. Il s'agit d'une activité le plus souvent domestique qui s'inscrit dans un calendrier de travail aux côtés d'autres activités à caractère vivrier. Dans la plupart des cas, l'apiculture tradi- tionnelle consiste à fournir aux abeilles un habitat favorable à la production et à la récolte du miel, à proximité des ressources mellifères et pollinifères. Pour conduire un rucher de petite taille, l'éleveur s'efforce de maintenir captive la colonie « dans un lieu qui favorise son utilisation» et de l'entretenir « dans une situation semblable à celle où elle se trouve à l'état sauvage» [Tétart, 2001, p. 179]. Cette apiculture repose à la fois sur des savoirs génériques attachés à l'abeille, sur des savoirs empiriques qui mobilisent, entre autres, l'écologie des lieux et permettent au système apicole de fonctionner dans son milieu, et des savoir-faire particuliers à chaque apiculteur. 3. Cette recherche a bénéficié du soutien de l'Agence nationale de la recherche (France) dans le cadre du projet MedInnLocai (20\3-2017, ANR-12-TMED-OOOI). 4. 4 chercheurs, 1 doctorant (commencé en 2014) et 4 stages de master (2012 et 2014). 5. Entretiens variés et observations chez plus d'une cinquantaine d'apiculteurs, entretiens avec trois chercheurs et deux responsables de la filière. Participation à trois sessions de formation apicole. Suivi sur le temps long (depuis 2012) avec observations participantes chez 6 apiculteurs de la zone. Autrepart (82), 2017 72 Antonin Adam, Geneviève Michon, Jean-Michel Sorba, Lahoucine Amzil La ruche à rayons fixes ne donne pas à l'apiculteur d'accès visuel direct sur ce qui se passe au cœur de la colonie et limite les possibilités d'intervention à l'intérieur de la ruche, car le risque de mettre en péril l'intégralité de la colonie, en particulier en tuant la reine par les manipulations, est grand. Néanmoins, même si l'apiculteur est limité dans ses observations, les savoirs génériques développés dans ce modèle sont riches. Ils incluent des savoirs sur la structure et le fonction- nement de la colonie, le comportement des abeilles à la fois à l'intérieur de la ruche et dans les activités de butinage, autant que sur la fonction symbolique de l'insecte. Ils incluent aussi des savoirs sur les interactions entre l'environnement (vents, sécheresse, etc.) et la ruche, et des savoirs techniques qui intègrent les objets de l'apiculture (ruche, enfumoir, etc.), ainsi que des uploads/Societe et culture/lieux-d-x27-apprentissage-et-dynamiquesdessavoirs-apicales-au-maroc.pdf

  • 20
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager