L'Homme Hommage à Alfred Métraux Claude Lévi-Strauss, Claude Tardits, Georges H
L'Homme Hommage à Alfred Métraux Claude Lévi-Strauss, Claude Tardits, Georges Henri Rivière, Jean Jamin, Roger Bastide Citer ce document / Cite this document : Lévi-Strauss Claude, Tardits Claude, Rivière Georges Henri, Jamin Jean, Bastide Roger. Hommage à Alfred Métraux. In: L'Homme, 1964, tome 4 n°2. pp. 5-19. http://www.persee.fr/doc/hom_0439-4216_1964_num_4_2_366639 Document généré le 16/10/2015 HOMMAGE A ALFRED MÉTRAUX Le iy juin IÇ63, pour honorer la mémoire d'Alfred Métraux, une réunion fut organisée sous la présidence de M. René Maheu, directeur général de V Unesco. Prirent notamment la parole MM. Claude Lévi-Strauss, professeur au Collège de France, Roger Bastide, professeur à la S or bonne, Georges-Henri Rivière, conservateur en chef du Musée national des Arts et Traditions populaires, Michel Leiris, maître de recherches au C.N.R.S. et Claude Tardits, secrétaire général de l'Institut d'Ethnologie. Nous reproduisons ici le texte de leurs allocutions. ALLOCUTION DE M. CLAUDE LÉVI-STRAUSS II fut dit autrefois qu'on doit laisser les morts ensevelir les morts. Des circonstances comme celles qui nous réunissent ce soir font saisir tout ce que ce précepte antique exprime d'inéluctable vérité. Car c'est moins la mort d'un autre que nous ressentons lors d'un deuil, que la disparition de lambeaux de nous- mêmes, et qu'il a emportés avec lui. Tant il est vrai que chacun de nous n'existe que comme un point dans un système de références qui se démantèle avec les ans, dans le réseau des rapports qui l'unissent aux autres et nous donne un être provisoire, déchiré par chaque rupture de ces ancres qui nous retenaient à ceux que nous perdons. Si cela est vrai de chaque disparition, combien l'est-ce davantage pour moi-même, dans le cas particulier où nous nous trouvons. Tant de hasards, au cours des vingt-cinq dernières années, ont fait converger l'une vers l'autre l'existence de Métraux et la mienne que, par moments, il semblait que ces rapprochements fussent mystérieusement orchestrés, depuis le jour déjà lointain — c'était, si je ne me trompe, tout au début de 1939, au Brésil — alors 6 HOMMAGE A ALFRED METRAUX que je revenais d'une année de séjour parmi les Indiens de l'intérieur et que lui-même m'avertissait que, pendant quelques heures, il ferait brièvement escale à Santos, et que nous pourrions faire enfin connaissance... J'étais descendu l'attendre sur le quai, et, pendant le loisir que nous offrait le chargement ou le déchargement du bateau, un taxi nous conduisit jusqu'à des plages désertes, mais qui étaient, pour nous, encore hantées par l'ombre de ces Indiens auprès de qui vécurent Jean de Léry et Hans Staden, et dont Métraux fut l'inoubliable historien. Puis, après la tourmente de la guerre et de l'occupation, au moment même où, peu après qu'il s'établissait aux États-Unis de façon durable comme membre du Bureau of American Ethnology, j'arrivai moi-même à New York, sauvé de terribles menaces, en grande partie grâce à lui ajouterai-je, ne pouvant omettre ici de rappeler le zèle qu'il déploya pour qu'une occasion me fût offerte d'échapper à l'occupant. Pendant quelques années, lui à Washington, moi à New York, nous menâmes des vies parallèles éclairées par les visites que nous nous rendions mutuellement. Mon atelier de Greenwich Village servit souvent à notre existence de collégiens montés en graine. Je lui cédais mon lit, je reprenais le sac de couchage des expéditions, et nous faisions ensemble notre cuisine. Au moment où il devenait fonctionnaire international à l'Organisation des Nations Unies, en 1946 et toujours à New York, j'entrais moi-même, à New York également, dans le service diplomatique. Quand je le quittais deux ans après pour retourner à Paris, il ne tardait pas à venir s'y installer comme fonctionnaire de l' Unesco. Et ainsi, notre intimité durait et se renforçait autour des pot-au-feu hebdomadaires qui lui rappelaient sa jeunesse, jusqu'à ce qu'enfin nos vies parussent s'associer définitivement dans cette École des Hautes Études à laquelle nous appartenions l'un et l'autre et où j'espérais mener avec lui le travail américaniste. Ce sont là des souvenirs que je m'excuse d'avoir brièvement évoqués, et qui me font considérer avec une très profonde émotion les détails de la carrière et de l'œuvre de Métraux. Comme dans sa personne, il y eut dans sa vie quelque chose de joyeux, de primesautier, d'avidement gourmand, qui frappe dès les premiers débuts. Passé maître à peine formé, ce jeune chercheur ne peut se contenter d'une seule direction, d'un seul type d'études. Tout à la fois, il rassemble dans le bouquet de ses prédilections et de ses succès l'École des Chartes, la Section des Sciences religieuses de l'École pratique des Hautes Études, et l'École des Langues orientales. De même que, au commencement de sa carrière, allaient se trouver rassemblées dans un même cursus honorum et sa Suisse natale, et l'Argentine où il fit ses premières armes, et la Suède où il rédigea ses premiers ouvrages, et la France qui lui donna sa consécration d'ethnologue. Son œuvre d'américaniste, qui est celle qui me touche de plus près, s'épanouit pareillement en gerbe, puisqu'elle se déploie tout de suite dans les directions les plus variées : l'archéologie, le dépouillement et la publication d'archives, l'ethno- HOMMAGE A ALFRED METRAUX 7 graphie de terrain. Il en est de même pour son œuvre polynésienne, qui aussi brève qu'elle ait été, n'a pu consentir à se laisser restreindre à une seule île, une seule société : autour de l'île de Pâques, elle rassemble des recherches sur l'archipel des Gambiers et, plus particulièrement, le passé de Mangareva. Et voici Métraux tourné vers l'Afrique... Pour ne parler que de l'Amérique du Sud, qui fut son amour le plus constant, quelle diversité de dons, quelle riche curiosité lui furent- elles nécessaires, pour qu'il les dirigeât, parfois presque simultanément, sur Haïti et les autres Antilles, les Guyanes, l'Amazonie, le Brésil central, le plateau andin (qu'il soit péruvien ou bolivien), le Chaco, et le Mexique ! Dans cette œuvre, plusieurs choses frappent : d'abord, une richesse d'expérience telle qu'aucun ethnologue n'en a probablement possédée de semblable. Nul n'a totalisé une pareille masse de « vécu ethnographique ». Ensuite, l'étendue de son savoir : non seulement de ce qu'il avait lui-même vu et connu, mais un savoir nourri de la masse prodigieuse des ouvrages qu'il avait lus et souvent découverts. En troisième lieu, la multiplicité des perspectives sous lesquelles il envisageait tous les problèmes. Mais, me semble-t-il, en dépit de sa diversité, il y a, dans l'œuvre de Métraux, une fidélité à certains thèmes et à certaines règles, que je tenterai brièvement de dégager. D'abord, Alfred Métraux fut l'homme qui a toujours voulu prendre l'ethnographie au sérieux, qui a inlassablement protégé notre science, et les indigènes eux-mêmes, contre les fantaisies parfois dangereuses des esthètes et des théoriciens. Ensuite, il a voulu et il a su assigner à l'ethnologie ses véritables dimensions, voir en elle une science humaine dans toute l'acception du terme, c'est-à-dire s'appuyant sur des disciplines aussi traditionnelles que la paléographie, l'archéologie, la philologie et l'histoire, et qui doit tout de même — et c'est son originalité — se revigorer constamment dans l'expérience du terrain. A tous les niveaux et sur tous les plans, il a tenu à appliquer et à nous enseigner une méthode critique rigoureuse. Si je compare deux ouvrages fort éloignés par le temps, puisque vingt-cinq années séparent leur publication — son Ile de Pâques et son récent ouvrage sur Les Incas — , je suis frappé de voir à quel point la méthode pratiquée est la même ; d'abord, s'entourer de tout l'appareil critique, de toute la masse des informations disponibles, l'analyser, la dépouiller, la discuter, la classer, l'exploiter ; ensuite vivifier tout cela par l'expérience du terrain, et ne jamais céder aux complaisances de l'imagination, trop encline aux reconstructions fantaisistes... Il y avait donc en lui, ce rare alliage d'un immense savoir théorique et d'un solide sens pratique. Nous le regardions comme le préposé à notre savoir — car nous avions constamment recours à lui pour nous instruire — mais aussi, comme une sorte de délégué à notre hygiène mentale. Pour mesurer pleinement l'étendue de la perte qui nous afflige, il faudrait sans doute concevoir quelque cataclysme s'abattant sur l'Amérique du Sud et 8 HOMMAGE A ALFRED MÉTRAUX les autres contrées exotiques, d'où résulterait la destruction des dernières populations indigènes qui subsistent encore çà et là. Mais, aux yeux de la science, une telle catastrophe serait-elle même aussi grave, par ses conséquences, que celle que sa mort a entraînée ? Tant de ces populations n'existaient presque plus que dans sa mémoire et dans son savoir ; avec lui, des tribus entières, des civilisations vénérables, s'oblitèrent et disparaissent de la surface de la terre. Nous-mêmes ressentons cette perte de façon plus directe encore, car depuis qu'il était entré dans cette École pratique des Hautes Études dont il fut d'abord élève — et qu'aurait tenu à représenter ce soir, si la maladie ne l'en avait empêché, mon collègue Fernand Braudel, président de la VIe section, qui m'a autorisé à parler aussi en son nom — nous espérions pouvoir tous ensemble, mais surtout grâce à lui, donner un nouveau départ aux études uploads/s1/ hommage-a-alfred-metraux.pdf
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- Publié le Jui 12, 2021
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