Numéro 5 Mars 2011 é c o n o m i e s d e l’ œ u v r e Traiter de la place de l’

Numéro 5 Mars 2011 é c o n o m i e s d e l’ œ u v r e Traiter de la place de l’économie dans le champ artistique conduit à la rencontre de nœuds théoriques parfois difficiles à démêler tant s’y imbriquent des domaines inextricablement liés les uns aux autres. Par exemple, s’agit-il d’observer la représentation critique d’objets identifiables en tant que symptômes d’une situation économique spécifique ? de s’intéresser aux conditions de production des œuvres ? de traiter de la situation sociale de l’artiste ? ou encore de celle des conditions d’émergence de telle ou telle œuvre, de tel ou tel mouvement au sein du marché de l’art ou du circuit institutionnel ? Si 2.0.1 ne prétend pas ici à la résolution de l’ensemble de ces questions, quelques propositions issues d’un même environnement historique, critique et théorique permettent d’éclaircir certains points, du moins sont-elles celles, volontairement localisées, qui ont servi à l’élaboration de l’orientation problématique de ce cinquième numéro. Ainsi, une première orientation peut être trouvée dans les pages introductives du texte « Allégorie et appro- priation dans l’art contemporain » 1 de Benjamin Buchloh. Dans cet article, l’auteur montre que les potentialités plastiques et significatives des collages de George Grosz, de Raoul Hausmann ou de John Heartfield au début du XXe siècle contiennent une fonction politique, celle critique et « propagandiste » induite par la réification plas- tique de la marchandise grâce aux procédés de confiscation, de superposition et de fragmentation 2. Pour traiter de cette question, prémisse à l’analyse des œuvres de Robert Rauschenberg, de Marcel Broodthaers, de Louise Lawler, de Sherrie Levine ou encore de Martha Rosler, l’historien d’art choisit de s’appuyer sur les thèses de Walter Benjamin qui, selon lui, « avan[ce] une théorie de l’allégorie et du montage basée sur la notion marxienne REMEMBER QUIET EVENINGS / Éditeur responsable : Association 2.0.1, Université Rennes 2, Place du Recteur Henri Le Moal, 35043 Rennes Cedex Revue de recherche 2.0.1 Sur l’art du XIXe au XXIe siècle Université Rennes 2, F – 35043 Rennes website : www.revue-2-0-1.net e-mail : revue.2.0.1@gmail.com O € 2.0.1 2 3 du fétichisme de la marchandise » et qui « se place du côté de l’objet et proteste contre sa réduction à l’état de marchandise en le dépréciant […] par une pratique allégorique 3 ». L’art en tant que marchandise donc et non la marchandise en tant qu’art, pour paraphraser Benjamin 4. Une orientation similaire peut par ailleurs être identifiée dans ce que Hal Foster écrit à propos de la pensée postmoderne dans son article « Pour une définition du politique dans l’art contemporain » 5 puisque le critique s’intéresse lui aussi à l’« allégorisation » plastique d’un principe inhérent aux marchandises. Parmi les différentes lectures qu’il propose du postmodernisme, on peut alors trouver cette affirmation selon laquelle la pensée postmoderne aurait permis de passer « du centrage sur les moyens de pro- duction (sur la valeur d’usage et la valeur d’échange) [à] un intérêt pour les procédés de circulation et les codes de consommation (la valeur d’échange du signe) ». Justifiant sa thèse, il précise plus loin que « l’appareil productif sous l’ère du capitalisme multinational [ayant] changé, […] l’intervention dans la consommation d’images média- tisées peut être […] plus critique […] 6 ». Si Buchloh et Foster appuient dans ces deux textes l’idée d’un art prenant en charge une critique de la société de consommation, il est possible d’ajouter les propos de Rosalind Krauss pour une circonscription plus complète de la question économique. Ainsi, dans « La logique culturelle du musée dans le capitalisme tardif » 7, l’auteure remarque l’ambivalence de certaines pratiques artistiques lors de leur insertion dans l’institution muséale et au sein du marché. Krauss énonce alors que les projets conceptuels et minimalistes, bien que se construisant initialement au sein d’une certaine opposition à la marchandisation de l’art, à son institutionnalisation ou à la technicisation de sa production, en contiennent pourtant chacun les codes à divers niveaux et, de ce fait, sont soumis à une forme d’échec, autant dans leur production que lors de leurs tentatives d’existence hors ou en marge des institutions. Krauss écrit par exemple que « [même] si le minimalisme semble avoir été conçu dans une résistance spécifique au monde tombé dans la culture de masse — avec ses images médiatiques désincarnées — et dans la restauration de l’immédiateté de l’expérience, il ouvrait toute grande la porte à la ‹ reproduction ›, à tout ce monde productiviste du capitalisme avancé 8 ». S’il s’agit ici de pensées qui d’une certaine manière renvoient à l’histoire (récente) de la critique d’art 9, de telles orientations (critiques et artistiques) peuvent continuer à caractériser la situation de l’art dans la société actuelle. En effet, si les axes d’analyse repérés permettent toujours une lecture pertinente de l’art contemporain et de son rapport à l’économie, c’est qu’ils s’intègrent à un positionnement théorique s’inscrivant au sein d’une lecture critique de la culture de masse, de la circulation et de la réification de la « marchandise » ou encore du « capitalisme avancé », notions ayant toujours leur actualité. Cependant, il est nécessaire d’observer que les pratiques contempo- raines sont ancrées au sein d’un environnement économique et institutionnel qui a évolué, impliquant de les envi- sager en regard de nouvelles problématiques. Aux constats de Buchloh, Foster et Krauss doivent en effet s’ajouter les récentes mutations économiques et sociales ainsi que les positionnements théoriques et sociologiques qui ont permis de qualifier l’« ère économique » contemporaine de « nouvel esprit du capitalisme » 10, d’« âge de l’accès » 11 ou encore de « capitalisme cognitif » 12. Dépassant la simple définition des conditions de la production artistique, c’est un constat plus large qui apparaît, celui d’une société dont l’économie est aujourd’hui basée sur la circulation de l’information ainsi que sur la commercialisation et la spéculation sur des données immatérielles. Deux exemples de prise en charge artistique de ces questions nous paraissent significatifs tant par leur propos que par leur manifestation publique 13. Le 5 mars 2005, Ben Kinmont installe devant le Louvre un van dans lequel est placée une photocopieuse. Il distribue alors gratuitement une publication contenant des documents sur le travail de Christopher D’Arcangelo dont il définit l’œuvre comme régie par « l’idée […] d’intégrer la nécessité de gagner sa vie à une pratique artistique qui se développerait en dehors des institutions artistiques. […] une activité avec une valeur fonctionnelle qui ne doive pas nécessairement être comprise comme de l’art. 14 » Cette définition de l’œuvre de D’Arcangelo jointe au dispositif et à la localisation de l’intervention de Ben Kinmont conduit à une forme historique de critique institutionnelle 15. Toutefois, pour la problématique qui nous concerne, ce qui nous semble plus précisément devoir être relevé est d’une part la jonction de cet « héritage » à un mode de production et de distribution éditorial autonome déjouant les codes de circulation de l’information et du commentaire artistique, tout comme à une interaction sociale produite par le principe même de distribution, et enfin à une intervention au sein d’un lieu de conservation de l’histoire artistique par la diffusion libre d’informations sur l’œuvre radicale d’un artiste quelque peu oublié. Plus récemment, de juin à juillet 2010, les artistes Goldin+Senneby ont présenté à la une exposition autour des questions posées par la revue fondée par Georges Bataille. Alliant société secrète et société offshore, enquête policière et analyse historique des conditions économiques ayant permis la naissance de ces lieux de circulation monétaire, les deux artistes ont proposé une nouvelle occurrence de leur projet Headless initié en 2007. Au-delà des questions purement financières fondant une part de leurs productions artis- tiques 16, Headless est régie par le principe de post-production et se présente comme une œuvre construite dans le temps. La plupart des occurrences du projet étaient « sous-traitées » à divers acteurs : de l’écriture épisodique d’un roman policier par un spécialiste du genre, aux conférences sur l’histoire de l’économie par un universitaire, en passant par la location d’un espace de présentation dans le quartier de la Défense pour l’annonce de l’exposition. Chaque manifestation de Headless constitue une étape alimentant une fiction et une théorisation de la circulation monétaire et de l’imaginaire économique. C’est cet écart entre les œuvres de Heartfield ou de Hausmann, les productions conceptuelles et mini- malistes, et les œuvres de Goldin+Senneby, de D’Arcangelo et de Ben Kinmont que nous souhaitons interroger, d’une manière certes historique pour certaines des études ici publiées, mais aussi contemporaine pour d’autres. Plus généralement, c’est le décalage entre une forme d’héritage critique au constat abrupt sur les avant-gardes des années 1960-1970 et les questions posées par ces travaux contemporains qui devraient pouvoir être précisés. De la sorte, c’est la notion d’économie dans son sens le plus large qui apparaît, tout autant que l’instabilité constante des définitions qu’on peut lui attribuer. Pour cela, les textes présentés tracent un ensemble de positionnements face à un environnement politique et économique qui nécessite de prendre en charge des questions formelles, uploads/s3/ 201-n5-web.pdf

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