1 Le cinéma du réel entre éthique et esthétique, tradition et expérimentation,

1 Le cinéma du réel entre éthique et esthétique, tradition et expérimentation, documentaire et fiction… Le réel doit être fictionné pour être pensé. Jacques Rancière, Le partage du sensible Le thème de cette conférence suit de près la série de cours et de projections donnée dans le cadre de la manifestation DISLOCACION, le matin à lʼUniversité catholique et lʼaprès-midi au Cinéma Arte ALAMEDA. (De fait, elle reprend et développe lʼintervention faite le mercredi 1er septembre au Cinéma Arte Alameda.) Je tiens enfin à souligner quʼelle sʼinspire des travaux de chercheurs français tels que Barbara Levendangeur, Gérard Leblanc ou François Niney, grands connaisseurs du cinéma du réel. Aujourdʼhui, plus que jamais, les distinctions entre documentaire et fiction se brouillent… et il ne semble plus dʼactualité de délimiter les territoires respectifs de la fiction et du documentaire tant la frontière sʼefface inexorablement. Documentaire et fiction se rencontrent, sʼinterpénètrent et interagissent… Comme le note Gérard Legrand, « en se transformant lʼun par lʼautre, comme le veut toute interaction, documentaire et fiction abandonnent leurs positions et définitions initiales… Ils donnent naissance à un cinéma qui ne repose pas sur lʼaddition de leurs pouvoirs antérieurs mais sur la découverte de nouveaux pouvoirs. » (Gérard Leblanc, Les scénarios du réel, 1997) De fait, cette évolution répond à la demande fictionnelle du public, tel que formé par les grands genres cinématographiques. Le documentaire se doit dʼavoir une véritable structure dramatique, se conformer aux schémas fictionnels dominants… I. Quelques rappels éthiques : Nous allons rappeler cependant quelques traits caractéristiques du documentaire, tels que définis par la tradition, caractéristiques qui répondent à des catégories éthiques incontournables, telles que définies par une éthique du juste que lʼon peut 2 faire aisément remonter à Aristote. Ces catégories éthiques apparaissent comme un garde fou nécessaire à toute production à finalité documentaire, quelle que soit la démarche esthétique choisie par le ou la cinéaste du réel. Comme le note Barbara Levendangeur : « Lʼenjeu fondamental du documentariste se trouve dans la prise de position par rapport à ceux quʼil filme et à ceux à qui il sʼadresse. » Une relation tripartite se dessine entre le filmeur, le filmé, et le spectateur. Le réalisateur documentaire est lié par un engagement premier avec le réel qui lʼoblige à ne pas prendre trop de liberté avec la réalité quʼil décrit : le cinéma documentaire apparaît comme un « art limité par les faits ». Cette configuration de relations entre filmeur/filmé et spectateur implique donc des considérations éthiques. Cette configuration repose sur une sorte de PACTE DOCUMENTAIRE qui assure la validité et la légitimité de ce qui est montré. Le « geste documentaire » se charge dʼune dimension éthique essentielle qui est certifiée par le pouvoir de documentation et dʼenregistrement. Je rappelle à quel point les termes de préfiguration/configuration/refiguration sont importants dans la mise en récit tel que la décrit Paul Ricœur. Pour aller à lʼessentiel, on dira que la phase de préfiguration correspond aux prérequis de la mise en récit, que la phase de configuration correspond à la mise en intrigue proprement dite, et que la refiguration met en jeu la réception par le lecteur, lʼauditeur ou le spectateur. En terme de cinéma du réel, je dirais que la préfiguration correspond aux éléments que mʼoffre la réalité, autrement dit le profilmique, que la configuration correspond à la phase de tournage qui suppose à son tour une forme de scénarisation, cʼest la mise intrigue proprement dite, et que la refiguration est à lʼœuvre dans le montage. Mais avant de revenir sur les stratégies de configuration, de mise en intrigue, revenons sur la quête première du juste ! 1) Le juste, cʼest une adéquation, un ajustement au réel : la représentation se doit dʼêtre adéquate à la réalité ! Cʼest ce que lʼon appelle depuis Aristote la vérité- adéquation ou vérité-correspondance : ce que je dis de ce qui est correspond à ce 3 qui est. Cʼest une éthique de la vérité ou, pour ceux qui ont peur de ce gros mot, de la validité. 2) Cela pose la question de la responsabilité de lʼauteur. Comme le note justement Jean-Paul Colleyn, autre spécialiste français du documentaire : « Le documentaire pose de délicats problèmes de responsabilité : le réalisateur sʼautorise adopter un point de vue dʼauteur pour construire un récit avec des personnages vivants et réels. (…) Chaque réalisateur place la barre où il le juge bon, mais il ne peut échapper à ses responsabilités. » (Jean-Paul Colleyn, « Petites remarques sur les moments documentaires dʼun grand pays » in Le parti pris du document : Littérature, Photographie, Cinéma et Architecture au XXe siècle, Communications n° 71.) De fait, le réalisateur peut instrumentaliser ceux quʼil filme à son propre profit ou bien se sentir lʼobligé des personnes filmées et des spectateurs. 3) Comme le conclut Barbara Levendangeur : « Quelque soit sa motivation et ses désirs, le réalisateur ne peut échapper au lien social qui suppose à la fois équilibre, égalité et réciprocité, autrement dit la nécessité de disposer de chacun des agents mise en jeu dans des conditions équitables. » Le geste du filmeur repose donc sur le respect du filmé et du spectateur et doit faire comme si les trois postes pouvaient être interchangeables. Rappelons enfin que le film documentaire participe au débat politique et social, et quʼil a donc une mission éducative et politico-éthique incontournable. Il va donc sans dire que le documentaire a une dimension citoyenne, et participe à lʼélaboration des identités collectives, au questionnement des orientations et des positionnements économiques et politiques de son temps. Le documentaire prend ainsi une part active dans la communauté contemporaine. II. Le documentaire entre convention et expérimentation 4 1) Longtemps le terme dʼesthétique suscita une réelle méfiance de la part des réalisateurs de documentaires. John Grierson, un des grands théoriciens du documentaire — cʼest lui qui utilisera le premier le terme de documentaire à propos de Nanouk lʼesquimau de Flaherty — déclarait tout de go « il est nécessaire de se méfier de lʼesthétique » tant cette dernière devait être la stricte servante de cette quête du juste, et ne faire en aucune manière obstacle à la recherche de celui-ci. 2) Cependant la définition du juste à pris diverses formes au cours de lʼhistoire du documentaire quʼil faut recontextualiser : a) lʼidéologie rationnelle : comme le note Barbara Levendangeur, il sʼagit dʼ« une manière dʼen référer au réel en le déterminant, en lʼexpliquant qui correspond plus particulièrement au documentaire héritier du film pédagogique et dʼéducation des masses dans lequel sʼinscrit Grierson. » Le genre atteint son aporie avec le film de propagande qui dicte au spectateur ce quʼil doit comprendre. Cʼest ce quʼon appelle communément le mode dʼexposition dont les sujets commentés des informations télévisées sont les héritières. (Un des exemples les plus célèbres dans lʼhistoire du cinéma est Why We Fight ?, de Frank Capra, série réalisée pendant le Seconde Guerre mondiale — cʼest par ailleurs une merveille de montage !) b) lʼidéologie du visible : avec le développement du cinéma direct, il suffirait dʼêtre à la bonne distance, à la bonne place pour saisir la réalité telle quʼelle est. Ce mode correspond au mode dʼobservation, et son aporie est le déni de sens, de tout point de vue. Cʼest la prétendue « objectivité » de nos médias qui est ici en jeu. Il suffirait de mettre la caméra au cœur de lʼévénement pour comprendre la réalité telle quʼelle est. Dʼune part, cette position nie le fait que chaque image découle dʼun point de vue singulier, que chaque montage implique un sens précis, et fantasme sur lʼinvisibilité possible du cinéaste qui nʼest pourtant ni une caméra de surveillance, ni une mouche sur le mur ! 3) Les images ne sont pas de simples instantanés du réel. Comme le souligne Barbara Levendangeur, « le travail du documentariste est de proposer des 5 alternative au regard, de sans cesse redéfinir notre relation au réel et ses conditions de justesse. » De fait, la chercheuse conclut sa réflexion en écrivant : « la production du juste nécessite un travail formel, une esthétique à savoir un style et lʼinvention de nouveaux dispositif afin dʼobjectiver nos manières de refaire le monde et de créer de nouveaux liens avec la communauté. » Et de citer Robert Bresson, le cinéaste fétiche de la Nouvelle vague : « Créer nʼest pas déformer ou inventer des personnes et des choses. Cʼest nouer entre des personnes et des choses qui existent et telles quʼelles existent des rapports nouveaux. » (Robert Bresson, Notes sur le cinématographe, p. 22) De fait, tout au long de cette semaine, et à travers des exemples incontournables, nous avons étudié, avec des films précis : le rôle du montage, de la mise en scène (ou plutôt ici de la « mise en situation »), de la scénarisation et de la fictionnalisation du documentaire, autrement dit : nous analysons les différentes stratégies de mise en forme telle que les pratique les cinéastes du réel ! III. Quelques rappels et repères historiques : 1. uploads/s1/ conference-bacque-pdf.pdf

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  • Publié le Aoû 23, 2021
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