Jean-Christophe Rufin Globalia Gallimard © Éditions Gallimard, 2004. Jean-Chris
Jean-Christophe Rufin Globalia Gallimard © Éditions Gallimard, 2004. Jean-Christophe Rufin, né en 1952, médecin, voyageur, est président de l’association humanitaire « Action contre la faim ». Il a publié en 1997 L’Abyssin (Folio n° 3137), prix Goncourt du premier roman et prix Méditerranée, Sauver Ispahan (Folio n° 3394) en 1998, Asmara et les causes perdues (Folio n ° 3492), prix Interallié 1999, et Rouge Brésil en 2001 pour lequel il a reçu le prix Goncourt. Avertissement Le lecteur pourra s’étonner de voir figurer dans ce texte des mots en anglobal ancien tels que « trekking », « jeans » ou « milk-shake ». Bien qu’ils appartiennent à une langue désormais morte, nous avons cependant pensé qu’ils restaient compréhensibles. Nous les avons conservés par commodité et peut-être nostalgie. PREMIÈRE PARTIE CHAPITRE 1 Il était six heures moins cinq quand Kate arriva à la nouvelle salle de trekking. Elle avait marché vite dans le souterrain bondé. Avant d’entrer, elle eut soudain un instant d’arrêt, d’hésitation. Elle pensa à ce qu’elle s’apprêtait à faire et se dit en secouant la tête : « Ma pauvre fille ! Décidément, l’amour te rend stupide. » En même temps, il était bon de s’abandonner à cette force qui l’avait tirée du lit au petit matin, lui avait fait refermer doucement la porte sans réveiller sa mère et la précipitait maintenant, au milieu de cette foule ensommeillée et puant le parfum, vers un projet destiné sans doute à se terminer mal. Elle passa sous une grande pancarte lumineuse indiquant « Entrée des randonneurs », monta un escalier en colimaçon et se retrouva dans le sas d’entrée de la salle. Elle ôta le sac à dos qui lui cisaillait les épaules, le posa sur le tapis roulant d’une machine à rayons X puis traversa un portique de détection. Il sonna, un haut-parleur lui indiqua de retirer ses clefs et la médaille qu’elle portait autour du cou. Elle repassa, cette fois sans faire broncher la machine, et déboucha enfin dans la vive lumière du matin. Le site choisi pour implanter la nouvelle salle de trekking était grandiose. Kate avait beau savoir, comme tout le monde, que Seattle où elle vivait était située au bord de la chaîne des Cascades, elle avait seulement jusqu’ici aperçu ces montagnes de loin. Le train rapide souterrain qui l’avait amenée ne lui avait pas permis de voir quoi que ce soit pendant le trajet. Voilà pourquoi l’entrée dans la salle était un tel choc : elle commençait au fond d’une vallée couverte de prés, puis s’étendait en direction des hauts sommets tout proches qui la dominaient, coiffés de glaciers scintillants. Kate n’avait rien ressenti de tel depuis qu’elle avait participé l’année précédente à une régate pour voiliers de quinze mètres sur la piscine couverte aménagée au milieu du détroit de Juan de Fuca. La plupart des randonneurs étaient déjà assis, laçaient leurs grosses chaussures ou bouclaient leur sac à dos. De temps en temps, ils s’arrêtaient pour observer la surprise des nouveaux arrivants et riaient de leur expression. Une femme fut prise de tremblements nerveux en découvrant le paysage et cria qu’elle avait le vertige. Il fallut la rassurer : elle était seulement, comme tout le monde, déroutée par l’espace ouvert et la lumière naturelle. Les autres lui firent remarquer les parois de verre qui entouraient la salle de tous côtés et formaient une immense voûte loin au-dessus des têtes. C’était bien les mêmes parois qui couvraient la ville et en faisaient une zone de sécurité. Ils parvinrent ainsi à la calmer. Kate chercha Baïkal des yeux sans rien laisser paraître, comme quelqu’un qui regarde simplement autour de lui, les paupières plissées pour s’accoutumer à la lumière. Elle nota qu’il se tenait à l’écart des autres randonneurs, tout équipé avec son sac sur le dos, et qu’il gardait les yeux fixés vers les montagnes, dans le vague. Comme prévu, elle déambula entre les groupes et parut tomber sur lui par hasard. Il lui avait bien recommandé de le saluer poliment, à la façon de deux connaissances qui se rencontrent sans l’avoir cherché. Kate ne put pourtant s’empêcher de pâlir quand il lui prit la main. Elle regarda ses lèvres charnues et se sentait envahie du désir de les embrasser, de les mordre. — Tout se passe bien, dit-il avec naturel, comme s’ils échangeaient quelques mots sans importance. N’oublie pas d’être la dernière du groupe en haut du premier raidillon. Il avait beau feindre le détachement, elle le connaissait assez pour savoir qu’il tremblait légèrement, qu’il était anxieux et ému. Ses yeux vert clair brillaient d’un éclat familier, un éclat de tendresse et de désir. — Toujours décidé ? demanda-t-elle avant de s’éloigner. — Toujours. Elle fit un signe de tête et pivota pour rejoindre le gros de la troupe. La plupart des marcheurs étaient prêts, chargés de sacs à dos énormes. La randonnée en salle était d’environ quarante kilomètres et un bivouac était prévu. Les repas en refuge étant très chers, tout le monde avait préféré emporter réchaud et nourriture. Kate fut soulagée de constater qu’elle ne connaissait personne dans le groupe. La majorité, ici comme dans toute la population, était composée de gens âgés. Dans la terminologie en vigueur, on avait le devoir de les appeler des « personnes de grand avenir ». Certains avaient d’ailleurs dépassé le siècle. Mais tous faisaient de leur mieux pour rivaliser de dynamisme et de bonne humeur. Outre Baïkal et elle, le groupe comptait seulement deux ou trois jeunes, dont le visage ne lui était pas inconnu. Ce qui la frappait, en les voyant pour une fois dans la lumière du jour et sur ce fond immaculé de neige, c’était leur mauvaise mine. Ils mettaient certainement un point d’honneur à fréquenter un centre de santé et de sport. Mais leurs efforts sur ces machines à muscler semblaient achever de les épuiser plutôt qu’ils ne leur donnaient des corps d’athlètes. Surtout il y avait dans cette troupe, composée en somme de gens ordinaires, un je-ne-sais-quoi d’avachi et de veule que Kate avait en horreur. Elle comprenait mieux, en regardant Baïkal au milieu de cette petite foule, ce qui pouvait l’attirer chez lui malgré tout ce qui le rendait dangereux. Le moindre de ses gestes traduisait l’énergie et la révolte. Elle l’observait pendant qu’il faisait les cent pas près du portique d’entrée. Il marchait d’un rythme tranquille et pourtant chacun de ses mouvements était un peu brusque et bondissant, comme s’il cherchait à prendre un impossible envol, auquel il n’avait pas renoncé. Quand elle songeait à cela, elle évoquait immédiatement le passé de Baïkal, ses condamnations et le danger de ce qu’ils allaient entreprendre. Il était pourtant trop tard pour reculer et donc inutile d’y penser. À ce moment-là, par une de ces décisions imprévisibles que prennent les groupes sans chef, la masse des randonneurs finit par se déplacer à son tour en direction du portique de départ. La célèbre devise globalienne « Liberté, Sécurité, Prospérité » y était inscrite, grâce à une habile composition en rondins de bois cloués. Un garde les y attendait. Il était coiffé du feutre à large bord et vêtu de l’uniforme rouge du corps des Surveillants des Espaces naturels. Il contrôla d’abord les tickets et fit passer les participants un à un. Kate nota que Baïkal était entré le premier et prenait position de l’autre côté, un peu à l’écart, de façon à conserver son avance. Elle fit ce qu’il lui avait recommandé et se plaça parmi les derniers. Quand il eut contrôlé tout le monde, le garde monta sur la petite galerie de bois qui entourait le portique et appela l’attention de la petite troupe. À en juger par son visage vultueux et son gros nez, l’homme était visiblement alcoolique, ce qui ne surprit personne. Depuis les grands procès contre les compagnies de spiritueux, les poivrots n’avaient plus accès aux emplois publics. Ils s’étaient rabattus en masse vers les activités qui offraient, comme les salles de trekking, de grands espaces où ils pouvaient s’adonner en cachette à leur vice. — Chers amis promeneurs, commença-t-il avec une diction pâteuse, soyez les bienvenus dans le complexe de Wilkenborough. Ce nom semblait avoir été choisi tout exprès pour le faire trébucher. Il s’emmêla la langue dedans et termina par une grimace. — Bref, reprit-il, en agrippant à deux mains la balustrade, notre salle est le plus grand équipement de randonnée couverte de l’Ouest. Tout a été fait pour procurer à chacun d’entre vous un plaisir sportif maximal en respectant la nature. Le sentier que vous allez emprunter traverse des endroits sauvages. Grâce aux nouvelles technologies utilisées, les verrières qui protègent le parcours se feront complètement oublier. Kate jeta un coup d’œil du côté de Baïkal. Il était tourné vers la montagne et regardait les lointains. — Pourtant, continuait le garde, haussant le ton, elles sont bien là. Vous ne quitterez jamais ces tunnels de verre. Vous êtes ici aux limites de la civilisation globalienne. Au-delà, ce que vous voyez, ce sont des non-zones, des espaces uploads/Voyage/ globalia-j-c-rufin.pdf
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- Publié le Nov 08, 2022
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